Malgré les recours, l’architecte Francis Soler a enfin livré rue Campagne Première à Paris (XIVe) un îlot mixte de trois bâtiments neufs et restructuré d’acier et de verre. Savoir-faire d’un autre temps ? Visite.
A quoi bon la multiplication des recours face à des projets d’architecture qui, de toutes façons, verront le jour peu ou prou dans l’état du concours initial ? C’est en tout cas une des questions qui sautaient aux yeux lors de la visite des 129 logements du 8 rue Campagne Première, à Paris, enfin livrés par Francis Soler, dix ans après le lancement du concours qui l’avait vu lauréat. De là à dire que le projet à prix un coup de vieux ? « Aujourd’hui, ce projet ne pourrait pas voir le jour », annonce d’emblée l’architecte. Pas assez dans l’air du temps, peut-être mais pourtant oh combien d’actualité.
Au cœur de la rive gauche parisienne, au centre du quartier fascinant de Montparnasse, à quelques encablures de la Closerie des Lilas, se dressent à cheval entre le boulevard du Montparnasse et la rue Campagne Première, trois nouveaux bâtiments en « L ». Il fallait rendre hommage à Montparnasse, à sa composition urbaine dense et variée, et à tous ces artistes qui ont fait ce quartier et sa modernité, d’Aragon à Satie, de Klein à Maria-Rilke. « C’est aussi une façon de reconstruire la ville sur elle-même » souligne Christian Cléret instigateur du projet, à l’époque du concours patron de Poste Immo, et membre de la maîtrise d’ouvrage.
Le dessin est alors résolument contemporain en cœur d’îlot et conserve la façade dite patrimoniale sur le boulevard. Au centre, un cœur d’îlot paysagé et sobrement dessiné par le paysagiste David Besson-Girard transporte rapidement le visiteur loin du tumulte du boulevard. « Les buis taillés, montés sur des troncs noueux et dégagés, donnent au jardin un caractère aérien improbable. Les boules de buis, toutes très opaques et de dimensions différentes, construisent un espace aérien dont la composition aléatoire contraste, avec succès, avec les façades sévères et argentines des immeubles de logements », soulignent les concepteurs, l’architecte Francis Soler accompagné du paysagiste. Une chose est sûre, les visiteurs ce jour ne peuvent que se féliciter du puits de lumière que ce jardin génère, comme de la fraîcheur d’îlot émise en ce jour de grande chaleur.
Derrière une façade années 50 longtemps attribuée à tort à l’architecte Michel Roux-Spitz, l’opération Campagne Première consiste à installer dans un même immeuble pas moins de cinq programmes de nature différente, à savoir des logements en accession et sociaux, un bureau de Poste, des bureaux et une crèche. « Les deux adresses du projet permettaient de multiplier les accès pour chacune des destinations », explique l’architecte. Aux deux maîtres d’ouvrage principaux, Altaréa Cogedim et Toit et Joie de se répartir les accès.
Installer 129 logements, dont 34 sociaux, dans une architecture métallique et de verre, dans un des quartiers les plus chics de Paris, ne pouvaient couler comme un long fleuve tranquille. En effet, pour arriver à parachever les 15 200 m² de l’opération, dont 12 000 de logements, pas moins de six ans et sept PC modificatifs ont été requis tandis que de multiples recours devaient être contournés. Pour quel résultat ?
« Six années auront été gaspillées pour réaliser les ouvrages. Malgré l’opposition des riverains, l’opération Campagne Première sort intacte, conforme à ses engagements urbains et sociaux d’origine », raconte l’homme de l’art, dont l’ironie dissimule la frustration. De fait, la visite estivale démontre que le bâtiment réalisé est bien conforme au permis initial déposé en juin 2011.
« L’architecture de l’opération n’a subi aucune des altérations auxquelles elle aurait pu être sommée de s’adapter », insiste-t-il. Alors à quoi bon s’agacer, déposer des recours, demander des modifications qui n’auront pas lieu si ce n’est pour faire durer le temps du projet et gaspiller à la fois du temps et de l’argent ?
En effet, le budget travaux s’est achevé autour de 2 500 €/m² alors qu’il tournait initialement aux alentours des 2 200€ du m² SDP. Rien d’indécent au regard de la qualité à laquelle se devait de répondre une opération comme celle-ci. Pour cela, l’entreprise, Dumez a d’ailleurs été très tôt impliquée dans le jeu. Une façon de maîtriser le projet, des deux côtés.
Ici, l’agence Soler a délibérément pris le parti d’offrir une architecture à la fois contemporaine et hors du temps au service de l’architecture et du dessin des logements.
Côté Montparnasse, la réutilisation du bâtiment de la Poste a ainsi permis de dessiner et d’offrir de vastes logements, atypiques et traversants. A l’inverse, les logements en accession, trouvent place à l’arrière de l’îlot, dans des constructions neuves. Il fallait néanmoins s’adapter aux différents prospects. Comme souvent dans la densité parisienne, le gabarit de l’opération n’est qu’une application de la lecture du PLU de la parcelle. Afin de ne pas perturber la lecture des niveaux, l’architecte a également fait fi d’une hauteur homogène en adaptant les lignes de planchers sur celles de l’existant.
Cette architecture loin des effets de mode et des multiples labels environnementaux témoigne à sa manière qu’une architecture performante peut exister au-delà des étiquettes. Pour Francis Soler, elle questionne l’obsolescence programmée des moyens techniques mis en œuvre chez ses contemporains ou de l’omniprésence des matériaux dits verts. L’opération se vante d’être le porte-étendard des bâtiments 0% bois parisiens, sans être pour autant hors des clous de la bonne intelligence technique. Car l’architecte est aussi un technicien.
Il suffit pour s’en convaincre d’observer la façade 100% vitrée des logements en cœur d’îlot. Derrière les garde-corps en résille métallique qui donnent l’impression d’un espace clos, l’habitant voit et profite de la lumière tandis qu’il reste caché aux yeux des visiteurs. « Tout notre travail se résume ici à façonner les semi-transparences de la façade, pour rendre à la lumière son sens hypersensible, selon le terme corbuséen », précise l’architecte. Autrement dit, c’est la densité de la maille des garde-corps qui offre ce luxe de moduler les apports lumineux généreux.
La double peau de la façade mise en œuvre ici est la même que l’architecte avait installée rue Durkheim dans le XIIIe arrondissement parisien, à savoir un double-châssis fabriquant un tampon thermique efficace, à ouvrir ou fermer selon son désir et selon les saisons. Cette double peau par ailleurs améliore grandement les performances acoustiques de l’ensemble.
Comme à Auteuil*, la rationalisation du système en modules conçus en usine a permis d’optimiser les coûts. « L’entreprise accompagnée du bureau d’études a joué le jeu en dessinant jusqu’à la mécanisation du process pour gagner en économie sans rien lâcher sur la qualité », insiste Francis Soler, prouvant par là même la nécessité de retrouver une culture de l’industrialisation.
« Façonner une architecture, au-delà des effets de mode et des injonctions économiques, est une performance », sourit-il. En effet, d’aucuns auraient sans doute voulu une architecture plus dans l’air du temps, en bois, chanvre ou paille avec des façades pleines de feuilles vertes pour s’autoriser à en reconnaître les qualités.
Toujours est-il qu’ici, l’architecture démontre que la capacité à concevoir et construire vaut autrement plus que le marketing politique.
Alice Delaleu
* Lire notre article Auteuil : un projet exceptionnel est-il reproductible ?