Une intervention radicale sur le paysage à Derna (Lybie) explique les inondations catastrophiques de septembre 2023. La critique semble facile a posteriori ; l’alternative présentée par l’intervention minimale définie par Bernard Lassus est-elle pour autant possible ? Deuxième partie (II/III) : Barbossi.
Après avoir évoqué les principes de l’intervention minimale dans l’art du paysage élaborés par Bernard Lassus*, un exemple sera plus parlant qu’un long exposé théorique. J’ai déjà expliqué quelques-unes des incertitudes que le fleuve Riou impose aux habitants, aux commerces et au golf près du centre de Mandelieu (Alpes-Maritimes).**
Avant d’y pénétrer le Riou traverse une immense propriété, Barbossi, comportant un golf abritant une collection de sculptures contemporaines, un club équestre, des vignobles classés et d’autres espaces cultivés, une meute de loups et une harde de sangliers. Les 1 350 hectares du domaine (un tiers de la surface de la commune de Mandelieu) séparent les quartiers urbanisés de Mandelieu-La Napoule des 770 hectares du parc protégé de l’Estérel.
Barbossi a subi en 2007 un incendie qui avait imposé l’évacuation des chevaux, puis une inondation par le Riou qui avait conduit le propriétaire à faire installer des enrochements sur les rives du Riou pour protéger le golf. L’inondation meurtrière de 2015 ayant emporté une partie de ces enrochements, modifiant sans doute l’inondation en aval, avait aussi provoqué l’ire des pouvoirs publics, une rupture de communication avec le propriétaire et l’impossibilité de sortir de l’impasse suscitée par l’absence de solution acceptable par le propriétaire, l’État et le maire.
Pour prendre une première mesure des enjeux, il suffit de regarder les cartes des risques d’inondation, de submersion et d’incendie recensés par les pouvoirs publics auxquels est exposée Mandelieu-La Napoule. Elles montrent, non seulement les défis auxquels doit faire face le domaine de Barbossi, mais aussi le rôle crucial du domaine pour la mise en place d’un urbanisme résilient à Mandelieu.
La situation est en réalité encore plus complexe. En effet, une partie du domaine constitue un site protégé, le propriétaire poursuit des objectifs liés à des activités économiques prestigieuses d’ordres profondément différents, l’État est dans l’obligation de faire respecter des lois de protection de l’environnement qui interfèrent avec les possibilités d’aménagement nécessaires pour la ville du fait des incertitudes dues aux incendies, à l’inondation et à la submersion, cette dernière qui imposera notamment un retrait du trait de côte. En résumé le statu quo tout autant que sa modification apparaissaient impossibles quand j’ai été appelé.
Il est essentiel de comprendre que, bien que les interventions en termes d’aménagement doivent être spécifiées pour chacun des biotopes formant un paysage en mosaïque, les négociations qui y conduisent impliquent nécessairement les acteurs d’autres biotopes car la partition du territoire par une mosaïque de systèmes vivants n’en est pas moins l’effet de multiples interdépendances.
Je prendrai un seul exemple, l’aménagement du fleuve côtier, le Riou, dans sa traversée de Barbossi.
L’intervention Radicale à Barbossi
Le golf s’étend principalement sur la rive gauche, environ six mètres au-dessus du fleuve, là où les reliefs sont les plus doux. La rive droite est plus escarpée, s’élevant à environ soixante mètres au-dessus du fleuve. Elle marque la limite des massifs de l’Estérel.
L’installation du parcours, composé de 18 trous, et donc d’autant de départs, de fairways et de greens, oblige à se rapprocher du lit du fleuve au plus près, avec pour conséquence des berges très pentues. Lors des crues, ces berges, presque verticales, sont livrées à l’érosion dans les courbes accentuées du Riou, provoquant des effondrements par endroits. Le propriétaire, inquiet des chutes de berges, et de la perte de fractions du parcours, les a fait protéger à grands frais aux endroits les plus exposés (voir image 02 ci-dessus).
Sur les conseils d’un hydraulicien, et sans l’avis des services de l’ État, il a fait construire un enrochement vertical sur quelques centaines de mètres, espérant protéger définitivement les parcours des trous 4, 6, 7 et 8.
La forêt qui couvre une partie de son domaine abrite une harde de sangliers dont certains pénètrent dans le lit du Riou, le remonte, et cherchent, quelquefois avec succès, à pénétrer sur le golf dont ils labourent les pelouses. Afin de mettre un terme à ce grave inconvénient, il a également fait installer une haute haie de grillage interdisant aux sangliers toute possibilité de monter du lit du fleuve sur les greens de la rive droite.
Cette double intervention radicale semblait parfaitement fonctionnelle, bien qu’elle fût jugée peu esthétique car son artificialité même faisait injure au paysage du massif de l’Esterel, alors même que le spectacle de la montagne faisait partie de l’agrément du golf.
La crue de 2015 a été si turbulente que l’eau a affouillée la rive sous cet enrochement qui s’est affaissé dans la rivière, démontrant par la force des choses que les services de l’État avaient raison, après la crue, de s’opposer à la radicalité de l’intervention. La crue provoqua aussi la mort de six personnes en aval et des habitants crurent même que les rochers avaient contribué à accroître la violence de la crue, et intentèrent un procès au propriétaire.
L’État ne mit pas en cause l’effondrement des rochers, mais par prudence en exigea l’enlèvement total, ainsi que la dépose de la passerelle 3 parce que, reposant sur deux pieds posés dans le lit du fleuve, elle constituait une source potentielle d’embâcle.
Le propriétaire fut ainsi plongé dans une situation inextricable. Financer l’enlèvement de rochers dont la pose lui avait couté très cher ne pouvait pas lui sourire mais, surtout, cela revenait à rendre au fleuve la liberté de manger peu à peu plusieurs greens de son parcours, donc accepter de remettre en cause l’existence du golf.
De plus la suppression de la passerelle 3 rendait inaccessible les trous 4 et 5 aux voiturettes utilisées par les golfeurs. Il refusa d’obtempérer immédiatement, pour prendre le temps d’une réflexion, créant une situation de tension entre lui et l’État.
J’ai été consulté par le propriétaire en 2022, et j’ai entrepris avec les services de gestion du domaine et surtout avec le concours de l’hydraulicien, Bernard Couvert, un examen systématique des formes d’exposition aux risques naturels, et des conflits avec les règlements nationaux relatifs en particulier à la protection des sites, aux risques d’incendie et à la protection de la vie sauvage.
(À suivre)
Éric Daniel-Lacombe
Architecte DPLG, Professeur titulaire de la chaire « Nouvelles Urbanités face aux risques Naturels : Des abris ouverts » à l’École Nationale Supérieure d’architecture de Paris-la Villette.
* Lire L’Intervention Minimale, de Derna à Mandelieu : Derna (I/III)
– Lire L’Intervention Minimale, de Derna à Mandelieu : Mandelieu (III/III)
** Lire À Mandelieu-la-Napoule, le pire n’est (peut-être) plus à venir
Retrouver toutes les Chroniques de la catastrophe annoncée d’Eric-Daniel-Lacombe.