La quantité est-elle un paramètre indispensable de l’innovation ? L’idée répandue est que plus est grand un bâtiment plus large sera pour l’architecte l’opportunité d’innover. Au point d’ailleurs qu’il est permis de penser que des bailleurs pourraient mettre leurs forces et ressources en commun pour donner à leurs projets une dimension critique propre à démultiplier leur capacité d’innovation. Cela bien sûr pour les architectes qui ont de l’imagination.
Tout ceci pour dire que les petites opérations de logements sont rarement, en apparence, propices à l’innovation. Le fait est pourtant qu’à bien y réfléchir, la taille de l’opération n’est peut-être pas un élément fondamental. C’est la pensée McDo : 30€ de profit au m² pour 10 m² ou 3€ au m² pour 100 m², le ratio est le même. De fait, même pour un immeuble à 100 logements, à 1 500€ le m², l’innovation risque de n’être guère au rendez-vous. En revanche, la petite taille d’un projet n’est-elle pas justement source d’innovation ? Cela vaut en tout cas souvent pour la maison individuelle.
Toujours est-il que, quelle que soit la taille du projet, l’aléa de l’innovation est qu’elle n’a que rarement sa place dans le montage de l’opération et c’est en fait toujours l’architecte qui fait (doit faire ? devrait faire ?) la différence. L’immeuble du 85 rue Championnet, dans le XVIIIe arrondissement de Paris, livré par Chartier-Corbasson en mars 2017, avec 12 logements à 2 000€/m², en est une illustration singulière et culottée.
En fait, il n’y avait plus de 85 de la rue Championnet mais une parcelle vide, une dent creuse au plan «alambiqué». La rue fut construite au XIXe en l’honneur de Jean-Etienne Championnet, général de division sous la Révolution, et présente de tout son long un ruban de façades toutes plus ou moins identiques, comme autant de médailles au garde-à-vous. Selon Karine Chartier et Thomas Corbasson la question posée était celle de la continuité et de l’inscription de leur immeuble dans «cet alignement à perte de vue de façades haussmanniennes».
Ils n’avaient d’évidence guère de marge quant au gabarit, réglementations urbaines obligent. Ils ont su cependant tirer parti de la loi ALUR et sont montés jusqu’à R+7, le retrait des deux derniers niveaux rendant parfaitement invisible de la rue le duplex au sommet de l’immeuble. C’est d’ailleurs cette capacité à créer du m² qui a emporté l’adhésion du maître d’ouvrage, un promoteur privé. «Nous avions une simulation pour le concours mais ce fut intéressant de voir le projet se transformer en fonction des évolutions réglementaires et des souhaits du maître d’ouvrage. Au début nous vendions un T2 qui est devenu un T3 en location», révèle Karine Chartier. A la fin, 932m² pour un coût de travaux de 2,1M€.
De fait, l’immeuble – 5 T2 et 5 T3, un studio et un duplex de 130m² avec vue sur le Sacré-Cœur – est entièrement destiné à la location. Ici, près de la porte de Clignancourt, le quartier n’est pas des plus engageants – pas le moment sans doute pour faire une rapide culbute financière – mais dans 20 ans ? Intramuros ? Comme quoi un bailleur privé peut parfaitement créer du logement locatif privé et espérer gagner de l’argent. Vision à long terme sans doute. Alors si en plus il a le goût de l’architecture.
L’invention de la façade donc. L’idée des architectes fut de photographier la façade adjacente à leur immeuble et de la reproduire sur les 1 000 panneaux, tous différents, qui habillent la leur. Le bâtiment offre ainsi l’image exacte de la façade de l’immeuble à côté. Ce n’est pourtant pas une copie, pas un pastiche et beaucoup plus qu’une image. L’effet est saisissant et apporte, parmi d’autres, une réponse subtile à l’éternelle question de la limite entre l’architecture et son image.
Tous les volets fermés, il s’agit sans conteste d’une façade haussmannienne. Ces volets disposent d’ailleurs d’une quincaillerie dessinée pour l’occasion, ou quand l’architecture et le design font chambre commune.
Les volets ouverts laissent entrevoir derrière la façade un bâtiment tout à fait actuel : des logements traversants et lumineux, deux appartements seulement par palier, lequel est d’ailleurs baigné de lumière naturelle. Des pavés de verre diffusent encore de la lumière à un escalier en métal qui, sur fond du mur en pierre ravalé de l’immeuble voisin, est une élégance en soi.
La séquence d’entrée est animée de grands panneaux (3X1m) de céramique grise qui cachent et découvrent astucieusement les locaux techniques. Même l’entrée est traversante puisqu’elle est ornée d’un minuscule jardin autour d’un chêne ceint de pierres de meulières.
Mais c’est la façade qui fait l’immeuble.
L’image pixelisée de l’immeuble d’à côté fut usinée sur les panneaux de Trespa, lesquels furent ensuite fixés sur une structure métallique qui au dernier étage fait également office de garde-corps. A bien y regarder, de découvrir des différences dans l’épaisseur des joints ou des barreaux de la structure pas tout à fait parfaitement alignés mais c’est à ces détails que se dévoile le travail d’orfèvre nécessaire à la réalisation de cette façade unique à Paris et sans doute ailleurs. Autre avantage, et non des moindres, voilà une façade solide, pérenne et facile d’entretien.
Le tout, intérieur et extérieur, est également parfaitement exécuté. Le constructeur est à la visite de presse et pas peu fier. «C’est génial de pouvoir choisir son entreprise», soulignent les architectes.
Enfin, ultime élégance et ultime nécessité, «l’immeuble se déforme et se gonfle comme pour occuper le maximum, rentabiliser l’espace, offrir les logements les plus grands possible», expliquent Karine Chartier et Thomas Corbasson. Dit autrement, la façade est désalignée, pas droite, ce qui donc a permis de gagner quelques m² et de donner un effet supplémentaire à l’ouvrage. Il est d’ailleurs dommage que nulle photo ne puisse rendre tout à fait grâce de l’impression produite.
Surtout, c’est aussi une façon pour l’ouvrage d’affirmer sa contemporanéité : il s’est plié à tous les codes de la rue haussmannienne mais il est indubitablement contemporain. Avec ses balcons et loggias, il est d’ailleurs beaucoup moins raide et au moins aussi confortable, sinon plus, que ses prédécesseurs et voisins.
Christophe Leray