La porte s’ouvre et une bouffée d’air humide, mélangée à l’odeur insupportable de moquette moisie s’engouffre dans vos narines bouchées par la pression atmosphérique subie. Chronique du Mékong.
Les avions d’Europe arrivent toujours au petit matin, le soleil levant et ses rayons dorés transpercent les couloirs mobiles des pontons d’accès métallique depuis le tarmac de Saïgon.
Touchant le sol dur et angulaire de l’aéroport, le visiteur est d’abord frappé par la variation de couleurs gris vairons partout. Du carrelage à la peinture, aux stratifiés des portes des toilettes, tout est dans un gris sale unifié d’une teinte neutre indéfinissable. Ce gris universel qui tapisse les lieux publics, ce gris usé qui résiste parfaitement aux climats tropicaux et aux salissures.
Dans un pays saturé d’eau à 85 %, ceux qui construisent savent et choisissent des teintes et des matériaux qui se patinent facilement avec les boules de crasse qui se mélangent à la vapeur d’humidité.
Depuis les fenêtres des couloirs de l’aéroport, on perçoit les étroits patios verticaux du large aéroport ; ils signalent une végétation tropicale luxuriante. Le vert tendre saturé de couleur contraste avec le gris de l’aéroport et des pistes bétonnées, rayées par le caoutchouc noir des pneus.
Vous sortez et la chaleur humide ralentit votre démarche, votre cerveau traque le moindre souffle d’air et vous comprenez vite l’utilité des milliers de ventilateurs disposés partout. (Le ventilateur est désigné en France par les AMO environnement par « brasseur d’air adiabatique »)
Une fois les portails de l’aéroport passés, la rencontre avec la circulation motorisée est surprenante, des milliers de mobylettes s’élancent ensemble sur le bitume.
Sous vos yeux défile l’effervescence de milliers de personnes en deux-roues crachant un nuage d’un bleu singulier et inquiétant.
Ces déplacements sont comme les glissements des cellules d’un organisme en mouvement perpétuel.
L’absence de métro ou de transport en commun explique l’encombrement des rues.
Je regarde les bâtiments qui s’enchâssent et je pense à l’architecte Frédérique Borel, tant le foisonnement plastique de ses architectures se retrouve ici. L’effort formel est partout !
Des traces d’architectures modernes d’une période glorieuse de la ville se retrouvent à chaque carrefour, ses constructions d’un temps héroïque transformées par les habitants et usées par le climat.
La ville s’enfonce comme engloutie sous une multitude de signes communs, de panneaux publicitaires analogues qui recouvrent sans ménagement toutes les façades et les ouvertures des appartements. Vous comprenez que la rue est alors un immense supermarché à ciel ouvert et que les façades des bâtiments en sont les affiches publicitaires.
À un moment la rue tourne et le taxi chaloupe.
La végétation devient plus épaisse et votre cerveau d’arpenteur vous indique que la route emprunte un lit de rivière, la géographie resurgit subtilement…
Avec le temps et le manque de place, les arroyos sinueux sont comblés, remplacés par des rues ondulantes.
La courbure géographique souple et sinueuse de la rivière est restée. L’humidité du sol transpire, suinte d’une végétation abondante.
Dans la géométrie angulaire et perpendiculaire de la ville planifiée, ces lignes sinueuses dessinent de riches accidents urbains.
Le taxi emprunte ensuite de grandes saignées urbaines dégagées, vous retrouvez l’horizon depuis le point culminant des autoponts routiers qui vous situent enfin dans le paysage mais le soleil déjà vertical n’aide plus à s’orienter…
Les silhouettes d’immeubles de grande hauteur vous repèrent, la ville est étonnamment blanche.
Vous longez la rivière Saïgon, le sable beige aux reflets laiton révèle le long travail d’érosion des paysages traversés par le fleuve en amont.
Ce riche substrat ocré du sous-sol est l’inestimable richesse agricole de la région.
La ville doit son existence aux Khmers qui vivaient ici avant que les Viets, attirés par le fertile delta du Mékong ne s’y installent au XIIe siècle, elle deviendra Saïgon à la création de la Cochinchine par les Français en 1859.
