La critique architecturale est-elle à ce point désabusée, ou déconnectée, qu’il faille la laisser aux usagers et à Madame Michu ?
Constater la mort de la critique architecturale n’a rien d’inédit. Pourquoi peine-t-elle tant à renaître, à une époque où tout et son contraire peuvent être critiqués sur les places publiques virtuelles que sont Twitter, Facebook et autre Instagram ? Avec une telle profusion de supports sur papier glacé ou en ligne, comment s’expliquer que la critique architecturale en soit réduite au rang de détails oubliés dans le DCE ?
Ce qui est sûr est que la multitude des revues actuelles n’est aucunement gage d’esprit critique. Entre les communiqués de presse – parfois signés ! – et publiés tels quels dans les « dossiers », les visites de presse presque entre amis et la multiplicité de webzines dont le but est purement de gagner de l’argent sur le dos des agences qui paient allègrement attachées de presse et photographes. Sans parler du rachat régulier des titres par des groupes de presse sans grandes ambitions journalistiques. C’est la Bérézina intellectuelle.
Si la critique n’existe plus, c’est peut-être qu’elle n’est plus réellement entendue pour ce qu’elle est : une mise en avant positive ou négative d’un moment professionnel, à la gloire ou non de celui ou celle qui a sans doute passé de nombreuses années sur le sujet. Tous les architectes estiment que la critique est nécessaire, qu’il faut dire tout haut ce que tous pensent tout bas. Sauf quand il s’agit de leur travail et qu’ils se sentent touchés, voire visés, dans leur égo.
A Chroniques d’Architecture, nous faisons régulièrement l’expérience de ce paradoxe, un même article autant loué que vilipendé par les lecteurs dès sa publication. La sphère architecturale n’échappe pas à la dichotomie du monde dans lequel elle évolue. Si l’architecture n’est pas réussie, elle est ratée. Si elle est ratée, elle n’a aucune raison de se retrouver dans une revue d’architecture. CQFD ! Et le couac de disparaître sous le tapis, sauf pour les habitants/usagers bien entendu.
Pourtant, tous autant que nous sommes savons que des échecs naissent des réussites futures. Ne jamais évoquer les accidents d’une profession, d’une agence, revient à ne pas tirer publiquement les leçons de l’erreur et laisser à l’échec son statut de raté. Or mise sur le devant de la scène, la bévue analysée par un œil extérieur évoque pour bien d’autres les affres d’un métier, engendre des prises de conscience, facilite le positionnement, au nom de tous.
La critique, même malheureuse un temps pour celui qui en est destinataire, ne peut qu’avoir un impact positif sur le groupe. La critique architecturale devrait n’avoir d’autre but que celui d’améliorer l’architecte et l’architecture et, à travers eux, la société. Le critique a eu un rôle éthique et moral, non pas moralisateur comme il l’est devenu aujourd’hui.
La critique architecturale demeure cependant difficile à cerner tant ses objets sont vastes : la technique ? le programme ? l’esthétique ? l’usage ? D’autant que construire la critique est difficile. Elle nécessite une grande culture, non seulement actuelle mais aussi historique, sociale, politique. Cette culture se nourrit sur des années de pratique et ne peut s’improviser du jour au lendemain. La critique, si elle est par nature subjective, doit étayer des arguments, affûter des points clés, éclairer des exemples, ne pas avoir peur des constats et les assumer.
Le journaliste quant à lui n’est pas un critique, aujourd’hui encore moins qu’hier. Souvenons-nous d’ailleurs que l’exercice de la critique est né avec Les Salons, dans lesquels Diderot se livrait à des comptes rendus, parfois sans pincette, des expositions organisées par l’Académie royale de peintures et de sculptures et qui avaient lieu tous les deux ans, au Louvres, à la demande de Frédéric Melchior Grimm, qui les diffusa dans son journal La Correspondance littéraire. Un patron de presse et son rédacteur, des sachants.
Le paysage journalistique architectural français est aujourd’hui de plusieurs natures : des journaux techniques dont l’essence n’est évidemment pas de créer du contenu polémique, ni de chercher le scoop. Tout au plus de relater l’instant, sans longue-vue sur l’avenir, histoire de ne pas froisser les actionnaires du BTP. Les journalistes du Moniteur sont ainsi fort souvent sollicités. Le politiquement correct a beau ne pas être très excitant, à défaut de soulever des problématiques inopportunes il a le mérite de répondre à sa mission d’information.
