Nos modèles économiques sont-ils compatibles avec les aspirations écologiques et politiques actuelles d’une profession portant au corps l’intérêt général et l’habitabilité du monde ? Chronique d’EVA.
« L’architecture n’est plus un objet passif considéré dans son achèvement, elle est le lieu et le temps de nos habitats en suspens ». Les Entretiens d’EVA ont analysé une thématique, brûlante d’actualité : une seule terre, que deviennent les projets d’habitat ? Marc-Antoine Durand, coordinateur du cycle, rend compte de ces échanges.*
CHRONIQUE 03_Décence et économie
L’architecture organise le partage des espaces de la communauté. C’est la dimension civique de la discipline, sa fondation politique. Alors que ses pratiques s’hétéronomisent, nous avons, dans le cadre des entretiens d’EVA, tenu à questionner le devenir autonome de ses objets (édifices, lieux de vie, milieux) du point de vue écologique, et à inscrire ce questionnement dans une réflexion plus large sur l’économie et les conceptions que nous en avons, ou que l’on pourrait en avoir. À ce titre, en octobre 2023, Jérôme Maucourant et Geneviève Azam* étaient invités à en débattre.
Jérôme Maucourant sur l’ambiguïté du mot économie. « Il y a des définitions un peu longues, tarabiscotées mais, pour dire simplement ce qu’est l’économie avec quelqu’un qui n’est pas un économiste, je veux citer Joseph Stiglitz – qui n’est pas le plus dur des économistes libéraux mais plutôt un économiste de la gauche libérale – qui la définit comme la science des choix. C’est assez simple comme affaire ; il y a une vieille tradition là-dessus, les économistes radicalement libéraux parlaient de praxéologie. Mais si l’économie est une science de l’agir humain, cela peut poser quelques problèmes parce qu’au fond qu’est-ce qui, dans notre comportement, n’implique pas des choix, et donc ne serait pas économique ? Nous sommes tous des homoéconomicus, qu’on le veuille ou non », dit-il.
Cette première définition d’une économie dite formelle, purement utilitariste, place l’individu et sa liberté d’agir au centre. L’économiste Karl Polanyi (1886-1964) développe, lui, une autre définition, celle « d’une économie substantive ou matérielle ». Il explique en une phrase essentielle que « la coutume et la tradition peuvent éliminer en principe le choix ». Autrement dit, les choix ne sont pas toujours possibles. Pour parler comme George Orwell (1903-1950), ils ne sont pas toujours décents en quelque sorte. Dans la société de marché, des choix deviennent possibles qui dans d’autres fractions de l’humanité semblent complètement indécents. Et distinguer ce qui est décent de ce qui ne l’est pas est une question de civilisation.
Contre David Hume (1711-1776), philosophe, économiste et historien écossais ayant produit une véritable morale de l’intérêt, en partie substrat philosophique de l’économie libérale, le travail du philosophe Jean-Claude Michéa est très important. Selon lui, l’économie est le terreau de la solidarité humaine qui s’enracine dans les réseaux de réciprocité de dons et de contre-dons. On voit bien l’empreinte du travail du sociologue Marcel Mauss (1872-1950). Contre le choix rationnel dont parlent les économistes, plutôt peut-être parler de choix raisonnable. Qu’est-ce que l’économie de ce point de vue-là ? « C’est un processus institué qui vise à satisfaire les besoins humains, et en réalité les premiers économistes libéraux, comme Marx, avaient une conception de l’économie qui était matérielle, substantive », explique-t-il.
Cette distinction est éclairante à une époque où le tout économique libéral nous enferme dans un monde sans alternative, nous empêche de penser le dépassement d’un modèle productif périmé, et se refuse à passer de la Terre « dont on vit » à la Terre « où l’on vit »**. Il est pourtant nécessaire de rappeler que tout n’est pas marchandise et qu’il y a d’autres régulations que celle du marché.
Cette conception d’une économie non-utilitariste, qui tranche singulièrement avec nos modèles, est celle portée par l’économiste altermondialiste Geneviève Azam qui propose de « réfléchir à ce que pourraient être une société et une économie de subsistance. C’est-à-dire une société et une économie qui seraient fondées sur l’autonomie matérielle et l’autonomie politique. Il s’agirait d’une réappropriation de nos vies et de notre quotidien ! ».
