Aborder une chronique dans Chroniques d’architecture, c’est d’abord interroger le temps. Une chronique est ce qui se répète, ce qui dure. En mathématiques, c’est un ensemble de valeurs qu’une variable statistique prend à différentes époques successives. Alors l’architecture, chronique ?
Immédiatement ce sujet invoque Chronos, avec qui d’aucuns gagneraient à mieux collaborer tant aujourd’hui beaucoup de solutions architecturales se trouvent davantage du côté du temps que de l’espace. De nombreuses carences dans nos villes seraient comblées avec une meilleure organisation temporelle des lieux.
J’aime l’idée que l’œuvre d’architecture est une œuvre inachevée s’épanouissant par la vie insufflée à l’intérieur. Or la vie est dictée par le temps qui passe. Elle est en partie imprévisible. Architectes, nous créons donc ce contenant de vie trop souvent traité exclusivement comme un espace figé, intemporel, représenté par les photos de réalisations de bâtiments neufs où le temps semble s’être arrêté. Aujourd’hui, nous devons le penser en espace-chronique ou chronique-espace, bref en espace-temps.
Penser en espace-temps, c’est concevoir des lieux transformables à différentes échelles de quelques minutes à quelques décennies. C’est anticiper le changement d’usage immédiat, prévoir l’accueil de services inconnus au moment de la conception.
Il est souvent question de faire intervenir les habitants en amont pour qu’ils participent à la création de leur logement. Cette attitude est louable par exemple dans le cas d’habitats participatifs où des habitants se regroupent avec un projet de vie commun sur plusieurs décades. Mais le plus souvent – du moins pour l’habitat collectif de nos métropoles – nous construisons pour des habitants qui se succéderont et ne resteront guère plus de dix ans.
Ce n’est alors pas la co-conception qui est essentielle mais une conception approfondie qui intègre le changement. Changement à long terme mais aussi sur des temps très courts, s’il s’agit par exemple des espaces partagés. Cette conception, qui considère d’abord l’espace-temps, aboutit à une architecture capable de s’adapter aux besoins non définissables que des futurs habitants choisiront individuellement ou collectivement à travers des processus de démocratie locale ou autres. Notre rôle n’est pas d’anticiper un usage mais de concevoir des espaces capables de faire émerger des possibles.
Le changement d’usage n’est pas nouveau, il existe depuis des siècles ! C’est la rue qui se transforme en marché… l’atelier qui servait de chambre etc… (Boris Vian l’évoque aussi avec humour dans ses variations sur les réaménagements de Paris).
Pourtant il semble que, en quelques décennies, l’importance de l’intensité spatiale ait été oubliée.
Nous avons occupé l’espace, puis encore plus d’espace, presque tout l’espace grâce notamment à la vitesse. Le monde s’est rétréci comme l’a maintes fois évoqué Paul Virilio. La vitesse a raccourci les distances, encore et encore mais elle a aussi induit l’accident qui commence par l’embouteillage. Des saturations qui nous invitent à repenser nos manières de faire car elles modifient notre relation à l’espace.
L’étalement excessif de nos villes – en plus de détruire des paysages – isole et éloigne. Il nous a transformé en urbain véhiculé, augmenté de nos grosses machines individuelles ou collectives devenues très inconfortables quand le réseau sature. Alors, comment faire ?
En phase avec Chronos, un meilleur étalement dans le temps de nos déplacements serait une des composantes les plus élémentaires de la solution. Avant de construire de nouvelles routes ou d’agrandir encore celle qui existent, ne devrions-nous pas commencer par mieux organiser, mutualiser et désynchroniser une partie de nos mouvements ? Ne devrions-nous pas démultiplier les lieux de travail par exemple et repenser la succession ou superposition des usages.
A la question longtemps débattue de la piétonnisation des voies sur berges parisiennes, la réponse eut été d’envisager une conception permettant, à l’aide des nouvelles technologies, de les rendre facilement transformables passant rapidement d’un statut entièrement piéton à partiellement voire exclusivement accessibles aux automobiles selon les heures et/ou les jours en fonction des besoins et des attentes. Cela aurait eu comme bienfait de limiter l’ensemble des nuisances, y compris écologiques dues aux saturations sur les quais hauts et sur les voies annexes.
Et l’espace-temps de nos bâtiments ? Tous ces milliers de m² sous-utilisés, quelle ressource ! Comment les valoriser ? Sans doute en commençant par mesurer et quantifier leurs usages, considérer le taux d’usage des m² construits.
Le coût/m² d’un bâtiment fortement pratiqué, d’un quartier vivant ou d’une place publique intense peut sembler cher, si il ou elle est bien conçue avec des matériaux de qualité. Mais si ce calcul est effectué avec le rapport coût/(m² x taux d’usage) il sera beaucoup moins cher que n’importe quel rond-point, parking ou espace en déshérence.
Comparer des coûts de construction au m² n’a plus de sens. Un espace, un logement, ce ne sont pas des m² mais des lieux qui intègrent de l’intime et aussi des relations sociales, du bien-être, du partage, des services. La question n’est plus aujourd’hui d’optimiser des coûts de construction/m² mais des coûts de construction/ (m² x taux d’usage). Ce qui aurait comme première implication de décupler la taille de notre habitat grâce au partage simultané et/ou alterné et de recréer des polycentralités de ville intense dans les périphéries pour apporter aux citadins l’échange, les services de quartier qui leur manquent en complément du diptyque anonymat/lien social que doivent nous faire redécouvrir nos villes.
C’est en retissant contextuellement, attentif à intensifier, valoriser et donner du sens à chaque parcelle d’espace – dent creuse, circulation, voirie automobile ou piétonne, espaces interstitiels – et en les organisant de manière systémique et heuristique que seront améliorées nos périphéries urbaines et donc nos villes.
Il s’agit aussi d’augmenter le taux d’usage de certains bâtiments dans nos métropoles, principalement ceux qui sont situés proches des nœuds de transport. Il y a pour cela des solutions mais le numérique, à travers le «smart-building» ou bâtiment astucieux, est un nouvel outil qui peut nous y aider. Comme tout outil, ce n’est pas une fin en soi, mais de la même manière qu’il aide à mieux remplir nos voitures avec du covoiturage, il aidera notamment à mieux utiliser et/ou partager nos espaces ou plutôt à transformer nos espaces en n-spaces* avec comme incidence de nombreuses externalités positives parmi lesquelles : faciliter l’entraide et les relations de voisinage, augmenter notre pouvoir d’achat, multiplier la diversité des atmosphères construites (nature des lieux) et participer à l’installation et l’organisation d’une économie sociale et solidaire, voire d’un modèle d’économie symbiotique de proximité (cf L’économie symbiotique, Isabelle Delannoy).
Eric Cassar
*L’n-spaces (prononcer ènspaces) est un espace pluriel, augmenté, connectable dans les mondes physiques et virtuels. Multidimensionel, l’n-spaces caractérise l’ensemble des dimensions d’un environnement et la nature des liens qu’il entretient avec les autres environnements et avec ses habitants.