Capitale économique du Vietnam, Hồ Chí Minh-Ville est une cité frénétique, entreprenante et frondeuse, commerçante, méridionale et tropicale. Posée dans la boucle d’une rivière nonchalante, au cœur d’une plaine basse et humide d’un vert éclatant, Hồ Chí Minh-Ville, que tout le monde continue d’appeler Saïgon, a connu un siècle d’influence française, deux longues guerres avant l’indépendance du Vietnam en 1975.
Son dynamisme économique et son niveau de vie y sont supérieurs au reste du Vietnam. Saïgon est une jeune ville de 300 ans, idéalement placée au cœur de l’Asie du Sud-Est, « perle de l’Asie » son rayonnement s’intensifie.
Ville cosmopolite, ville carrefour, mélange de peuples, la ville se construit de métissages, cela lui confère comme New York et d’autres grandes métropoles une supériorité sur les autres villes.
Saïgon ressemble à un corps avec mille ramifications de rues qui l’irriguent de motocyclettes vibrantes. Le rythme de la ville et le souffle bruyant de l’animation enflent tout le long de la journée, atteignant son paroxysme au coucher du soleil, puis s’essoufflent seulement quelques heures au milieu de la nuit.
Le bruit y est permanent, vrombissements de mobylettes, klaxons, énergie débordante des bars et des restaurants. Les commerces baignés de musique sont ouverts jour et nuit et leur vitalité inonde la rue de mille sons et de multiples lumières.
L’odeur d’huile des millions de moteurs deux-temps s’estompe seulement quand il pleut, ou quand les odeurs de grillades des restaurants emplissent l’espace de la rue.
Dans les rues, la dimension des grands arbres d’alignement aux ombres magnifiques tamise de lumière les rues asphaltées.
Pour autant, des éléments inquiétants menacent.
L’architecture récente n’est qu’une pâle copie de styles internationaux variés. Les traces furtives d’une architecture coloniale phagocytée par les extensions et nouvelles constructions sont rares et enfouies.
Les nouvelles constructions développent encore plus de façades de verre et font vendre encore plus de climatiseurs et de kilowatts.
Les matériaux importés résistent peu au climat et à l’hygrométrie. L’absence de normes autorise tous les excès.
Les immeubles de logements empilés sur trente étages sont ornés de drôles de toitures pastiches. Les fausses colonnades en stucs ne supportent rien, les fausses corniches ne sont même pas utiles à protéger les façades de l’eau. La culture de l’éphémère asiatique digère d’autant facilement ces archétypes trop simples de l’architecture. Construire durablement n’est pas un objectif.
L’architecture et ses ornementations constructives n’ont plus de sens. Le collage remplace l’assemblage…
Tout le monde a oublié Ernest Hébrard,* l’architecte du métissage, les larges canopées, la profondeur des ouvertures de façade épaisses pour se protéger du soleil.
Cette ville en mutation de plus de dix millions d’habitants sera forcément multipolaire.
L’organisation urbaine de la périphérie permettra de minimiser le trafic et de le fluidifier.
Le centre est déjà engorgé. Un réseau de transport aérien au premier étage de cette ville décongestionnera le trafic au sol. Ces tramways aériens offriront de nouveaux paysages et un horizon visible pour ses habitants. La ville de Saïgon sera certainement une ville à étages où coexisteront plusieurs niveaux dont Bangkok est un des précurseurs.
La ville offre encore toutes les possibilités de muter, à l’inverse des villes européennes vitrifiées. Les mutations de la société et les expériences urbaines internationales passées sont d’indéniables atouts, des quartiers entiers sont à repenser, à diverses échelles, avec différentes problématiques, un patrimoine est à restaurer et de nouvelles typologies d’habitats à penser, des habitudes de vies à respecter. Une richesse, de situations, de lieux est à qualifier.
Si une nouvelle identité tarde à apparaître, ce qui est propre au développement économique du Vietnam et des villes d’Asie du Sud-Est, elle est pourtant déjà là, en germes féconds.
Les villes durables sont des villes mixtes et réversibles. Visibles et invisibles pour citer Italo Calvino…
Les villes comme les rêves sont faites de désirs et de peurs.
Olivier Souquet
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* Lire la chronique À Saïgon, depuis Ernest Hébrard, métissage, le style indochinois ?