Nous sommes tellement attachés à notre téléphone qu’il est devenu le compagnon le plus personnel que nous ayons eu depuis que les chiens ont été domestiqués. Quel message pour l’architecture post-Covid ? Chronique d’Outre-Manche.
Vous n’en avez pas marre des architectes qui parlent de design dans le monde post-covid ? Moi si ! Il y a un an, ils trébuchaient les uns sur les autres pour offrir tout et n’importe quoi du moment qu’il y avait la bonne distance sociale. Les espaces avaient des cloisons, des circulations sans croisement, des surfaces antivirales et des filtres à air, et plus encore. Nous avons eu droit à d’infinies variations à propos du travail à la maison comme autant de conceptions éclairées de prison ou hikikomori (enfermement volontaire) avec une touche de design.
Simultanément, les gratte-ciel et même des centres-villes étaient déclarés morts. Tout ce dont nous avions besoin était d’une collaboration avec les créateurs de combinaisons spatiales et une nouvelle vision de la ville nous voyait tous porter une bulle autour de la tête. Laquelle ne pourrait être enlevée uniquement dans des espaces encapsulés, tels des véhicules et des micro-appartements.
Cela aurait asséché l’eau du moulin des ambitions d’Elon Musk de construire une ville sur Mars. Pourquoi voyager sur une autre planète alors que nous pourrions faire de Paris ou de Londres des environnements dans lesquels nous ne respirons pas à l’extérieur ? À bien y penser, nous pourrions peut-être déterrer les plans de la guerre froide qui organisaient la vie civile après une attaque nucléaire ou biochimique. Il y a peut-être des idées utiles à y trouver…
Heureusement, nous avons évacué ces premières pensées antisociales pour reconnaître que, en réalité, nous avons besoin de bureaux et de densification de la ville et de toutes les autres choses qui nous font interagir dans le monde réel. De fait, la plus grande innovation de conception spatiale à l’époque du Covid est peut-être les arrière-plans virtuels que nous pouvons mettre en place pour les appels Zoom. Alors réfléchissons à nouveau.
Ira Gershwin a offert quelques indices dans les paroles de la chanson Love is here to stay, écrite en 1938 pour la dernière composition musicale de George Gershwin : « La radio, le téléphone et les films qu’ils montrent, ne sont peut-être que des fantaisies passagères qui disparaîtront avec le temps ». Ces vers concernaient la technologie de l’époque. De nos jours, le téléphone est une sorte de radio car son trafic est acheminé par ondes radio sur des réseaux mobiles.
Nous y sommes tellement attachés qu’il est devenu le compagnon le plus personnel que nous ayons eu depuis que les chiens ont été domestiqués. Le téléphone mobile et son cousin l’ordinateur personnel, malgré leurs tailles différentes, convergent depuis que Steve Jobs les a révolutionnés. Dans les deux cas, leur écran numérique est désormais notre principal médiateur auprès des autres, du travail et du monde. Je reviendrai sur ce point.
De nos jours, « les films qu’ils montrent » peuvent passer par un écran numérique mais, dans les années 1930, ils étaient montrés dans les palais populaires de leur temps. Le grand cinéma était un lien urbain et une nouvelle typologie architecturale glorieuse. Aller voir un film était une expérience qui n’avait pas besoin de compagnie mais qui était cependant partagée avec la foule.
Après la double claque de la Première Guerre mondiale et de la grippe espagnole, les gens en avaient assez et voulaient sortir et s’amuser. Les années folles étaient une réaction à la terreur et à la pandémie. Le grand théâtre et le cabaret, le restaurant chic où être vu et le bar louche dans lequel disparaître – ils ont connu une formidable explosion, tout comme le cinéma bien sûr.
Cela nous indique exactement ce à quoi les architectes doivent penser dans le monde post-Covid : ce doit être une fête. Chez les jeunes en particulier, l’envie de faire la fête boue comme dans une cocotte-minute sur le point d’exploser. Architectes ! Commencez à réfléchir, soyez concrets et donnez-nous de nouveaux lieux pour partager la joie !
Certes, les architectes sont démunis quand il s’agit de créer un espace pour le côté plus intime et salace de la vie nocturne. Aussi, ces espaces émergent de manière opportuniste et organique dans un tissu urbain préexistant à faible loyer (c’est mieux ainsi).
Mais l’imagination architecturale pourrait s’épanouir dans des lieux de divertissement plus visibles, ce qui signifie que nous devons réfléchir, pour l’ensemble de la société, à des dérivatifs émergeants que nous pourrions partager. Ne restons pas encalminés avec encore plus de clubs de danse et de chaînes de restaurants. En outre, il y a l’environnement urbain plus large que le théâtre de la rue entend récupérer.
Pour en revenir à Love is here to stay, chantée par nombre d’interprètes, dont Billie Holiday, remplacez « amour (love) » par « solidarité (togetherness) » et voilà cristallisé le message pour l’architecture post-Covid.
Nous sommes une espèce grégaire, il nous faut donc des rapports sociaux dans le monde réel. Le monde numérique nous en a éloignés, déjà avant même le covid-19 : les médias numériques nous donnent l’ultime distanciation sociale. Le somnambulisme dans une matrice numérique immersive est quelque chose que j’ai exploré dans mon blog City of the Singularity. En fin de compte, réside peut-être là une menace existentielle aussi importante que l’urgence climatique.
Le fait d’être ensemble n’est pas seulement une question d’amour ou de joie mais de toutes nos émotions. Cela appelle une architecture « émotionaliste » (une idée développée avec Tszwai So de l’agence Spheron Architects lorsque nous avons concouru ensemble pour l’organisation de la prochaine Biennale d’architecture de Tallinn).
À Paris, Ivan Chtcheglov, sous le nom de Gilles Ivain, a écrit un essai, Formulaire pour un urbanisme nouveau, publié par l’Internationale Situationniste en 1958. Ce texte proposait une ville basée sur l’émotion. Comme son auteur, c’était génial mais fou. En contraste total avec la planification rationaliste de cette époque (qui correspond aux plans des promoteurs à but lucratif de notre époque), il offrait une manière différente de penser l’environnement bâti.
Le monde post-Covid a également besoin de quelque chose de différent. Quoi que ce soit, que ce soit un monde de contacts humains !
Herbert Wright
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