De poursuivre : « L’économie formelle s’est construite en se libérant de toute morale. Polanyi prônait lui une économie morale au sens d’une économie décente. Quel est le sens de la décence ? Si je reprends les termes du philosophe André Gorz (1923-2007), ce serait une économie dans laquelle pourrait être définie collectivement la norme du suffisant. Oui, une définition collective de ce qui est suffisant (…).
Dans une économie morale, les besoins ne sont pas pensés comme illimités. Il y a une norme du suffisant, il y a une norme de la décence, il y a une éthique, c’est ce que disait l’historien anglais Edward Palmer Thompson (1924-1993) qui, à partir d’un travail sur les communautés paysannes et les communautés ouvrières, parlait d’une éthique de la subsistance. C’est le premier point.
Le deuxième point : une économie qui reconnaît la continuité entre les humains et les autres qu’humains, c’est-à-dire une économie qui met au centre l’idée de dépendance par rapport à des milieux. (…) C’est aussi déconstruire l’idée de projet, au sens d’un projet humain qui pourrait être pensé indépendamment des conditions matérielles dans lesquelles il peut être exécuté.
Pour la philosophe Simone Weil (1909-1943), c’est une limite aussi de la tradition marxiste. Elle reprochait à Marx de ne pas avoir été matérialiste, ou de ne pas avoir poussé son matérialisme jusqu’au bout parce que précisément il n’a pas vu, ou n’a pas voulu entendre, que le développement des forces productives ne peut pas être illimité dans la mesure où il dépend des conditions matérielles de la Terre. Ce point est absent de toute sa théorie de l’économie. La reconnaissance de la dépendance, c’est ce qui fait la matérialité de l’économie. Dépendre de cette nécessité est une condition de la liberté car cela rend possible de retrouver une autonomie matérielle ».
L’équité est l’illusion du partage d’un monde en commun. Bruno Latour achevait : « il n’y a pas de monde commun. Il n’y en a jamais eu. Le pluralisme est avec nous pour toujours ».*** La dimension politique de l’architecture s’exprime par sa capacité à projeter des mondes dans la dispersion de nos territoires fragmentés. The Inland Island était le beau titre d’un livre de Josephine Winslow Johnson (1910-1990), il racontait le quotidien immuable et cyclique d’une ferme américaine dans un pays gagné par la mécanisation et une époque de grand changement. C’est de cela même dont il s’agit. L’autonomie est affaire de résistance et de communauté. Elle est collective – c’est une co-autonomie qui se construit autour de communs, qu’il s’agisse de ressources, de lieux, de pratiques ou de principes politiques. L’autonomie et le commun sont nécessairement reliés par une dynamique d’auto-institution du social et du politique. En cela, l’aspiration à l’autonomie ne traduit pas une volonté d’isolement mais, au contraire, un recentrement autour de ce qui fait communauté, autour de ce qui est propre à une communauté, autour aussi de ce qui fait sens.
De la décence et du sens, l’économie et sa définition perdue…
Marc-Antoine Durand
Coordinateur du cycle
** Selon la distinction faite par Bruno Latour
*** Latour Bruno, « Il n’y a pas de monde commun : il faut le composer », in Multitudes 2011/2 pp.39-41
Lire aussi :
– Décrire nos héritages et nos habitats en suspens
– Le vivant : de la ventriloquie à la processualité
*Le Conseil Scientifique du Pôle de formation Eva-aDIG a organisé en 2023, en partenariat avec Chroniques d’Architecture, un cycle de conférences et d’échanges autour de la thématique du devenir des projets d’habitats à l’heure de la crise écologique. En réunissant des chercheurs parmi les plus renommés, sous le marrainage de la philosophe Catherine Larrère, il s’agissait de questionner et de rendre publiques les questions de fond qui travaillent la profession, et d’ouvrir la voie à de nouveaux champs de questionnement prospectif.
Jérôme Maucourant, économiste, historien de l’économie, professeur HDR à l’université de Saint-Etienne, membre du laboratoire Triangle de l’ENS Lyon, spécialiste de Karl Polanyi.
Geneviève Azam, économiste, maître de conférence en économie et chercheuse à l’Université de Toulouse Jean Jaurès. Militante écologiste et altermondialiste au sein de l’organisation ATTAC France.
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