L’invitation presse avait de quoi intriguer : «trois concours récents ou juste gagnés par Thomas Coldefy & Isabel Van Haute, 31 ans / CAAU». Suivaient un institut du design à Hong Kong, un immeuble mixte de 9.800 m² de bureaux et de logements à Lille et 130 logements à Amiens. Si une telle réussite a de quoi surprendre, elle n’est pas due au hasard. Portrait.
En août 2006, «mon père me dit ‘Merde, on est dans la merde’,» se souvient Thomas Coldefy, 30 ans tout juste aujourd’hui, et fils de Bertrand Coldefy, lequel a créé son agence à Cambrai en 1984, puis à Lille en 1999. L’exclamation, liée à la surprise, ne peut dissimuler une grande fierté ; en effet, elle intervient lorsque le fils apprend au père que l’agence vient d’être retenue, parmi 162 candidatures du monde entier, parmi les cinq finalistes pour la construction de l’institut du Design à Hong Kong (HKDI). La réaction est révélatrice de la taille du challenge. Si l’agence a construit des bâtiments dans des domaines très divers allant des équipements publics dans les secteurs de l’enseignement (écoles, collèges, lycée, universités), de la culture (musées, bibliothèques), du sport, de la justice (palais de justice), de la santé (hôpitaux) aux constructions privées (immeubles d’habitation et de bureaux, sièges sociaux, bâtiments industriels, ensembles commerciaux…), 42.000m² à Hong Kong n’est pas tout à fait son pain quotidien.
Ce n’est pas, et de loin, le seul challenge auquel l’agence doit faire face. D’autant que quelques mois plus tard, en novembre, père et fils apprennent qu’ils sont lauréats du concours. Le pari tenté par Bertrand et Thomas – la reprise à terme de l’agence du premier par le second – prend forme mais dans des proportions que ni l’un ni l’autre n’auraient jamais imaginées. Et encore n’avons-nous encore rien écrit du rôle d’Isabel Van Haute.
Il est loin le temps quand Bertrand Coldefy intimait, plus que suggérait, à Thomas de faire du droit plutôt qu’archi puisqu’ «architecte est un métier qui procure un peu de plaisir pour beaucoup de contraintes». Thomas a finalement effectué une année de droit. Sauf que… Sybil, sa sœur aînée de deux ans, suivait les cours de l’Ecole Spéciale d’architecture (ESA) de Paris, dont Bertrand est lui-même diplômé. Le frère et la sœur partageaient alors l’appartement de famille, rue St Honoré à Paris («notre appartement de campagne car mon père, Parisien, tenait à avoir un pied-à-terre en ville,» se marre Thomas). «Pendant que je me languissais en droit, je voyais ma sœur qui faisait des maquettes pour l’ESA ; l’architecture est beaucoup plus amusante vue de l’extérieur, ça donne envie,» explique ce dernier, dans ce même appartement où se tient la rencontre. En désespoir de cause, le jeune homme prend sa plus belle plume et écrit une lettre à son père. A la rentrée suivante il intègre l’ESA, sans surprise, dont il est diplômé en 2002. Il est alors temps de partir, sous l’impulsion entre autres de ses parents, «pour apprendre les langues».
Dans le petit salon de l’appartement de la rue St Honoré, Isabel Van Haute écoute poliment son mari conter cette histoire qu’elle connaît par cœur. Tous deux ont le même âge, le même métier et, s’il est permis de l’écrire ainsi, le costume de l’emploi ; pantalon noir, chemise blanche, veste (pour elle) et cardigan (pour lui) noirs. Leur histoire est relativement similaire. Isabel est Belge, a grandi près d’Anvers (belge flamande donc) et si ses parents n’étaient pas architectes, sa mère est professeur d’arts plastiques. Dernière de trois sœurs, elle voit sa sœur aînée faire des études d’architecture qui «lui plaisaient». Elle-même est attirée par le côté scientifique et artistique de ce métier, elle aussi décide d’aller à la même école que son aînée tout en partageant un appartement avec elle. A peine diplômée de l’Ecole Saint-Luc à Gand, elle veut partir, en France notamment.
«Coup de bol,» dit-elle. Dominique Perrault a décroché le projet de l’aéroport de Schiphol, à Amsterdam et cherche des architectes parlant le Néerlandais. «J’étais la seule dont c’était la langue maternelle et, du coup, j’accompagnais Dominique Perrault,» se souvient-elle. Elle est également chef de projet sur le concours du lycée français au Caire. Il y a pire en guise de formation. Elle ne restera pourtant qu’un an. «Peut-être est-ce pêché d’orgueil mais je trouvais que j’étais assez mal payée,» se souvient-elle en riant, assurant cependant garder de l’expérience «un super souvenir». Orgueil peut-être, ambition sans doute, comme elle allait rapidement le démontrer puisque, après un détour dans deux petites agences qui ne lui laissent pas un souvenir impérissable, elle intègre l’équipe de concours de SCAU d’Aymeric Zublena.
