«Je préfère les mouillages pour lesquels d’habitude il n’existe pas de cartes postales et qu’on peut seulement feuilleter en souvenir dans sa tête. C’est ma plus belle collection». La mer est ronde, de Jean-François Deniau.
La question m’est souvent posée de pourquoi j’ai toujours utilisé la carte postale comme moyen de diffusion de mes réalisations et de mes projets.
Il y a deux façons de concevoir l’architecture. La première est la recherche d’une architecture qui rende compte d’une vision démocratique et réponde à cette attente. Elle est populaire, aime la vie, est appropriable, s’adresse à l’individu, elle relève de l’œuvre ouverte. La seconde relève de l’histoire, de la culture, de la mémoire. Elle est savante, symbolique, rassemble et crée du lien, elle rend compte d’un autre ordre, celui de la société.
La carte postale, elle, a un prolongement, elle est écrite, envoyée. Dans l’agence, sur les murs, par centaines les cartes postales forment un paysage. Vues d’ensemble ou un détail, elles démontrent à quel point un bon projet ne s’épuise pas avec une seule vue. L’intérieur est différent de l’extérieur, le haut est différent du bas.
Au cours de mes voyages j’ai pris beaucoup de photos, jusqu’à ce que je constate qu’il s’agissait en fait d’une sorte de bloc-notes, que faire des photos était une activité en soi qui, paradoxalement, m’empêchait de jouir pleinement de ce que je voyais. J’ai donc préféré écrire, noter ce que je ressentais, d’autant que les diapositives restaient souvent dans leurs boîtes.
J’ai aussi remarqué que les éditeurs n’hésitaient pas à mettre en vente des dizaines de cartes postales d’une même place, à Rome, Venise… A mon questionnement, la réponse allait de soi : une même carte postale ne plaît pas à tout le monde. En effet, certains aiment la place sous la neige, d’autres la préfèrent de nuit…
C’était une leçon essentielle, j’ai compris la diversité des regards et qu’il en était de même pour l’architecture : la bonne architecture ne s’épuise pas avec un cliché, une image ou un point de vue. Comme un paysage, l’architecture doit avoir une générosité essentielle afin que chacun en garde une partie dans son imaginaire.
A force de rapporter des cartes postales, j’ai conçu un présentoir pour l’agence, dans lequel se rajoutaient les cartes des amis. Et puis l’idée m’est venue de présenter mes projets d’architecture de cette manière. Avec l’arrivée des mails, c’était devenu désuet d’envoyer des cartes postales mais j’ai continué d’en recevoir et je les mélangeais. J’ai ainsi constitué un véritable corpus hétéroclite qui faisait le tour du monde : le jour, la nuit, les villes, les campagnes, les gens.
Le Pop Art m’a encouragé à poursuivre. Toute technique qu’elle était, l’architecture devait redevenir un langage universel. Elle devait, comme un pacte d’utilité publique, sortir de la confiscation formelle, faire déplacer les limites de son territoire pour répondre à des attentes plus larges, celles d’une architecture dans laquelle on a du plaisir à vivre.
La carte postale, un objet populaire, quoi de mieux pour diffuser l’architecture, donner simplement l’idée que l’architecture n’est pas cantonnée à l’histoire, aux monuments, à la mort ?
La carte postale symbolise les vacances, le soleil, la mer et le ciel bleu mais aussi les ruines, et pourquoi pas les chantiers, ceux qui s’élèvent dans le ciel, les tours et les échelles. Punaisée dans les bureaux, la carte postale véhicule le rêve, sauf bien sûr lorsqu’elle est bannie, comme les plantes vertes, par Norman Foster dans sa tour HSBC à Hong Kong. La beauté sans vie est-elle une beauté enviable ?
L’appropriation est devenue pour moi un des axes de mon travail. Je voulais donner un plus grand accès à l’architecture en l’introduisant dans la plus grande manifestation du monde de la construction, Batimat. La décade d’architecture était née. L’architecture trouvait un lieu pour entretenir une formation technique, pour échanger et débattre. Une centaine d’architectes m’ont accompagné dans cette brève aventure.
En 1990, l’Institut Français d’Architecture a consacré une exposition à mon travail. Madeleine Caillard et Marc Emery, qui étaient les commissaires, un peu déconcertés par mes positions et ma volonté de rendre l’architecture accessible au plus grand nombre, ont trouvé l’idée. Ils ont décidé, pour illustrer mes projets et réalisations, de couvrir l’intégralité d’un mur de la grande salle de l’Institut de 144 présentoirs à cartes postales, soit 3 600 cases à remplir. Cette exposition rendait compte de ma vision de l’architecture prenant à témoin la ville, l’histoire, l’orientation, le lieu, l’usage, les différences, la diversité… quand tout devient homogène…
Le soir du vernissage, plusieurs milliers de cartes postales sont parties dans les poches des invités. Chacun des visiteurs a emporté avec lui un souvenir, un marque-page, une carte postale. Peut-être même qu’un certain nombre d’entre elles auront été affranchies pour repartir vers une nouvelle destination.
C’était il y a trente ans. Depuis j’ai continué à éditer des cartes postales, les murs de l’agence en sont couverts. Elles rendent compte du point de vue que j’ai développé tout au long de ces années, une architecture appropriable, différente, chargée métaphoriquement et favorisant le lien social.
Si le numérique est passé par là, la carte poste revient en force sur les présentoirs, il doit y avoir une raison. Le Polaroid qui avait disparu, lui aussi revient dans les rayons. A l’heure où tout devient immatériel, la carte postale tout comme le tirage papier demeurent la trace matérielle, concrète, le support d’un échange, d’un lien, une forme de carte de visite.
J’avais senti cette volonté d’échanger, de partager des projets avec une part de légèreté et de liberté. Dans les 3600 cases, il y en avait, et il y a toujours, une qui trouve grâce à leurs yeux. Un jour, en se promenant, en explorant la rue du regard, je suis sûr qu’ils chercheront l’angle, le détail, le balcon, qui va retenir leur attention.
Si l’architecture continue de devenir uniforme, si les détails disparaissent, s’ils ne trouvent rien de spécifique, ils se demanderont où est passé le désir d’architecture. L’architecture doit faire envie, et pour cela être en vie, être support d’échanges.
Alors pourquoi des cartes postales ? Tout simplement parce que sur les cartes postales il y a foisonnement de monde, de mouvement. Il faut être attentif à ce que la vie ne soit pas absente de l’architecture.
Alain Sarfati
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