Parfois une seule question suffit. L’entretien, prévu de longue date, se déroule en avril 2017 dans l’atelier Integral Ruedi Baur (IRB) dans le XIe arrondissement de Paris. L’espace est vaste et ordonné, ceux qui y travaillent ont le sourire en vous recevant. Il y a des livres partout où il y a des cloisons. Autour d’une grande table jaune, première question donc : «Ruedi Baur, comment définir votre métier ?». Rencontre.
«Ce métier tourne autour du terme design», croit-il savoir. De fait, il est souvent question à son propos d’un ‘designer franco-suisse’. Or le design est souvent ‘décontextualisé’ tandis que les projets de Ruedi Baur, souvent réalisés en lien avec des architectes, le sont, contextuels. «Le design est la capacité à résoudre des problématiques d’identification, à donner à un espace des outils d’orientation», propose-t-il.
Pour s’orienter, sur son site Internet, une profusion de mots ne permet pas plus de cerner tout à fait ce que pourrait être ce métier. En effet, sous la rubrique Projets, voici ce que découvre le visiteur : — IDENTITÉ VISUELLE — LUMIÈRE — DESIGN URBAIN — MUSÉE — ÉDITION — SIGNALÉTIQUE BÂTIMENT — SCÉNOGRAPHIE — TRANSPORT — CHARTE GRAPHIQUE — ÉPHÉMÈRE — VILLE — GRANDE INFRASTRUCTURE — POLICE DE CARACTÈRES — AFFICHE —. Ouf !
Comment affirmer une telle pléthore de propositions dans une seule pratique ? «Une typologie de résolution permet de toucher à tout», explique Ruedi Baur. «Le champ est très large, et pour qu’il le demeure, chaque processus doit être une forme d’apprentissage, de recherche, un facteur nouveau pour réinventer la réponse et la méthode», dit-il.
En tout cas son métier tourne autour du langage et des langues. Lui-même est polyglotte de naissance, toujours entre deux voyages à Leipzig, Zurich, Montréal ou Lyon ou en Chine. Sans doute ce qui lui permet d’affirmer qu’un «langage visuel permet à chacun de s’exprimer différemment tout en se retrouvant autour d’un langage», dit-il. «Je travaille les questions du multilinguisme car il me semble important de mettre en avant cette cohabitation entre les langues», dit-il. La mobilité entre les langues est un thème constant de ses recherches et du travail de l’atelier au fil du temps.
Ainsi dans l’immeuble Les Dunes d’Anne Demians réalisé pour la Société Générale et livré en 2016, il distingue les différents secteurs en passant d’une langue et d’une culture calligraphique à une autre. «Une ligne horizontale se déroule sur l’ensemble des supports architecturaux faisant le tour de l’étage, passant d’un texte poétique en chinois, à un en arabe, en hindi…», explique-t-il.
Peut-être est-ce ce qui lui a permis de gagner l’appel d’offres pour la ‘signalétique’ «en cinq langues» du Grand Paris Express. C’est à lui que revient donc, avec Patrick Jouin pour le mobilier, la responsabilité de créer l’identité globale d’un projet de 68 gares différentes.
Lors des appels d’offres, c’est cette polyphonie d’expressions qui lui permet de s’inscrire dans les critères définis par le vocabulaire du client. A charge pour le ‘designer’, comme pour un architecte, de comprendre la demande sous-jacente de la commande. De fait, Ruedi Baur s’inscrit résolument dans une démarche construite similaire à celle de l’architecte sinon que la sienne s’inscrit dans une autre temporalité.
De fait, s’il fonctionne à plusieurs égards comme le ferait un architecte – il explique être issu lui-même d’une famille d’architectes – et que, comme eux, il aime à «mettre en œuvre quelque chose sur la base d’une problématique», la notion de durabilité ne s’exprime pas dans la même échelle de temps.
«Nos travaux sont liés à l’humeur d’un directeur qui confond l’identité de l’institution avec son identité personnelle», s’amuse Ruedi Baur. Dit autrement, refaire une signalétique coûte moins cher que refaire un bâtiment. «Que notre intervention soit moins durable que l’architecture est un vrai thème sur lequel nous travaillons : doit-elle s’inscrire dans le mur ou doit-il s’agir d’une couche éphémère ?».