Thomas est déjà dans la place, placé dans l’équipe qui travaille – «du permis jusqu’à l’APD» -avec Tadao Ando sur le projet de la Fondation Pinault sur l’Ile Seguin à Boulogne-Billancourt. «Travailler avec une équipe de conception japonaise, cela éveille à beaucoup de choses tant les Japonais s’impliquent sur les projets ; cette étude m’a marqué,» dit-il. Pas tant cependant que l’arrivée d’Isabel : «un coup de foudre,» dit-il. «J’apprends qu’elle est Belge,» dit-il encore en riant. Toujours est-il qu’Isabel n’est pas disponible. Avec «assiduité et obstination», il se débrouille alors pour arriver le premier ou partir le dernier et déposer une fleur, cueillie dans un jardin voisin, sur son bureau. C’est kitch au possible mais Isabel est touchée : «c’était magique, secret, je ne savais de qui cela venait,» dit-elle aujourd’hui. SCAU comptait alors environ 80 bonshommes. Rien qu’à cette évocation, Thomas en rougit encore. Ils quitteront bientôt l’agence ensemble et, après un détour chez Patrick Berger (pour elle) et Franck Hammoutène (pour lui), prendront très vite la direction de New York.
Là, de 2004 à 2006, Thomas intègre l’agence Kohn Pedersen Fox (KPF) quand Isabel rejoint celle de Richard Meier&Partners (Excusez du peu !), deux agences qui auront une influence déterminante dans leur jeune carrière. Pour sa part, Bertrand Coldefy, une génération plus tôt, a passé plusieurs années à Chicago chez Harry Weese & Associates, puis une a collaboré, de 1972 à 1975, à la réalisation de la tour CB3, à Paris-La Défense, au sein de l’agence Saubot et Jullien, mandatés par Skidmore Owings & Merrill (New York).
Ce parcours du père a aussi une importance déterminante sur la jeune carrière du fils. «Nous serions bien restés à New York,» expliquent Thomas et Isabel. Mais Bertrand, alors âgé de 62 ans, est venu frapper à la porte de Thomas avec une question grave : que faire de l’agence ? La transmettre bien entendu. Une proposition vécue comme un «challenge» par le fils, une «opportunité» par Isabel. Les voici donc tous deux à Lille en février 2006. «Je débarque dans l’agence, le fils du père,» raconte Thomas qui se souvient encore de son appréhension. Il s’emploie à travailler sur les projets en cours tandis qu’Isabel s’emploie sur les chantiers en cours de l’agence.
A New York, tous deux avaient participé à un concours d’idée pour une tour, la ‘Versatile Tower’. Aussi, tout en observant le fonctionnement de l’agence, ils cherchent un projet qui leur serait propre et tombent sur le concours du HKDI. C’est, au fond, le premier défi d’envergure qu’ils mènent ensemble dans un cadre professionnel. «Dans une bulle», sous les regards dubitatifs des collaborateurs de l’agence, ils se lancent à fond dans le projet – «on a tout donné,» se souvient Isabel. Leur passion se révèle communicative et deux architectes viendront ‘charretter’ avec eux pour livrer le projet dans les temps. «Nous voulions nous prouver quelque chose ainsi qu’à notre environnement,» analyse Thomas a posteriori. Banco, ils sont dans les finalistes ; Thomas a «des palpitations» et Bertrand en comprend d’emblée toutes les implications.
Si gagner la seconde phase n’était pas forcément l’objectif, le fait est que cette réussite soudain galvanise les énergies et modifie les plans de Thomas et Isabel. Leur mariage était prévu pour le 2 septembre. Mais, retenus fin juillet, le rendu devait être prêt pour octobre ; ils annulent le voyage de noce tandis que Coldefy père et fils se rendent à Hong Kong. Thomas, qui a travaillé sur des projets en Asie avec KPF avait contacté, lors de la première phase, son ancien employeur afin qu’il lui recommande des architectes chinois. «Rappelez-nous si vous passez le cap de la sélection,» leur avait répondu l’un d’eux. Cette fois, P&T architects and engineers à Hong-Kong, s’engage. Le même réseau KPF leur permet d’accrocher rien moins qu’ARUP en bureau d’études. Thomas se souvient de sa première réunion, à 27 ans, face à ces pointures : «’OK Thomas, how do you want us to work ?’ Je ne me suis pas démonté car il me fallait être leader,» se souvient-il. «On se marie et on se remet au boulot,» se souvient Isabel. Ils sont lauréats. Vertu des concours anonymes, Richard Meier, membre du jury, n’a jamais su lors des délibérations qui étaient les finalistes.
