
Erreurs, approximations et assertions pullulent dans les publications les plus sérieuses et les plus officielles concernant Notre-Dame de Paris. Rares sont les parties de la cathédrale racontées avec justesse. Les lacunes dans les archives n’en sont pas toujours la cause, l’histoire des beffrois en témoigne.
Il est dans les églises des charpentes horizontales – la forêt de Notre-Dame de Paris, longue d’une centaine de mètres, étant sans conteste la plus célèbre de toutes – et d’autres verticales, appelées beffrois, qui se trouvent dans les tours. Ces ouvrages, généralement en bois de chêne, sont destinés à soutenir les cloches ; ils reposent sur des retraits ménagés à cet effet dans la maçonnerie et s’élèvent en s’étroitisant pour que leurs mouvements imprimés par le balancement du carillon n’ébranlent pas les murs. Dans le tome 2 de son Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle, paru en 1854, Viollet-le-Duc nous en donne une illustration précédée de ce commentaire : « Les incendies, le défaut d’entretien, de maladroites réparations ont détruit ou altéré les beffrois que les XIIIe, XIVe et XVe siècles avaient élevés ; ce que nous donnons ici ne peut être que le résultat de quelques observations faites sur des débris informes aujourd’hui. Toutefois ces observations nous ont permis de reconstituer un énorme beffroi d’après ces données, celui de la tour sud de la cathédrale de Paris ».
Ce beffroi monumental de près de 25 mètres de hauteur, Viollet-le-Duc venait alors de le reconstruire ; il remplaçait celui du XVIIe siècle, époque honnie par l’architecte qui reproche aux charpentiers de ce temps-là d’avoir perdu le savoir-faire de leurs devanciers du Moyen Âge. Comme à son habitude, après moult explications d’ordre technique et force dessins voulant prouver ses dires, le grand restaurateur de Notre-Dame conclut : « Ces perfectionnements apportés successivement par les charpentiers habiles du XVe siècle furent oubliés un siècle plus tard, et les beffrois, en grand nombre, qui datent du XVIIe siècle, sont, malgré l’équarrissage démesuré du bois, de pauvres charpentes fort mal combinées, mal exécutées, et qui s’affaissent sous leur propre poids ».
Voilà apparemment pourquoi les beffrois de Notre-Dame de Paris ont été « reconstitués » – autrement dit, entièrement reconstruits. Bien que ces informations tirées du Dictionnaire raisonné soient accessibles en ligne, il n’est pas rare de lire encore dans la presse que la célèbre cathédrale conserve dans ses deux tours des charpentes médiévales, en tout ou partie, épargnées par l’incendie de 2019. Le 3 mai 2025, Le Figaro Magazine publiait un article intitulé À Notre-Dame de Paris, un nouvel escalier à double révolution unique au monde dans lequel il est écrit : « Une fois arrivé devant l’entrée de la tour Sud, on débouche sur les premières marches de l’escalier à double révolution qui conduira désormais le public vers les cloches du beffroi et la charpente médiévale restaurée ». Depuis le fatidique incendie du 15 avril 2019, il n’y a hélas plus de charpente médiévale à Notre-Dame de Paris, plus une poutre, répétons-le. Cela dit, n’en voulons pas aux journalistes qui croient puiser des renseignements fiables auprès de spécialistes qui font autorité.

Le livre de référence Notre-Dame de Paris – La science à l’œuvre, co-publié en 2022 par la maison d’édition Le Cherche midi, le CNRS et le ministère de la Culture, nous apprend par exemple, p. 76, que nous devons à Viollet-le-Duc « la reconstruction des transepts, de la flèche et d’une partie des beffrois ». Pour illustrer le propos, une photographie de celui de la tour nord occupe l’entière p. 77 avec pour légende : « La charpente de Notre-Dame (ici le beffroi de la tour nord) est parmi les plus anciennes charpentes de Paris. Seuls la charpente de Saint-Pierre de Montmartre (1147) et quelques éléments de Saint-Germain-des-Prés (1160-1170) la devancent ».
Or, le ministère de la Culture publie ceci sur son site officiel :* « Les beffrois actuels des tours Nord et Sud ont été réalisés par Jean-Baptiste Lassus et Eugène Viollet-le-Duc, vraisemblablement entre 1489 et 1856 (sic), afin de remplacer les anciens beffrois alors en place dans les tours du fait de leur médiocre conception et de leur état de conservation. Le beffroi de la tour Sud a été construit en premier, suivi, quatre années après, par celui de la tour Nord ». Donc ici ce n’est plus une partie des beffrois qui a été refaite par Lassus et Viollet-le-Duc mais bien la totalité. Allez comprendre quelque chose à tout cela ! Une inversion de chiffres dans une date sur un site aussi sérieux peut causer un éclat de rire chez certains mais perturber beaucoup d’autres qui n’auront pas pensé qu’il fallait comprendre entre « 1849 et 1856 ».
