
Le regard est intense, perçant et concentré. Impossible à oublier. Quand je rencontre Clément Blanchet, notre premier livre vient de paraître – Archisable 1 – 25 architectes. Pour lui aussi, c’est un nouveau cycle. CBA, son, agence a quatre ans. Il me dit « Si vous m’invitez je viendrai ». Je l’invite, évidemment. C’est notre seconde saison.
« OMA c’est loin », dit-il. Dix ans, architecte puis directeur associé OMA FRANCE. La bibliothèque Alexis de Tocqueville à Caen (Calvados), c’est lui ; le Pont Simone Veil à Bordeaux (Gironde), c’est lui ; et l’école CentraleSupélec à Saclay (Essonne), aussi.

De ces années-là, il dit sans nostalgie : « Les cinq premières années j’ai beaucoup appris, les cinq dernières années j’ai beaucoup donné. Il y a un moment d’équilibre. J’ai décidé que c’était un bon moment de rupture, qui est plutôt un éloignement ».
À la question « êtes-vous un enfant de Rem Koolhaas ? », la réponse fuse ; « un cousin seulement » mais « forcément pris au charme de la pensée… tu l’as comprise, tu as acquiescé, c’est une approche méthodologique qui m’a formée plutôt qu’une esthétique ».
Il se dit serein, je le crois plutôt déterminé. Il entend « libérer [sa] pensée, développer des actions architecturales ». Surtout, selon lui, « le processus créatif se définit par l’envie et l’obligation de se mettre en danger ».
Le discours est solide et construit, sensible et rigoureux à la fois. « Notre métier ne doit pas être une reconduction des connaissances mais une exploration construite où le revers de ce courage permet la création et la progression », dit-il. Un « statement », mot sans équivalent en français qui signifie à la fois déclaration et affirmation et même instruction…
En 2024, il a fêté les dix ans de CBA avec une série d’évènements au titre intriguant – HERE AND NOW – trois jours de performances, tables rondes, projections, expositions. Et des airs d’opéra, chantés par Friedrike Harmsen, mezzo-soprano, une déambulation spatiale pour saturer l’espace, du haut de l’escalier, par la fenêtre, pour toute la villa Seurat, cette voie intime du XIVe arrondissement de Paris aux sept maisons de Lurçat, toutes classées, sans oublier l’atelier de Chana Orloff par Perret et sa maison par Zeev Rechter. Et la mémoire de Soutine, Artaud, Henry Miller, Anaïs Nin et tant d’autres…
Une sorte d’enchantement au vrai sens du mot, dans la lenteur fragile d’une fin d’été. Cela non plus ne s’oublie pas…
« Je crois beaucoup à la complexité de la ville et à la nécessité de considérer architecture et urbanisme comme indissociables », dit-il. Trop de bâtiments « post-it », trop d’architectures qui veulent exister pour elles-mêmes. « On mélange trop architecture et architecte, il y a trop d’obstination à créer une image. Je veux qu’on parle d’architecture ». Comprenne qui voudra…
« À Bordeaux, nous avons créé un évènement qui n’est pas un évènement mais offre des évènements », poursuit-il. Le pont* est composé comme une grande plaque, comme un Ipad avec plein de logiciels. « C’est un lieu de vie, une esplanade sur l’eau, il faut juste que la vie prenne. On a offert un outil ».
Il reconnaît l’échec de Saclay comme ville – « C’est un dispositif totalement indépendant de Paris. Mais ça s’appelle Paris-Saclay !!! »** Inventer une histoire urbaine ? « Nous avions dessiné le quartier du Moulon et proposé une trame pour tenter de réunifier les fermes et les bâtiments des années ‘80 », dit-il, une sorte de matrice qui n’a pas été suivie.
Saclay, c’est le vent, pas de repères, pas d’amabilité : « il fallait inventer des figures urbaines qui protègent pour combattre l’inconfort, une certaine compacité comme dans les villes anciennes ». Un espace trop dilaté, trop étalé et « des perspectives qui font mal à l’œil ».
Et CentraleSupélec – un succès mitigé ? Il raconte la cohabitation complexe entre un bâtiment A (Bâtiment Gustave Eiffel) en loi MOP***, et un bâtiment B en Partenariat Public-Privé,**** (Bâtiment Francis Bouygues par Gigon Guyer). Il rappelle le contexte du concours : « Nous étions très ouverts, nous avons dû nous recroqueviller ». Un montage hybride, une gouvernance fragmentée, des frictions techniques, juridiques et financières auront pour conséquences la complexification des responsabilités et peu de flexibilité architecturale… « la segmentation a limité la cohérence avec le bâtiment A et la vision globale urbaine du campus », regrette Clément Blanchet.
Grandeurs et misères du métier…
« On a fait une mini-ville avec des contraintes économiques au détriment de la qualité spatiale ou de l’intégration conceptuelle… On a créé un contexte dans un contexte sans urbanité ».
La mini-ville existe en plein Paris, au 15 rue Boissière, une école de mode – l’institut Marangoni. Un projet qui met en abîme une logique de tissage d’époques entre une orangerie XVIIe, un bâtiment XVIIIe, un bâtiment haussmannien XIXe et un hangar des années ‘50… « Dans tout cela, il fallait reconstituer la profondeur de l’îlot parisien. C’est une réinterprétation de l’histoire du site, organisé autour d’une cour paysagée centrale ». Les circulations horizontales et verticales sont projetées à l’extérieur grâce à un escalier traversant sculptural qui distribue les coursives, devient scène et balcon et invente un espace urbain. « Nous avons joué avec l’idée d’un cloître pour réunifier les périodes ».

