
La repose à venir des douze statues des apôtres et des quatre symboles des évangélistes à la base de la flèche de Notre-Dame de Paris donne l’occasion de dire quelques mots sur un décor tout aussi célèbre que controversé.
Le 11 avril 2019, alors que commençait la restauration de la flèche, ces sculptures en cuivre repoussé sur armature métallique étaient descendues à l’aide d’une grue pour être transportées dans un atelier de province. Quatre jours plus tard, elles faisaient figure de miraculées puisque l’incendie qui avait ravagé l’ensemble de la toiture n’avait pu les anéantir. Ce ne sont donc pas les copies des statues voulues par Viollet‑le-Duc qui seront installées au printemps 2025 mais bien les originales restaurées par la SOCRA, entreprise spécialisée, entre autres, dans la restauration d’ouvrages métalliques monumentaux.
Pesant environ 150 kilos l’unité pour quelque 3,40 mètres de hauteur, les douze représentations des apôtres ont été réalisées par le sculpteur Adolpe-Victor Geoffroy-Dechaume (1816-1892) à partir de quatre types de corps ; seuls les attributs, les têtes et les mains différencient les personnages. La statue de l’incrédule Thomas, saint patron des architectes, est vite devenue célèbre puisqu’elle est à l’effigie de Viollet-le-Duc et qu’elle est la seule à être tournée vers la flèche et non pas vers la ville. Mais comment le fameux restaurateur de Notre-Dame de Paris a-t-il fait au milieu du XIXe siècle pour convaincre les autorités, les archéologues, les savants et les ignorants du bien-fondé de l’installation de ces sculptures monumentales qui semblent descendre un céleste escalier aux quatre coins de la croisée ?
Viollet-le-Duc s’en explique longuement et savamment, dessins à l’appui, dans le chapitre « Flèche » du tome V de son Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle, paru en 1861, l’année même où ce spectaculaire décor finissait d’être planté :
[…] Les poteaux contre-forts KL étaient primitivement buttés par de grandes contre-fiches ML, lesquelles se trouvaient au-dessus des noues et présentaient une côte saillante décorée jadis au moyen des moises pendantes OP recouvertes de plomb et accompagnées de pièces de bois découpées dont les débris R ont été retrouvés. Le poteau S, qui se combinait avec cette décoration et qui était resté en place, formait la tête de ce système d’étaiement, visible au-dessus des quatre noues. Un chapiteau V sculpté dans le poinçon central donnait la date exacte de cette flèche (commencement du XIIIe siècle). À une époque assez ancienne, ces étais visibles et décorés placés dans les noues, si nécessaires à la solidité de la flèche, avaient été enlevés (probablement parce qu’ils avaient été altérés par le temps, faute d’un bon entretien) ; ce qui a dû contribuer à fatiguer les arbalétriers qui, alors, avaient à porter toute la charge des poteaux KL […].
Que le profane ne soit pas intimidé par le jargon du spécialiste. En résumé, Viollet‑le‑Duc explique que les parties ajoutées en pointillé sur cette coupe de l’ancienne flèche du XIIIe siècle (planche 12) correspondent à tout ce qui avait, d’une manière ou d’une autre, fâcheusement disparu à une époque lointaine. Seuls les « débris R » et le poteau vertical S – qui n’est pas en pointillé puisque resté en place selon ses dires – témoignaient encore de cette décoration primitive du XIIIe siècle.
Viollet-le-Duc raisonne ainsi en archéologue muni de preuves irréfutables pour mieux restituer l’œuvre élaborée six siècles auparavant par un génial architecte du Moyen Âge. Mais où sont donc passées ces pièces à conviction qui feraient un très bel effet dans le procès en réhabilitation de l’architecte ? Que sont devenus ces « débris R » qui étaient à l’extérieur puisqu’ils faisaient partie de la décoration primitive sur les noues (lignes de rencontre de deux pans de toiture) à la base de la flèche ? Étaient-ils tombés dans la gouttière « à une époque assez ancienne » et restés là quelques siècles en attendant d’être trouvés par les ouvriers de Viollet-le-Duc ? Les couvreurs qui avaient remplacés les dalles de plomb de l’ensemble de la toiture au début du XVIIIe siècle ne les avaient-ils donc pas vus et évacués ?
Passons faute de réponses et allons un peu plus loin dans cet article « Flèche » du Dictionnaire raisonné où l’auteur fait un nouveau dessin (planche 18) pour que les choses soient bien claires. Comme chacun peut le constater, si les quatre poteaux verticaux saillaient originellement au-dessus des noues, c’était pour mieux servir de piédestaux à des statues ; et Viollet-le-Duc d’insister sur des faits avérés qui ont présidé à l’érection de sa légitime flèche dont la restitution scrupuleuse est présentement en voie d’achèvement :
[…] Ce système de poteaux verticaux traversant les demi-fermes diagonales et faisant décoration au-dessus des noues (système qui avait été adopté par les constructeurs du XIIIe siècle) présente plusieurs avantages : il fait de ces demi-fermes de véritables pans-de-bois parfaitement rigides ; il constitue une suite de poinçons qui roidissent les contre-fiches, les maintiennent dans leur plan vertical sans charger en aucune façon l’entrait. Il présente aussi une décoration ingénieuse en ce qu’elle explique, à l’extérieur, comment la flèche vient s’appuyer sur les quatre piliers de la croisée, aussi parce qu’elle établit une transition entre la maçonnerie de l’église et le corps de la flèche, parce qu’elle lui sert de base, d’arc-boutant, pour ainsi dire. On voit, en V (fig. 18), comment sont décorés ces gradins des grandes contre-fiches au-dessus des noues […].