L’emploi de l’adverbe « vraisemblablement » à de quoi déconcerter aussi quand plus loin il est écrit : « Le beffroi de la tour Sud a été construit en premier, suivi, quatre années après, par celui de la tour Nord ». Peut-on affirmer cela en ignorant l’année de construction de l’un comme de l’autre ? De la cathédrale la plus célèbre et la plus visitée du monde, le ministère de la Culture ne peut-il nous donner clairement la date exacte de la construction de l’actuel beffroi de la tour sud, et par la même occasion de celui de la tour nord ?
Il suffit pourtant de se référer au Journal des travaux de Notre-Dame de Paris, tenu presque quotidiennement par les inspecteurs successifs du chantier entre 1844 et 1865 pour avoir la réponse, aussi laconique soit-elle. Nous y apprenons en date du 3 novembre 1849 : « On descend les bois du beffroi de la tour sud ». Quelque sept mois plus tard, au 4 juin 1850, nous lisons : « Commencement du levage du beffroi ». Voilà pour l’un. Pour l’autre, le Journal des travaux est encore moins disert mais il signale en date du 15 mars 1855 : « Continuation de la descente des bois de la couverture de la tour nord » et au 29 septembre 1855 : « On s’occupe de monter les fers du comble de la tour nord ». Du fer à la place de bois pour la couverture de tours datant du XIIIe siècle ? Comme c’est curieux de la part d’architectes qui avaient récusé tout geste moderne dans leur projet de restauration !
Il est vrai cependant qu’une dizaine d’années plus tard Viollet-le-Duc écrirait au chapitre Restauration du tome 8 de son Dictionnaire raisonné : « Qu’ayant à refaire à neuf le comble d’un édifice, l’architecte repousse la construction en fer, parce que les maîtres du moyen âge n’ont pas fait de charpentes de fer, c’est un tort, à notre avis, puisqu’il éviterait ainsi les terribles chances d’incendie qui ont tant de fois été fatales à nos monuments anciens ». L’architecte aurait-il suivi au sommet des tours de Notre-Dame le bon conseil qu’il donne à tous ceux qui se réclament de lui et qui n’ont de cesse de rappeler son génie ?
En juin 1856, l’archevêque de Paris bénissait sur le parvis quatre cloches qui devaient être montées dans le beffroi nord tout neuf ; de médiocre qualité, elles furent remplacées en 2013 par huit autres tandis que dans le beffroi sud était adjoint le petit bourdon Marie au monumental Emmanuel, la seule cloche épargnée par la Révolution. Le carillon de Notre-Dame de Paris recouvrait ainsi sa belle et puissante voix qui faisait sa réputation à la fin de l’Ancien Régime. Régis Singer, l’expert pour le patrimoine campanaire auprès du ministère de la Culture, n’est pas étranger à cette résurrection mais, en tant que seul contributeur sur le site officiel au sujet des cloches et des beffrois de Notre-Dame, il délivre des informations qui sonnent faux quand il déclare que ces derniers ont été reconstruits au XIXe siècle « afin de remplacer les anciens beffrois alors en place dans les tours du fait de leur médiocre conception et de leur état de conservation ». C’est à croire que notre expert n’a pour référence que le seul Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle de Viollet-le-Duc.
Quelques décennies avant la sortie de cette œuvre célèbre, Antoine Pierre Marie Gilbert, grand sonneur en titre de Notre‑Dame de Paris et archéologue de surcroît, publiait en 1821 la seconde édition revue et augmentée de sa Description historique de la basilique métropolitaine de Paris où nous lisons à la p. 148 :
« La charpente du beffroi de la tour mérite l’attention des gens de l’art et des connaisseurs pour sa belle construction (2) ; la hauteur totale du beffroi est de quatre-vingt-six pieds ».
Et la note (2) de préciser en bas de page : « Le choix que l’Académie des sciences a fait de ce beffroi, pour être offert comme modèle, dans le Dictionnaire encyclopédique des arts et métiers, article de la Fonte des cloches, justifie l’excellence de sa construction, et l’estime qu’on en a faite jusqu’à présent ».
