Herbert Wright est journaliste et auteur d’architecture au Royaume-Uni, un pays où la critique est réputée vigoureuse. Laquelle serait aujourd’hui étouffée par la générosité des « public relations » des agences (de voyages) ? Chronique d’Outre-Manche.
Ecrire sur l’architecture, principalement pour le magazine Blueprint, m’a emmené en 2018 dans dix pays autres que le Royaume-Uni. Idem en 2019. J’arrivais parfois à Paris ou à Berlin en train ou en bus mais, généralement, les voyages se faisaient en avion.
Depuis le Covid-19, de tels voyages ont disparu et Blueprint a cessé ses publications. Mais une année clouée au sol à Londres a révélé plus que la seule arrogance des déclarations en faveur du développement durable tout en volant vers Séoul, Singapour ou Chicago. De quoi faire apparaître en surface une question longtemps immergée : qu’est-ce que d’être un critique d’architecture ?
Je me suis demandé qui lisait mes papiers, et pourquoi ? Quoi que j’écrive pouvait-il changer le monde ? Ou étais-je seulement un auteur spécialisé dans les voyages qui décrivait des spécificités architecturales comme un critique gastronomique jet-set peut écrire sur des cuisines exotiques ?
D’où cette question obsédante : suis-je simplement au service d’une agence ou d’une institution architecturale, avec ses intérêts bien compris, dont j’amplifie le spectacle qu’elles présentent à la société ? La propagande du spectacle est que le monde est meilleur parce que les architectes le conçoivent. Peut-être, parfois.
Le dilemme est clair lorsque les architectes et leurs agents de relations presse sont généreux avec les billets et l’hospitalité. Bien entendu, toute entreprise doit être fière du travail bien fait, et sa publicité peut apporter davantage de travail. Mais l’heureux journaliste invité peut-il être vraiment critique ? Si il ou elle est trop critique, il/elle peut être exclu(e)s des futurs grands raouts qui sont, en eux-mêmes, des sources d’articles d’importance.
Pour autant, la critique doit se garder du cynisme. Parfois, le ton d’un auteur est si négatif qu’il ressemble à celui d’un adolescent émotif et angoissé. Oui, il faut exposer les défauts, être sceptique. Mais il y a une vieille chanson de Groucho Marx intitulée « Whatever It Is, I’m Against It » (quoi que ce soit, je suis contre), et cette antienne ne peut donner lieu à critiques impartiales.
Au Royaume-Uni, il existe sept magazines d’architecture par abonnement en version imprimée, et encore plus de titres couvrant des champs plus larges de la conception. Quel architecte a le temps d’en parcourir même plus d’un ? Quel non-architecte peut s’y retrouver dans une langue chargée de jargon architectural et lourde de présupposés ?
Si le contenu est critique, il touche probablement aux mantras familiers de durabilité, de communauté, de création de lieux, de justice sociale, etc. Il s’agit de questions primordiales mais, répétées à l’infini dans la chambre d’écho des médias spécialisés, elles deviennent une routine politiquement correcte.
Prenons l’exemple de la durabilité. De nos jours, c’est une case à cocher dans la critique d’un critique – comme dans de nombreux bureaux d’architectes, où le prix d’une certification de notation comme HQE, BREEAM ou LEED devient un substitut pour une nouvelle réflexion face à la menace existentielle de l’urgence climatique.
Bien sûr, les architectes rédigent leurs propres textes. Non édités, et allant du battage médiatique effronté aux méandres obscurs, ils inondent les sites d’agglomération de contenu tels que archdaily.com (qui a aussi du bon contenu éditorial !). Le texte du projet devient une excuse pour les images, parfois signées par des photographes avec des noms plus grands que ceux des architectes. Le focus se dissipe dans l’essorage de la corne d’abondance d’images dans laquelle un bâtiment n’importe où sur la planète peut nous retenir pendant quelques secondes jusqu’à ce que nous passions à autre chose.
Que peut faire un critique pour que les mots vaillent le coup d’être écrits ? L’honnêteté est vitale, mais parler à haute voix l’est tout autant. Trop souvent, je me suis livré à des réflexions intellectuelles sur l’esthétique et les références d’un projet tout en atténuant les problèmes critiques plus profonds. C’est une forme de lâcheté. Il y a pourtant des sujets sur lesquels nous, les critiques, devrions crier fort de façon à être entendus.
En 2020, dans le magazine Baumeister, j’ai remis en question l’agenda de construction écologique de l’Allemagne en rappelant que les Allemands mangent en moyenne 90 kg de viande par an. Pour Abitare (Italie), mon article sur le nouvel aéroport de Pékin, signé ZHA, posait la question de la nécessité de construire de nouveaux aéroports au regard de l’urgence climatique ? Dans le magazine coréen C3, j’ai fait valoir (à nouveau) que nous avançons en somnambules dans un avenir numérique immersif. L’architecture doit lutter avec âpreté contre l’érosion de l’authenticité et la dévalorisation de l’artisanat et de la créativité.
J’espère que, à lire ces lignes, des architectes prendront le temps de la réflexion car la réflexion est la meilleure chose qu’un critique puisse susciter. Et laissons le critique n’être ni dupe de l’architecte ni un pleurnichard inconsolable mais une voix pour réveiller les endormis.
Herbert Wright
Journaliste et auteur
Londres, février 2021