Il fut confronté à cette question dès les années 80-90 pour avoir côtoyé assez tôt dans sa carrière Jean Nouvel et Renzo Piano. Le premier considère le graphisme comme faisant partie de l’architecture, le second fait la différence entre le contenant et le contenu et considère que la place du graphisme est dans le contenant. Ruedi Baur se sent finalement plus proche de Piano.
La question de la durabilité renvoie également à celle du statut. «Un statut d’artiste fige les choses et empêche la création pour les générations suivantes. Je ne protège jamais ‘la réalisation’. Il ne s’agit que d’un outil que je mets à disposition parmi les différents outils qui font un bâtiment». Parfois même, la signalétique est faite pour ne pas durer, comme celle du Centre Pompidou qui changeait de siècle. «Quand le cap du XXe au XXIe siècle a été passé, le lien avait été fait et on pouvait passer à autre chose», dit-il. Pas de ‘branding’ donc de la signature Ruedi Baur.
Lors du chantier de la Société Générale, la maîtrise d’ouvrage avait déploré la présence de graffeurs dans le parking. Ruedi Baur établit lui des liens entre graffiti et calligraphie, lesquels mènent selon lui à la littérature. Le parking sera donc graffé par des graffeurs locaux. «Le graffiti est devenu élément de notre parti pris visuel», dit-il. Jusqu’à ce que ces œuvres ne soient graffées à leur tour ?
«Nous avons beaucoup travaillé sur les parkings, un lieu sur lequel les architectes ne montrent pas tout leur talent et où souvent le graphisme devient un cache-misère. Dans ce cadre, notre rôle – donner une orientation et créer une atmosphère – est supérieur à celui de l’architecte».
La signalétique au secours d’une architecture délaissée ? «Je vois souvent des architectes confrontés à de telles contraintes que leurs concepts deviennent parfois illisibles. Comme nous avons moins de contraintes, il nous incombe alors de rendre visible le projet de l’architecte, de révéler l’architecture car le graphisme peut réintroduire cette intention première».
«Il y a des endroits où nous n’avons pas à intervenir, dans les logements par exemple», dit-il. Ruedi Baur se méfie également des contraintes de plus en plus formelles d’une «signalétique autoritaire», destinée à la gestion des foules notamment. D’autant que lui aussi, tout comme les architectes, se retrouve face aux mêmes forces comptables et forces de sécurité, presque sécuritaires, propre à dénaturer le sens et la nature d’un projet.
«Comment expliquer à un hôpital une signalétique pour tel prix ou une autre pour tel autre ? Le premier cas est hyperfonctionnel, le second consiste à se sentir à l’aise dans ces espaces», dit-il. Chacun s’en doute, à la fin, c’est souvent le prix qui définit le choix. Bientôt près de chez nous, la signalétique polonaise comme il y a un plombier polonais ? «Le typographe que je suis…», soupire-t-il. Avec Ruedi Baur, la typographie est une question politique.*
En attendant, dans son atelier, l’équipe d’IRB travaille selon une structure très proche de celle d’une agence d’architecture. Une différence de taille cependant : sur les murs de l’atelier, les modèles et prototypes sont à taille réelle. Parmi ses collaborateurs, des spécialités pour maîtriser l’espace, l’objet, la typographie, les domaines digitaux, et par extension des auteurs, des illustrateurs, des photographes,… Au détour de la conversation, en parlant des lettres immenses dessinées pour le projet de Saint-Etienne, voilà Ruedi Baur «redevenu graphiste».
Comment faire pour que le concept de signalétique ne devienne pas un concept monocouche issu d’une vision autoritaire et ‘systématisante’ mais conserve toute sa complexité et sa richesse liées à son contexte et l’identité et l’histoire du lieu ? «Qu’est-ce que l’on ressent face à une plaque de marbre avec une inscription ? La signalétique interroge aussi la mémoire : faire le lien entre le quotidien de l’homme et l’histoire est une vraie question de design», conclut Ruedi Baur.
Design, au sens très large du terme donc.
Christophe Leray
Lire également nos articles Ruedi Baur et Vera Baur résidents de la prison de Montluc à Lyon et Ruedi Baur ou les langages des lieux