Donnons ici, auprès d’une photographie du bourdon Emmanuel, ce beffroi modèle qui se trouve dans la planche 12 du troisième volume de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert paru au milieu du XVIIIe siècle :

Et donnons aussi par la même occasion ce savoureux petit paragraphe trouvé dans le long et instructif article qui va avec : « Le béfroi dans lequel on place les cloches, est une cage de charpente, de figure pyramidale quarrée & tronquée, ou un peu plus étroite à sa partie supérieure qu’à sa base, & placée dans l’intérieur de la tour : on l’a faite plus étroite par en-haut, afin qu’elle ne touchât point les parois de la tour, & qu’elle cédât à l’action de la cloche, quand on l’a mise à volée ».
En effet, nous voyons ici aussi, grâce à cette vue en coupe du beffroi sud de Notre-Dame de Paris, qu’une pareille charpente ne pouvait en aucun cas être ancrée dans les murs de la tour qui l’abrite, qui plus est quand s’y trouvait les deux plus grosses cloches de la cathédrale, dont l’actuel bourdon Emmanuel pesant quelque 13 tonnes, refondu une dernière fois en 1686 avec en partie le bronze de l’ancien bourdon Jacqueline du XVe siècle qui pesait presque deux fois moins.
Voilà d’ailleurs certainement pourquoi un nouveau beffroi avait été édifié au XVIIe siècle. Mais M. Singer ne voit pas cette gravure de l’Encyclopédie avec les yeux de tout le monde. Il a beau l’avoir publiée dans l’ouvrage de référence Notre-Dame de Paris – La grâce d’une cathédrale, p. 203, il écrit presque en dessous en fin de page et à la suivante à propos du bourdon Emmanuel : « Depuis de longues années cependant, on évitait de le sonner à toute volée, son beffroi vermoulu et adhérant à la tour menaçait de l’entraîner dans sa chute, par l’ébranlement qu’il causait à tout l’édifice ». Une tour sud qui après des siècles de sonneries à toute volée n’a pas bougé d’un iota puisque le beffroi a toujours été indépendant de la maçonnerie. Comment aurait-il pu y adhérer ? C’est à croire que l’école de Viollet-le-Duc fait toujours des adeptes qui suivent sa pensée aveuglément.
Dans son Dictionnaire raisonné, l’architecte restaurateur de Notre-Dame de Paris ne dit pas que le beffroi sud était « vermoulu » puisque personne ne l’avait constaté. Il fallait donc lui chercher d’autres tares pour l’éliminer, et Viollet-le-Duc a su les trouver comme nous l’avons vu. Où sont les archives qui indiquent que le beffroi du XVIIe siècle était « vermoulu » ? Cette assertion provient-elle d’une simpliste déduction pour expliquer en un mot la reconstruction de cette charpente par Lassus et Viollet-le-Duc ?
Il est une chose bien certaine aujourd’hui qui est désormais inscrite dans les annales : le beffroi sud a fait l’objet d’une reprise à sa base pour cause de « pathologies invisibles à l’œil nu découvertes en 2024 » comme l’a précisé à l’AFP l’établissement public chargé du chantier de restauration de la cathédrale. Ainsi, un beffroi se répare ponctuellement, et il est à déplorer qu’au XIXe siècle les vieilles charpentes de nos cathédrales aient été malmenées, voire tout bonnement éliminées par intérêt ou par excès de zèle, ou les deux à la fois. Quant au beffroi nord de Notre-Dame, le plus atteint par l’incendie, il a fait l’objet d’une réparation par greffes seulement aux endroits où les poutres ont été le plus profondément brûlées.
Lassus et Viollet-le-Duc aurait pu agir de même sur les deux beffrois du XVIIe siècle parce que le feu y avait été mis par des insurgés le 4 janvier 1832 afin de signaler aux casernes et jusqu’aux plus lointains faubourgs l’heure d’un soulèvement populaire contre le roi Louis-Philippe. Qui connaît aujourd’hui l’histoire rocambolesque de ce qui a été appelé en son temps Le complot des Tours de Notre-Dame ? Qui sait qu’à cette occasion les flammes avaient commencé à dévorer le toit de la tour sud ? Voilà qui explique pourquoi son comble est aujourd’hui en fer comme celui de la tour nord. Nous devons au grand sonneur Gilbert d’avoir empêché au péril de sa vie que les beffrois ne s’embrasent et n’entraînent un incendie général de la cathédrale. Les dégâts furent apparemment trop minimes pour faire de lui un grand homme.
Philippe Machicote
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* Lire Les tours Nord et Sud et leurs beffrois (ministère de la Culture, publication non datée)