On voit surtout le prodigieux affabulateur qu’est Viollet-le-Duc. En 1891, soit une douzaine d’années après la mort de l’architecte, le duc d’Aumale achetait à l’héritier de Georg Brentano, puissant banquier allemand de Francfort-sur-le-Main et collectionneur d’art, une quarantaine de miniatures sur parchemin du milieu du XVe siècle provenant d’un livre d’heures, un manuscrit peint par Jean Fouquet (né vers 1420 – mort vers 1480) pour Étienne Chevalier, trésorier de France du roi Charles VII. Ce chef-d’œuvre de la fin du Moyen Âge, qui fut malheureusement démembré au XVIIIe siècle à des fins pécuniaires, était du vivant de Viollet-le-Duc à peu près inconnu en France. Parmi ces images, véritables petits tableaux actuellement exposés au château de Chantilly, La Déploration du Christ mort offre à l’arrière-plan une vue des plus réalistes sur le chevet de Notre‑Dame de Paris où se distingue nettement une des quatre noues sans la moindre décoration.

Ce n’est pas au XIVe siècle et encore moins au suivant, à l’apogée du gothique flamboyant qui faisait la part belle aux décorations abondantes jusqu’à l’outrance, que des statues si spectaculairement étagées sur la toiture de la cathédrale auraient été ôtées. Bien au contraire, une certaine logique voudrait plutôt qu’elles aient été ajoutées à la toute fin de la période médiévale quand la Renaissance faisait ses premiers pas en France. Or, Jean Fouquet, le plus ancien peintre de l’école française et le plus fameux de son temps, a représenté Notre-Dame de Paris telle qu’elle était vers 1450, deux siècles à peine après l’achèvement du gros-œuvre, c’est-à-dire quand elle était encore dans son état du XIIIe siècle, avec ses lignes pures sans crochets sur la flèche centrale et sur les clochetons latéraux des façades du transept, sans crête ornementale sur le couronnement du comble et sans sculptures sur les noues, dispositions qui resteront inchangées jusqu’au milieu du XIXe siècle si l’on excepte la disparition de la flèche sous la Révolution.
Viollet-le-Duc est donc un menteur patenté qui a berné tout le monde avec ses fausses preuves, ses propos inintelligibles au commun des mortels et ses arguments péremptoires. Ce qui est étrange, pour ne pas dire malhonnête, c’est qu’un siècle et demi après la mort de Viollet-le-Duc les savants qui le défendent, comme les autorités qui se rangent derrière l’avis des experts qu’ils ont désignés, se gardent bien de souligner comment l’architecte le plus célèbre du XIXe siècle est parvenu par ses mensonges éhontés à transformer Notre‑Dame de Paris à sa guise.
Génial mais pas roublard, archéologue mais pas novateur, restaurateur mais pas destructeur : voilà comment il nous est demandé de comprendre aujourd’hui Viollet-le-Duc. La flèche de Notre‑Dame de Paris, assurément son œuvre la plus emblématique, a fait l’objet d’une exposition spéciale à la cité de l’Architecture et du Patrimoine du 3 août 2022 au 2 janvier 2023, intitulée Hommage à Notre-Dame de Paris. La flèche de la cathédrale et ses sculptures ; un cartel indiquait :
« Absentes du projet d’origine, les sculptures des douze apôtres et des quatre évangélistes sont ajoutées par Eugène Viollet-le-Duc en 1857, au lendemain de la mort de Jean-Baptiste Lassus. L’architecte prend ainsi des libertés avec la rigueur historique qui avait prévalu lors de la conception du projet de restauration. Ces statues, qui n’existaient pas sur la flèche du XIIIe siècle, sont d’une complète création ».
Faut-il croire que les spécialistes de Viollet-le-Duc et les institutions qui sont chargées de nous instruire n’ont pas lu jusqu’au bout l’article « Flèche » du Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle dont l’auteur se fait un point d’honneur de nous prouver le contraire ? Et si jamais ils l’avaient lu, faut-il penser qu’ils savent que l’architecte a menti mais qu’ils jugent préférable de ne pas le dire ? Dans ce cas nos contemporains, comme ceux de Viollet-le-Duc, ont été pris pour des imbéciles.
Dans une remarquable biographie sobrement intitulée Viollet-le-Duc, parue en 2013 aux Éditions du patrimoine, Centre des monuments nationaux, Mme Françoise Bercé, chartiste et ancien inspecteur général du patrimoine, écrit p. 100 à propos de la flèche de Notre-Dame : « L’architecte a longuement exposé sa construction à l’article “Flèche“ du Dictionnaire : il entendait améliorer l’ancien dispositif en y introduisant “les perfectionnements fournis par l’industrie moderne“. Elle est octogonale, et les huit poteaux d’angle ne sont pas exactement verticaux mais s’inclinent vers l’intérieur, “pour conduire l’œil de la base de la flèche à la pyramide supérieure“. S’écartant des données insuffisantes de la documentation, Viollet-le-Duc imagina, à la base des deux niveaux ajourés, les symboles des quatre évangélistes et les statues des douze apôtres d’une hauteur de trois mètres s’étageant comme sur l’échelle de Jacob ».
Ainsi Viollet-le-Duc « imagina » mais ne mentit point. Libre à chaque auteur de choisir les citations qu’il entend commenter.
Philippe Machicote
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