Faut-il parler de dégradation, d’effondrement, ou simplement d’évolution du rôle de l’architecte dans la fabrique de la ville ? Comment les Majors sont-elles devenues des « opérateurs urbains » ? Première partie en trois tableaux.
Les temps sont incertains. Ici le maître d’œuvre vit de beaux jours, là il est pris dans l’orage, ailleurs il piétine dans le désert. Vu d’aéroplane son rôle, son statut, ses prérogatives s’étiolent depuis un demi-siècle. À travers l’essoufflement de la commande publique et l’essor des promoteurs privés, sa position, en s’effritant, a évolué d’une position de chef d’orchestre à celle de prestataire au sein d’équipes pluridisciplinaires constituées par les donneurs d’ordre. La roue tourne, les acteurs évoluent, les positions s’hybrident. D’un vaste éventail de situations qui ne s’auraient être énumérées s’en détachent quelques-unes.
Premier tableau – En scène trois mousquetaires : les collectivités territoriales, les promoteurs devenus aménageurs et les urbanistes/architectes. Auxquels s’adjoint comme chez Alexandre Dumas l’irruption d’un quatrième protagoniste en d’Artagnan, ou plutôt en vilain petit canard, plus ou moins apprécié selon son potentiel d’investissements, écouté ou méprisé, mais au fond essentiel : l’habitant et ses attentes.
Entre les trois premiers acteurs, les relations agitées vont du pire au meilleur. Dès le tournant des années 2000, la fabrique de la ville fait face à des enjeux qui s’exacerbent. Pressions diffuses mais réelles et grandissantes, dont la crise écologique devient en deux décennies le catalyseur, le parangon et le fer de lance, justifié ou non, d’un bouleversement profond des préoccupations liées aux constituants de l’urbain et de l’architecture.
La multiplication des items – respect de la planète et de l’environnement, raréfaction des ressources, production d’énergie, performance des bâtiments, recyclage, économie circulaire, évolution des modes de vie – pousse peu à peu à une approche globale dans laquelle les promoteurs discernent un fort potentiel de développement de leurs activités. Objectif : devenir les acteurs irremplaçables auprès des collectivités territoriales, de l’aménagement, en particulier des nouveaux quartiers – vite baptisés écoquartiers – en maîtrisant à travers maison mère et filiales l’ensemble des paramètres de leur mise en place, viabilisation, retraitement, construction, fabrication, gestion, de la grande à la petite échelle.
Dès les années 2010, les Majors se dotent de bras armés qui, du foncier à la prise en compte des nouveaux usages des occupants en passant par les programmes et la réalisation, proposent leurs services et s’imposent en « opérateurs urbains », vocable ronflant qui les présuppose efficaces.
Au détriment ou au bénéfice des collectivités territoriales ? C’est selon. Pour celles modestes ou qui ne sont plus ou pas préparées à supporter et à gérer les opérations complexes liées à l’aménagement, c’est pain béni. Qui peut se révéler dur et sec. En confiant la destinée de leur développement urbain à des « professionnels » de l’immobilier, elles se déchargent d’un fardeau chaque année plus lourd et ardu mais se livrent pieds et poings liés au privé, abandonnent leurs prérogatives régaliennes et obèrent leur liberté de manœuvre.
Sans lister les possibilités de faire entendre leur voix, faut-il encore qu’elles en aient une. Qui ne dépend pas obligatoirement de leur taille mais de l’engagement du politique. Face à la puissance des Majors, les villes, les communautés de communes sont mieux armées mais ce n’est pas une règle. Le plus efficace pour elles serait de maîtriser leur foncier – le nerf de la guerre toujours et encore – et de savoir ce qu’elles souhaitent en faire.
Tout développement urbain majeur devrait faire l’objet, au-delà du PLU, d’une réflexion approfondie, en amont, des élus, des bailleurs et de leurs services aidés par des urbanistes architectes dûment sélectionnés par concours pour, avec eux, s’atteler à la définition de programmes, objectifs, prescriptions, cahier des charges, fiches de lot … (et dans le cas du diffus, de charte de promoteur).
