Les chiffres de la fréquentation après un an d’existence sont tombés pour la Cité du Vin à Bordeaux. L’édifice, au même titre que la Philharmonie de Paris ou que le Musée des Confluences à Lyon, enregistre des taux d’affluence record. Quand bien même ils eurent reçu un accueil architecturalement bien froid et sceptique, ces bâtiments semblent se jouer de l’avis des architectes. Alors le «c’est beau, c’est moche», snobisme d’architecte ?
Un journaliste pourrait, sans doute, tenter l’expérience du micro-trottoir sur le parvis des écoles d’architecture comme à la sortie des agences. Globalement, les nouvelles constructions culturelles, souvent des signaux rappelant l’ambition des équipes élues, font rarement l’unanimité, sinon le plus souvent contre les architectes qui les ont conçues. Jean Nouvel est un habitué des critiques professionnelles et grand public, même si ces dernières années, Jakob et MacFarlane (La Cité de la Mode et du Design à Paris), X-Tu architects (La Cité du Vin à Bordeaux), Coop Himmelb(l)au (Musée des Confluences à Lyon), parmi d’autres, en sont eux aussi pour leur frais.
Evidemment, quand le nouveau venu dans le paysage urbain porte en lui gravé la signature de l’inclassable Franck Gerhy (La Fondation Vuitton à Boulogne-Billancourt), de la pragmatique agence LIN (Cité du design de Saint-Etienne) du Pritzker Shigeru Ban (La Seine Musicale sur l’île Seguin), ou de la nouvelle coqueluche norvégienne Snøhetta à Lascaux, la pilule semble passer un peu mieux l’estomac des critiques.
La caution internationale aiderait-elle un peu ? Si Renzo Piano a gagné ses galons d’architecte visionnaire, avant de pouvoir insérer brillamment un mollusque métallique derrière une façade signée Rodin, dans la cour d’un ancien hôtel particulier parisien (La Fondation Pathé à Paris), il lui avait auparavant fallu recevoir quelques uppercuts au moment de l’inauguration de Beaubourg.
Pourtant, un rapide coup d’œil aux chiffres annuels de la fréquentation de ces institutions permet de douter de l’objectivité du jugement des architectes. Après un an, la cité du Vin de Bordeaux a accueilli 425 000 visiteurs, tandis que les concerts et les expositions de la Philharmonie de Paris, que certains se font encore un sport de détester, font carton plein, 1 203 056 visiteurs sur la première année. Quant au musée des Confluences lyonnais, il enregistrait son millionième visiteur après seulement 14 mois d’ouverture au public.
Et si le micro-trottoir se déplaçait, pour changer, du côté de l’usager, il y aurait fort à parier que le public, visiteur ou touriste, quel qu’il soit, aurait aussi une opinion, au moins celle qu’il aura lue en dernier dans le journal. Il aime, il déteste mais, quel que soit son avis, il fréquente l’engin, au moins par curiosité, au mieux parce qu’il est sensible à son architecture.
La publicité, même négative, reste de la publicité. Apparemment, elle suscite bien de l’intérêt pour des édifices parfois spectaculaires pour celui qui ne sait pas toujours planter un clou. Et dans chacune de ces constructions, un spectacle intitulé ‘L’effet Bilbao’. Les villes comptent sur l’appétit exponentiel du public pour la culture et l’architecture de musées qu’il est de bon d’avoir visité. Contrairement à la rumeur, Internet contribue même à susciter l’intérêt du profane pour la chose architecturale. Le tourisme architectural est bien en marche. Bonne nouvelle sans doute…
Avec le temps, les opinions évoluent. La pyramide du Louvre n’a pas toujours été l’objet d’élogieuses remarques, comme l’opéra Bastille, son contemporain dans les travaux mitterrandiens, pourtant lui aussi plein à craquer à chaque représentation. Sans parler de l’affluence lors des journées du patrimoine. Dit autrement, pour le grand public, ça a l’air d’aller et l’architecture contemporaine semble ainsi mériter la place urbaine prépondérante qu’il lui accorde.
D’ailleurs, à propos de l’ouvrage de Carlos Ott inauguré en 1989, le langage des hommes de l’art témoigne aussi d’un glissement sémantique : de «laid», «ringard», «inapproprié» et autres appréciations esthétiques, nous sommes passés dans les dîners en ville à «c’est surtout mal construit, ça coûte trop cher, ce n’est pas la faute de l’architecte mais c’est celle de l’entreprise, etc.»… Soupçon de snobisme ?
Ce n’est pas Renzo Piano qui contredira la malédiction. Il a été tant raillé après l’inauguration de «Notre-Dame-de-la-Tuyauterie» qu’il est inversement vénéré aujourd’hui pour ce que d’aucun considère comme un modèle muséal. Allons bon ! Et que dire du désormais Musée du Quai Branly-Jacques Chirac, qui a crânement franchi la barre des 14 millions de visiteurs le jour de son 10ème anniversaire, alors qu’à ses débuts, une scénographie dans le noir avait suscité bien des atermoiements. Incroyable aujourd’hui le nombre d’expositions et de présentations muséographiques dans laquelle la lumière est tamisée.
Les critiques des professionnels ont tendance à porter sur l’esthétisme général. L’avis est subjectif et tombe souvent comme une guillotine. A contrario, l’usager lui s’emballe pour «une architecture fabuleuse dans le merveilleux écrin du bois de Boulogne» à propos de la Fondation Vuitton, d’une «architecture digne des films de SF» à propos de Confluences. Il ne connaît peut-être pas le nom de l’architecte mais témoigne de son intérêt sur les réseaux sociaux. L’architecture ne doit-elle pas d’abord être construite au profit de l’usager ? Si c’est le cas, pourquoi l’avis du visiteur est-il si peu pris en compte ? C’est ainsi que Brigitte Métra a livré dans la plus grande indifférence professionnelle une des salles symphoniques les plus performantes du monde. Pourtant, au bout d’un an d’ouverture au public, la salle se targuait d’un taux de remplissage de 97 % avec 539 722 personnes qui avaient assisté à un concert payant.
Parfois néanmoins, ça ne prend pas. En témoigne le long périple vers les enfers de la Cité de l’Océan de Biarritz, œuvre de Steven Holl, et qui semble bien avoir du mal à rencontrer son public. Et puis, bon, il y a aussi ceux qui s’en fichent de toute façon. C’est ainsi qu’un soir d’avril dernier, au détour du périphérique, un chauffeur de taxi parisien avouait n’avoir même jamais remarqué le bâtiment de Jean Nouvel pourtant «si bavard» selon certains architectes.
Léa Muller