
« Deux menaces planent sur le monde : l’ordre et le désordre ». Paul Valéry. La fête des corps d’architectes en joie, cela devrait donner envie. Ambiance reportage INA ! Un autre monde…
Début novembre 1987, école d’architecture Paris la Seine, UP9, Beaux-arts. 18 heures, un lundi. La correction du premier exercice des nouveaux, les « nouvôs » dont je suis, prend fin. Il s’agissait de recopier nickel chrome au millimètre près et à l’encre une colonne antique d’ordre Dorique sur papier raisin avec ombres et lavis. Pas si facile.
– « Bon maintenant, on va vous laisser faire connaissance avec vos camarades, les ‘’anciens’’. A demain ! » disent les profs en quittant l’atelier. Ils ont un petit air étrange, voire ambigu, mais bon…
On a bien sûr entendu parler du fameux bizutage d’archit mais c’est assez vague. Et puis ça fait déjà un mois qu’on est rentré dans cette école. On est déjà presque des anciens. Maintenant c’est tard. Et puis il y a déjà eu un bizutage assez corsé le tout premier jour. Ça ne va pas recommencer cette histoire-là, c’est bon.
Cool, les camarades justement, les ‘’anciens’’ de 2, 3, 4 et 5ème années ont préparé un pot. Une petite fête pour nous accueillir. Sympa dis donc. Ils sont assez nombreux pour une fois. Ils sont presque tous là. Avec fanfare des Beaux-Arts et tout. Gros rouge qui tache, et distribution gratuite de sacs-poubelles à chaque étudiant ! Tiens, bizarre…
– « Salut les nouvôs ! Bienvenue aux ateliers. Ici on est chez Marot. L’atelier Marot. Et on va bien vous accueillir comme il faut. Comme chez Demonchy, Sainta, Vigor, Cossin et Bataille. On va tous se retrouver, tous les ateliers… »
Wahoo… Une fête du tonnerre en perspective. Ça démarre fort Archit !
– « N’hésitez pas à vous mettre à l’aise », répètent-ils tout sourire en proposant à chacun un gobelet en plastique rempli d’une sorte de sangria hyper tonifiante. Nous nous sentons justement très à l’aise, de plus en plus même avec ce breuvage magique.
– « Non, mais mettez-vous vraiment à l’aise ».


On finit par comprendre qu’en fait, il faut se déshabiller complètement et mettre nos affaires dans ces foutus sacs-poubelles si on veut avoir une chance de les retrouver plus tard, beaucoup plus tard, lorsque tout le monde sera totalement ivre. Ah bon ?!!! Il nous est cependant fortement conseillé de garder notre montre, seulement si elle est bien waterproof, et nos chaussures. Donc totalement nu, en montre et chaussures. Ah bon ?!!!
Oui car nous allons sortir, faire connaissance avec le quartier où nous allons passer cinq ans. Dans ce froid ? Début novembre ? Pas question.
– « Tiens boit un coup ça passera mieux ! »
Bizarrement tout le monde autour de moi commence à s’exécuter, assez lentement. Faut dire que l’ambiance est déjà chaude. La fanfare joue à tue-tête et à fond des airs hyper entraînants. L’alcool et les rires fusent. Les ‘’anciens’’ déguisés en ‘’Croisés’’ dansent en nous lançant ces injonctions folles : « Allez, mettez-vous à l’aise… ». C’est drôle, étrange, surréaliste. Assez fou.
Au bout d’un quart d’heure, nous voilà tous, les nouvôs, nus comme des vers, tous rassemblés dans l’escalier sous une lumière blafarde aux néons. Il fait froid mais on ne le sent pas. L’alcool. C’est organisé, c’est bordélique et c’est joyeux !
On passe tous dans l’atelier du 1er étage, chez Demonchy. Là, l’ambiance est encore plus folle. Lumières éteintes, gardes noirs portant des flambeaux, fanfare déchaînée, masse humaine grouillante. Et des Croisés en pagaille. On nous fait monter un par un sur la mezzanine où l’on doit s’engouffrer à quatre pattes dans une espèce de long tunnel en carton. Durant cette drôle d’avancée pénible, des mains sortant des parois nous touchent. Elles déposent aléatoirement des paquets de peinture fraîche sur nos corps. Au bout du tunnel, un type nous expédie direct sur un toboggan bien huilé posé sur l’escalier. On atterrit dans une piscine gonflable pleine d’eau et de colle. Submergé. En se relevant, visage dégoulinant, vue troublée, on se prend un sac de plumes.
Tout autour, des nouvôs sidérés, des étudiants hilares, des trompettes, la grosse caisse, des flambeaux.
Aussitôt il faut sortir de la piscine pour ne pas se prendre l’arrivée torpille du nouveau candidat. Un à un, on sera une centaine, les nouvôs, ressemblant à des poulets déplumés, à s’agglutiner timidement les uns autour des autres. On observe la folie qui nous entoure et dont nous sommes également les acteurs. Il y a trois mois on passait le bac, on était lycéens, on allait en cours, habillés, tout ça était bien sérieux et bien réglé. Simple, rassurant, immuable. Et là, en cinq minutes, nous voilà soudain plongés au cœur du chaudron bouillonnant de l’enfer. C’est surréaliste, ce n’est pas vrai, c’est drôle, c’est complètement délirant. Une sorte d’orgie fellinienne. Et c’est loin d’être fini.
Maintenant que tous les nouvôs ont été relookés façon poulet, on nous fait descendre dans la rue, devant l’école, dehors, rue Jacques Callot. Encore une fois c’est grandiose. Le décor de la rue, les cafés, les galeries, les vieilles façades. La lumière jaune des réverbères dans la nuit. Le froid de novembre mais la folie qui réchauffe. La fanfare montée sur des bancs, des cabines téléphoniques, des voitures, tout support possible. Des anciens, déguisés en Croisés, qui observent, surveillent, organisent. Reluquent aussi pour certains, et certaines. Equité !
Tout autour de nous, formant un cercle rassurant, les gardes noirs (des 2ème année) qui assurent le service d’ordre et empêchent les touristes et autres flâneurs de prendre des photos, voire plus. L’intimité est presque respectée. Presque.