Ensuite, des revues en apparence plus chic, avec de belles images et quelques textes que d’aucuns aimeraient lire avec un peu plus de gourmandise, ou d’intérêt. A peine plus que des dossiers de presse, habilement réécrits à la chaîne pour enchanter 10 ou 15 agences, parisiennes, par an. Quelle est par exemple la priorité de la revue d’Architecture (d’A) qui illustre la grande majorité de son dossier « Simple c’est plus » paru en décembre 2020 avec les d’images de deux agences déjà très omniprésentes sur la scène ces dernières années : Bruther et Lacaton & Vassal.
Sans rien enlever à l’immense qualité de leur travail – et noter la filiation – il est permis de penser qu’ils ne manquent pourtant pas les ateliers d’architecture qui planchent sur ces questions de simplicité architecturale. « Simple c’est plus », nouvelle doctrine de l’architecture hexagonale ? N’était-ce d’ailleurs pas l’angle du dossier ?
Moins professionnels, les grands quotidiens nationaux ont eu un temps des journalistes prêts à écrire trois colonnes en page 18. Les affres de la profession n’y étaient pas grand public mais les journaux avaient au moins l’ambition de s’y intéresser. Des tribunes d’architectes de renom y étaient même parfois mollement publiées.
Le Monde, qui faisait référence en la matière, s’offre aujourd’hui le luxe de devenir une vitrine architecturale à peine plus élaborée que celle de ses lointains, mais modestes, cousins professionnels. Au moins, les sujets « putaclic » à la mode actuellement comme « En école d’architecture, les dérives de la culture charrette » sont laissés aux journalistes éducation… comme quoi, savoir de quoi on parle, c’est important.
Sans oublier que tout ce gentil petit monde a vu fleurir ces dernières années quelques supports en ligne sans intérêt puisque sans cachotterie. Personne par exemple à la ‘rédaction’ de Tema. Archi ne produit de contenu original. Exceptée la sympathique stagiaire, journaliste, d’écrire un mail pour demander, depuis quelques semaines, l’autorisation de publier les textes et surtout des photos, libres de droits bien sûr, payées. Evidemment, la création dans tout ça, est-ce si nécessaire de la rémunérer ?
Pourtant, parmi journalistes et architectes-critiques omniprésents depuis les vingt dernières années, lesquels sont invités dans les tables-rondes et autres colloques menés par des Institutions respectables comme La Cité de l’Architecture ou Le Pavillon de l’Arsenal pour parler de la « critique architecturale » ? Je vous le donne en mille, Le Monde et Tema. Archi, si sympathiques, forcément avec une telle expérience du terrain !
Si les journalistes, dont le métier approche l’exercice de la critique, ont délaissé cette voie pour vendre plus de papier, qui serait aujourd’hui porteur d’une critique ? L’architecte serait sans doute le plus à même d’apporter un éclairage aux questions soulevées aujourd’hui mais il devient difficile à l’architecte d’être à la fois théoricien et praticien. Car la théorie et la critique se doivent de servir la communauté et non celui qui l’écrit, il ne s’agit sinon de rien de plus qu’un bel exercice de communication, pour lequel des architectes excellent plus que d’autres.
Dans le Courrier du Cœur de Chroniques d’Architecture (5/01), une dame, habitant une nouvelle opération signée Brenac & Gonzalez s’étonnait d’un article si flatteur* pour un lieu de vie selon elle raté eut égard « aux barrières qui ne protègent pas des SDF, du vent qui s’engouffre dans sa loggia ou des volets de fenêtres mal adaptés ». Une franchise désespérée que l’on ne trouve plus dans les revues et les journaux qui traitent d’architecture.
En ces temps du tout participatif, où tout le monde peut s’exprimer, la dernière critique qui demeure serait-elle celle de l’usager ?
Alice Delaleu
*Une subtilité qui n’aura échappé à personne. Il y a des articles, écrits et signés, comme celui-ci. Et puis, il y a les ‘Brèves’ de la rubrique Et pendant ce temps-là qui ne sont que des mises en page de communiqués de presse. Dans ce cas, dès l’introduction, la mention ‘Communiqué’ est toujours mentionnée, comme d’ailleurs l’exige la loi.