A l’heure de la métropolisation à l’échelle mondiale, de Rouen au Grand Moscou, Stany Cambot pose son regard sur la ville des nomades et sur l’habitat informel qu’ils composent afin d’en saisir et comprendre la pertinence. De «l’invisible de nos villes» aux «exclus du plan» (sans-abri, Tziganes, immigrés…), découverte d’une recherche singulière.
Echelle Inconnue est un groupe né en 1998 du constat que la ville, pensée comme un territoire pour toute une société, était un échec et devenait elle-même une machine d’exclusion. Stany Cambot, l’un des huit membres de l’équipe, un mercredi soir, chez Architecture Studio, fait part de ses interrogations sur la ville des nomades, pour ce qu’elle peut produire d’urbanisme et d’organisation sociétale. «Travailler sur des questions de la ville nous donne une respiration. C’est pour nous une autre manière de concevoir le métier d’architecte, une respiration», explique-t-il. Le logo de l’agence indique architectes et urbanistes, mais Echelle Inconnue se livre autant à un travail de sociologue.
En 1995, les mouvements sociaux dans lesquels les écoles d’architectures en France comme en Italie sont engagées furent un déclic et pour Echelle Inconnue le début du doute sur la validité et la légitimité des instruments qui permettent de penser le territoire comme un cadastre. Sous des airs un peu anarchistes, sortie tout droit des années 80, l’agence semble bien tourner : huit personnes, architectes, géographes et journalistes, «fixes et stables», sont engagées dans une aventure architecturale et humaine singulière.
«La question du cadastre va bien au-delà du document manipulé nécessairement quand on est architecte», explique Stany Cambot, qui entend dénoncer l’hégémonie de la représentation cadastrale. Il se tourne alors vers la cartographie pré-cassinienne, celle d’avant la révolution, celle qui, plus que des distances, racontait plutôt des histoires. «Avant la Révolution, on est moins attentif à la justesse des proportions. Les cartographes produisaient des cartes habitées, qui racontaient des vies et des gens. Ces représentations n’avaient d’ailleurs pas d’échelle», remarque-t-il.
Avec le projet Maknovtchina, Echelle Inconnue cherche alors à comprendre la traduction de l’espace pour les exclus des cartes cadastrales. «On ne sait pas faire une ville pour tous, un territoire qui sait accueillir», constate-t-il. A Dieppe, l’équipe discute avec une communauté manouche installée dans le coin. Comment appréhender et traduire les espaces et les cultures dont on ne fait pas partie ? «Cindy, une gadji, permet de comprendre le système des caravanes, leur installation dans l’espace. Elle traduit l’espace, l’importance du carreau américain, qui pour nous est une grande fenêtre à l’arrière de la caravane mais qui pour eux est comme une véranda», raconte-t-il.
De la métropole de Rouen à celle du Grand Moscou, la figure du nomade revêt bien des sens. Il y a le sans domicile fixe, le migrant (ex-sans-papiers), les Tziganes de culture, que l’administration mêle sans grande distinction avec les Roms, les Manouches et autres communautés sédentaires, les ouvriers mobiles, les forains aussi. «Si l’ensemble des cadastres est annulé, il resterait quand même tous ces gens», relève le Néomoscovite.
Avec Maknovtchina, Echelle inconnue traite essentiellement de la mobilité et du nomadisme. «Aujourd’hui, à l’heure de la métropole, nous avons identifié une double injonction : les villes doivent devenir métropoles et les individus mobiles». La métropole se fait le lieu de la concentration et de la densification des services, laissant des zones entièrement vides sur les territoires, selon le Consensus de Washington, élaboré dans les années 80. Quand il y a des crises économiques, des changements politiques brutaux, des chantiers urbains de taille, la mobilité des personnes fragiles se mets en route.
La fabrique de la ville génère des nomadismes par les expropriations qu’elle engendre et les besoins de mains d’œuvre qu’elle nécessite. «Ce qui est intéressant est que le chantier métropolitain produit son antithèse et de plus en plus de mobilité. Le travail nomade avait disparu dans les années 20. Il réapparaît dans les années 2000 sous la forme de travailleurs détachés et de tourisme d’affaire mais les ouvriers peu qualifiés préfèrent vivre dans des caravanes et dans des camions», souligne Stany Cambot.
Avec la chute du Mur, la représentation de la figure tzigane a évolué. Plutôt féminine, orientaliste et sensuelle, l’Esméralda du paquet de Gitanes a laissé place à une figure plus masculine venue d’Europe de l’Est. Ce qui a poussé Echelle Inconnue à s’intéresser aux particularités du nomadisme à Moscou. «Dans quelques années, le Grand Moscou représentera aux alentours de 30 millions habitants, c’est colossal», s’exclame l’architecte.
Les ouvriers (comme en Chine d’ailleurs) sont considérés comme des nomades. Ils viennent d’Arménie, d’Ouzbékistan, ils sont parfois tatars, tadchiks ou géorgiens et s’ils travaillent, ils doivent être logés. Ces hommes et femmes sont recrutés pour œuvrer dans le Quartier des trois gares et seront installés pas loin, dans des quartiers de garages. Bien avant le camp de Calais en France, on habite là où on peut comme on peut et Moscou fut dans les années 60, avec l’arrivée de l’automobile, une grande pourvoyeuse de garages. «Progressivement, l’usage de ces grosses boîtes a évolué, passant de lieu de stockage à lieu de vie. Un espace cependant toujours en marge, où les murs n’avaient pas d’oreilles aussi», explique-t-il.
Le quartier «Shanghai» est un autre ‘wagonship’ situé derrière la tour stalinienne de l’université. L’habitat ouvrier précaire et mobile des cités-garages sont des outils illégitimes mais pourtant nécessaires à l’édification de la ville planifiée. Contrairement à certaines formes d’habitat informel, comme au Pérou, qui se développent au milieu de rien et jusqu’à «l’infini», à Moscou, cet habitat précaire «champignonne» par-dessus la ville existante, sans la menacer.
Les nomades vivent alors dans des containers, empilés les uns sur les autres. Bien qu’informelle, l’urbanité existe dans ces quartiers, que la mairie de Moscou souhaite aujourd’hui détruire. Ce sont des espaces riches de multitudes de fonctions. Selon Stany Cambot, «toutes les sortes d’équipements de la ville y sont représentées, excepté l’école, mais ils auront bientôt besoin de crèches». Le public qui assistait à la conférence avait un peu de mal à croire que la mafia n’y sévissait pas mais pouvait accepter l’idée que ces zones en marge étaient régies par d’autres lois et d’autres méthodes que celles plus formelles de l’Etat.
A Moscou, il est évident que beaucoup des usagers de ces campements de fortunes sont des sans-papiers. Le migrant devient alors une monnaie que s’échangent les pouvoirs publics et les entreprises privées. «L’organisation de la mobilité, c’est aussi l’organisation de la fragilité de certaines populations».
A Moscou comme à Dieppe, les nomades s’approprient aussi l’espace public. Une différence pourtant : le cadastre est récent en Russie, et dans l’Est du pays, l’appropriation de l’espace ne se fait pas forcément par la propriété du sol.
Léa Muller