Un phallus géant en carton-pâte trône au milieu de la rue. On apprendra plus tard qu’il recouvrait entièrement la fiat 500 de Baloo, un fanfaron contrebassiste. Justement la fanfare vient d’entonner l’hymne de l’école, le fameux air du pompier. Gorges déployées, toute l’école hurle les paroles tandis qu’une jeune femme, la madone, la « caillette » de l’année précédente, l’étudiante « élue », monte sur le char à bite et donne le signal du départ de la procession.
Nous découvrons une longue corde accrochée à l’avant du char qui nous permettra tous ensemble de le tirer dans le dédale des rues du quartier. C’est vraiment très bien organisé cette petite fête en l’honneur des nouvôs. Remarquable… Rue de Seine, rue Jacob, rue Saint-Benoît, et la tête des passants, certains habitués à ce carnaval annuel, d’autres totalement sidérés et se demandant bien quelle super production tendancieuse peut s’offrir un tel luxe de tournage en plein Saint-Germain. Mais pas d’équipe technique et pas de caméra. Et qui est la vedette sur le char ? Ce drôle de char. Les vedettes, c’est nous tous qui déboulons boulevard Saint-Germain en pleine heure de pointe, en plein embouteillage de Paris, 19 heures début novembre 1987.
Boulevard Saint-Germain, nous avons bien l’intention d’aller parader dans les cafés déguisés en croisés ou poulet sous le haut patronage de la fanfare. Le café de Flore, qui a entendu débouler à l’angle de la rue cette bande de fou furieux, a aussitôt dans un réflexe salvateur bloqué l’entrée. Ils seront inflexibles, l’année dernière il y a eu trop de dégâts. Des clients se sont même plaints. Pas possible. Bon, changement de plan, on va café des 2 Magots. Stop la fanfare, silence total. Une masse grouillante tirant un char à bite géante en plein boulevard Saint-Germain se déplace silencieusement de 100 mètres sous les klaxons impétueux des nombreux automobilistes lassés.
Soudain toute la troupe de dingues débarque en fanfare aux 2 magots. Pour les clients de l’établissement, l’instant juste avant était feutré, calme, délicieux, plein d’intrigues, d’affaires, de souvenir de figures légendaires littéraires ayant fréquenté ces hauts lieux. Cette paisible atmosphère bascule en un éclair. Aux nouvôs, il est donné ordre de monter sur les tables et de danser et chanter et boire. Les touristes américains sont ahuris, les Français aussi. Seuls les garçons et patron des 2 Magots se disent qu’ils n’ont pas été assez vigilants cette année. Car c’est parti pour être vraiment la foire au café pendant un bon gros quart d’heure. Tous les verres sont bus. La fanfare se lâche complètement. C’est le point d’orgue. Debout sur les tables la liesse s’empare du café. Tout le monde danse, chante, rit. Les nouvôs, les anciens, les clients, dont les costumes prennent poils et plumes et peinture. C’est humiliant et drolatique. Surréaliste.


Après je ne me souviens plus très bien. On est rentré aux ateliers avec le char, sa bite et sa madone. On a plus ou moins retrouvé nos affaires dans les sacs-poubelles. La fête a un peu duré aux ateliers puis fermeture légale à 22 heures.
En rentrant chez moi avec ma planche à dessin et mon T, j’ai vaguement expliqué à mes parents qui dînaient tranquillement ce qui venait de se passer, mais ils ne m’ont pas vraiment cru. Ils voyaient que j’étais un peu ivre et ça les amusait, cette fois-ci uniquement, pour cause de bizutage. Ils pensaient que sûrement avec l’alcool, j’exagérais un peu, je divaguais. Les jours suivants aussi quand je racontais cet épisode autour de moi, personne n’y croyait trop. Impensable. Impossible. Pas réaliste. Oui on sait, certains bizutages sont assez dingues. Mais là…
Trois ans plus tard, en 1990, avec l’accord du grand massier (le délégué des élèves), j’ai obtenu le droit de photographier le bizutage en tant qu’ancien bizut et étudiant de l’école. Il était clair que je ne ferai que des plans larges pour tenter de faire passer l’ambiance et raconter.
Le thème retenu cette année-là était « les 1000 et une nuits ».
Aujourd’hui, un étudiant(e) en architecture vient à l’école avec son ordinateur portable et son smartphone. Pas de matière, pas de sens du « toucher », presque plus de corps, mais un respect salutaire de celui-ci, et de la personne. Excessif ? Terribles années ‘80, comme vous êtes loin, comme parfois vous nous manquez.
Chris Morin-Eitner
Architecte DPLG – Mars 2022
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