Pour l’anecdote, après le rendu, les jeunes mariés décident de prendre un repos bien mérité dans les termes de Vals de Peter Zumthor. A peine arrivés, ils reçoivent un coup de fil inquiet de leur partenaire architecte chinois : «le client va vous donner le projet mais il faut le rassurer quant au budget et compléter la documentation». Les vacances seront de nouveau écourtées. Thomas complète l’histoire en révélant ici que les compétences du père se sont révélées «fort utiles». Toujours est-il qu’afin de bien montrer leur détermination à contrôler le projet, Thomas et Isabel s’installent pour quatre mois à Hong Kong, recrutent deux architectes de Chicago («merci Bertrand» une nouvelle fois) et négocient leurs honoraires pour ce marché à 45 millions d’euros (coût projet, total travaux estimé de 78 millions d’euros), «ce n’est pas Byzance mais on rentre dans nos frais,» relève Thomas. Le bâtiment, en chantier, sera finalement livré en 2010.
Cette réussite donne enfin un sens concret au retour en Europe des deux tourtereaux (aujourd’hui parents d’une fillette de cinq mois). «Nous avions une carte en main pour envisager un développement selon, en partie, nos centres d’intérêt. Je suis peut-être le fils de mais j’apportais une vrai valeur ajoutée,» note Thomas. Qui oublie ici que CAAU faisait partie, sans lui, des cinq finalistes du concours international du Louvre 2 à Lens (associés à Steven Holl), ce qui n’est pas une broutille. Mais le fait est que la mayonnaise prend. D’une part, Thomas, devenu associé, et Isabel ont pris confiance et savent désormais que l’audace peut payer. Ils gagnent ainsi successivement sur concours la construction d’un immeuble mixte de 9.800 m² de bureaux et de logements dans la ZAC Porte Valenciennes à Lille en janvier 2009 et la construction de 130 logements (18 maisons individuelles, 12 maisons en bande, 52 appartements semi collectifs, 1 immeuble de 48 appartements) dans la ZAC Paul Claudel à Amiens en mars 2009.
D’autre part, ils comprennent l’un et l’autre que la réalité d’une agence de 13 personnes a des contraintes auxquelles il convient de réfléchir profondément. «On ne peux pas faire les cons avec l’agence,» résume Thomas dans un raccourci qui lui sort du cœur. «Au début, Bertrand disait que nous étions fous,» confirme Isabel. «Il nous met les pieds sur terre et nous donne cette prudence qui nous a permis de mûrir rapidement,» soutient Thomas. «C’est difficile, nous avons toujours très envie de faire un méga projet,» se marre Isabel. En réalité la vraie question est : quelle évolution pour l’agence ? «Un gros sujet,» convient Thomas.
«Je fais en sorte de renouveler l’équipe avec quelques architectes neufs dans l’agence,» explique Thomas, qui reconnaît par ailleurs volontiers que ni Isabel ni lui-même ne sont «très forts pour l’instant» pour ce qui concerne les aspects management et gestion. Ce qui explique en partie le choix d’Isabel de n’y travailler désormais qu’à mi-temps, l’autre mi-temps étant consacré à une autre agence, en Belgique. L’équilibre entre la fougue des jeunes architectes et les contraintes de l’entreprise d’architecture n’est pas si simple à trouver. D’autant plus qu’ils ne veulent pas tirer un trait sur (leur) «naïveté» puisqu’elle est source de succès. Isabel et Thomas ont au moins acquis la certitude suivante : «Il y a différents terrains de jeux : des projets attendent des réponses intelligentes et audacieuses, d’autres des réponses intelligentes et raisonnables,» disent-ils. Bertrand Coldefy peut être rassuré. «Une naïveté pragmatique ?» propose Thomas.
Restent les différences culturelles liées à la différence de génération. «Les media, le graphisme, la 3D sont des sujets qui dérangent la génération de mon père qui n’y voit qu’écran de fumée sur le fond,» relève Thomas. Isabel et lui ont compris par ailleurs l’importance de la communication même s’ils s’y révèlent de parfais néophytes (d’où ce contact intriguant vers la presse spécialisée qui a éveillé notre curiosité. NdA). Thomas se dit ainsi frustré du peu de reconnaissance de la presse française pour le projet de HKDI. «Après Hong Kong, le téléphone ne sonnait pas plus qu’avant,» dit-il, encore étonné.
En témoignent selon lui les dures critiques reçues lors de leur première tentative aux NAJA. «Hong Kong est un projet incroyable mais qui en dit peu sur la capacité à travailler à la petite échelle,» est l’une d’elle. «Il nous faut un copain qui nous demande une petite extension,» ironisent Thomas et Isabel. «Un OVNI posé sur Hong Kong sans réflexion urbaine» en est une autre. Comme si le projet avait été conçu hors contexte. Cela dit tous deux conviennent avoir alors mal préparé leur dossier et prévoient de retenter leur chance lors de la prochaine session. Et pas seulement pour flatter leur ego. «Nous recherchons des programmes qui demandent des scenarii atypiques et, pour cela, les NAJA aident beaucoup,» pensent-ils.
L’étiquette ‘architecte lillois’ ou ‘architecte local’ ou ‘architecte de Province’ leur pèse également. «Nous voulons être architectes tout court,» disent-ils. Miracle de la jeunesse ; ils ne savent même pas encore tout à fait qu’ils le sont déjà…
Christophe Leray
Cet article est paru en première publication sur CyberArchi le 22 avril 2009