Ce dossier ficelé, la sélection d’un opérateur devrait suivre, et non pas l’inverse, partenaire même s’il en est le maître d’ouvrage, de l’urbaniste et/ou de l’architecte coordinateur conforté par les élus pour appliquer ce qu’ils ont défini et attendent. Ce qui induit une sélection drastique d’hommes de l’art, capables d’en comprendre les règles, d’en développer et appliquer l’esprit. Mais aussi et encore une culture, une clairvoyance et une pugnacité des édiles qui fait souvent défaut. L’idéal ? La coopération chronologiquement respectée de ces trois acteurs. Chacun, après avoir prévu d’imposer ses vues, finit par le reconnaître et le souligner. Elle seule permet un mutuel enrichissement et les meilleurs résultats. Une situation peu fréquente.
Deuxième tableau – Les mêmes acteurs mais dans un autre ordre. Les Majors en première ligne adossées à leurs investisseurs aussi discrets qu’essentiels, suscitent et répondent à des opérations d’aménagements avec des équipes pluridisciplinaires qu’ils constituent, dans lesquelles les architectes sont des prestataires de services, sélectionnés à l’issue de dialogues compétitifs, appelés à travailler au sein de workshop, une pratique amplement développée depuis une vingtaine d’années.
La notoriété des maîtres d’œuvre compte comme la taille de leur agence, pour le renom de l’opération d’un côté, pour leur capacité à être écoutés de l’autre. Peu d’agences françaises atteignent une masse critique, une réputation ou une autorité qui les autorisent à faire valoir leurs choix et convaincre de leur pertinence face à la puissance, au savoir-faire des aménageurs, leurs tactiques, leurs logiques économiques et financières basées sur la rentabilité optimum. Des architectes sont en situation délicate dès que leur assise ne permet pas de parler d’égal à égal avec les entreprises et le maître d’ouvrage qui, d’ailleurs, peut s’en débarrasser s’il le juge nécessaire. Alors quel avenir pour l’architecte aujourd’hui et demain ? À la fois sombre et des lueurs.
Troisième tableau – Pour caricaturer, les Majors en voulant faire tourner à plein régime leur outil de travail, maîtriser et contrôler l’ensemble des items de la fabrication de la ville ont ouvert la boîte de Pandore. En multipliant les offres de services, ils ont laissé la bride sur le cou à la complexité alors qu’ils s’annonçaient comme seuls capables de la gérer, d’offrir la solution du tout en un.
Ce qui a pu paraître un temps, ou paraît encore, comme des effets d’annonce, une maîtrise efficace des éléments de langage, de la dialectique ou des engagements d’ailleurs trop souvent mal ou pas tenus, a fini par créer des attentes qu’il faut désormais honorer.
Les promoteurs professionnels de l’économie lucrative en s’inventant « opérateurs urbains », au fil de l’eau sans y être nécessairement préparés – il n’y a pas d’école en ces matières – sans réflexion profonde sur l’invention de la ville, ont dû donner de la consistance à ce fourre-tout, faire de cette fonction nouvelle autre chose qu’une coquille vide, à la fois assembler et nourrir la machine. Par quel bout qu’il soit pris, le processus, comme annoncé plus haut, s’est adossé et s’appuie sur des réalités mais aussi des slogans, c’est selon, plus ou moins en relation avec la planète en crise écologique.
Au prétexte d’efficacité, de flexibilité, de sobriété, de frugalité, de performance, de résilience, il a fallu passer à l’acte pour à la fois vendre, attirer, séduire et retenir les investisseurs, les acheteurs mais aussi les futurs habitants, le d’Artagnan de tout à l’heure.
Instrumentalisé ou non, il attend ou rêve d’une ville autrement, mieux, foisonnante de services, de bienfaits, réconciliée avec la nature au premier chef, laquelle, plus elle s’éloigne, plus il en redemande. Le pli se prend. Zac et nouveaux quartiers sont sans « nature » des orphelins. Fini le rôle de potiche d’agrément, place en ville à celui de colonne vertébrale. Qu’il va falloir soigner, entretenir, gérer, financer sur le long terme. Inversion des perspectives et des valeurs. Si la nature devient l’ossature du tissu urbain, le bâti qui en dépend doit être conçu en symbiose avec elle. Une réalité ? Plutôt un vœu pieux.
Jean-François Pousse
*Lire la deuxième partie : De l’aménageur et de l’architecte : tous pour un ?