« Nous aurions pu faire l’escalier à l’intérieur mais nous l’avons décloisonné, pas pour qu’il soit beau mais intégré, généreux, qu’il s’ouvre et tende la main ».
« On a réconcilié l’architecture et la ville ».
« C’est une tactique de l’effacement ».
La rénovation du mythique stade Bauer est un autre exemple de ce nouvel urbanisme. Conserver les identités historiques, agrandir, rénover, intégrer : moins de 3 000 places naguère, près de 10 000 places dans le programme en cours. Modernisé et agrandi, le stade va perfuser la ville de son rayonnement et de son plaisir. C’est tout un environnement urbain qui va naître et renaître avec des espaces culturels, bureaux, commerces et logements. La Bauer Box – un pôle multifonctionnel de 30 900 m² – sera l’outil du lien social et urbain, du dialogue avec le passé, avec le quartier, les riverains, et les supporters. Le Bauer reste et restera plus que jamais le gardien de l’histoire du Red Star FC, club anti fasciste et populaire depuis 1897.
Belle promesse…

Sur le sable, il est l’un des rares qui dessine la ville. De son projet il dit qu’« il est enfin possible dans ce laps de temps de créer en renouant avec les solutions primitives – rien que l’eau et le sable. Ce processus de conception, paradoxalement très contemporain et fiable, offre un temps qui oblige la réflexion ».
Une structure centrale évoquant la grille urbaine, entourée de tracés courbes et orthogonaux définissant le sublime et l’ordinaire. Des axes convergeant vers le centre, signifiant les hiérarchies d’espaces et de connexions, avec des éléments de volumétrie simples comme cercles, cylindres, ou rectangles. Il s’agit d’un dispositif urbain où chaque structure peut s’interpréter comment un fragment de la ville contemporaine et où la topographie sableuse inscrit l’œuvre dans l’esthétique du hasard.
« Un dessin analytique qui se lit à différentes échelles, une fiction autoritaire avec une capacité à définir des égarements, une alchimie entre vases communicants et frictions, entre concentrique et logique de diffusion ».
C’est exactement l’ADN de l’agence, une imbrication heureuse entre comment l’architecture s’adresse à un contexte et comment elle transforme une dynamique urbaine.
La tentation est trop grande pour ne pas clore ces pages avec quelques aphorismes dont Clément Blanchet a le secret :
« L’architecture, c’est du bon sens ».
« La création peut être très visible quand elle est invisible ».
« Innover aujourd’hui, c’est ne pas innover ».
« Le XXIe siècle est le siècle du RE : réinventer redonner reconstruire réhabiliter réparer ».
« Quand je présente l’agence je dis que nous sommes une série de jeunes bons amateurs qui observent le monde et savent le transformer en architecture ».
Et la meilleure :
« Archisable est thérapeutique… »
Tina Bloch
Retrouver toutes les Chroniques de sable
* Le pont Simone Veil à Bordeaux conçu par OMA – 44 mètres de large et 549 mètres de long – a été inauguré en juillet 2024.
** Lire notre série Paris-Saclay en trois volets ;
– Saclay, la ville qui existera peut-être ? Préludes (1/3)
– Saclay, une ville sinon rien ? (2/3)
– Saclay, la ville qui ne sera jamais ! (3/3)
*** Un bâtiment MOP désigne un ouvrage construit selon le cadre juridique de la Loi sur la Maîtrise d’Ouvrage Publique (1985) qui s’applique à la construction ou réhabilitation de bâtiments commandée par une entité publique (État, collectivité, organisme HLM…) et réalisés par un maître d’œuvre privé (architecte).
**** Un bâtiment en PPP – Partenariat Public-Privé – désigne un ouvrage réalisé dans le cadre d’un contrat par lequel une personne publique (État, hôpital, collectivité) confie à une ou plusieurs entreprises privées une mission globale incluant conception, financement, construction, et parfois maintenance et exploitation pour une durée pouvant aller jusqu’à 30 ans.
