La dernière semaine de novembre 2019 était, à Paris, remplie à ras bord de conférences et d’événements ayant trait à l’architecture et la ville, dont deux qui laissent un goût amer car donnant lieu à une constatation sans appel : l’architecte est en phase de décomposition lente mais il bouge encore un peu.
Deux conférences très différentes amènent à cette conclusion : la présentation mardi 26 novembre au Pavillon de l’arsenal de l’ouvrage de Sybil Cosnard, de CITY Linked, et Catherine Sabbah, Ca déménage dans l’aménagement et, le jeudi 28, une conférence au Palais d’Iéna, siège du Conseil économique, social et environnemental (CESE), organisée par La Cité de l’Architecture, Quel futur pour l’architecture ? en présence de Ellen van Loon d’OMA, Marc Mimram, Carme Pinos et Rudy Ricciotti.
Ce qui frappe en premier, c’est le public. Salle comble au Pavillon de l’Arsenal, des promoteurs, des bureaux d’études, de concertation, des acteurs privés et publics, peu d’architectes. Ces derniers ne sont-ils pas intéressés par des mutations qui les concernent ?
Au CESE, c’est une autre histoire. Dans l’amphithéâtre d’Auguste Perret, 80 personnes environ, pas plus. Des architectes, Anne Démians, Michel Cantal-Dupart, Francis Soler, Alain Sarfati, des étudiants de Marc Mimram, mais un public déjà acquis à la question de l’architecture.
Entre ces deux événements, tout ce beau monde de la promotion et de l’architecture s’était réuni pour une soirée de charité afin de restaurer le CESE, puisque l’Etat se moque bien de son patrimoine.
Deux questions déconnectées
Les deux conférences reflètent un malaise grandissant où chaque profession semble rester dans son couloir de nage. Qui aménage ? Comment l’architecture y contribue ? Deux questions liées mais pourtant séparées lors de ces deux événements. Comme si les deux questions étaient déconnectées, comme si l’architecte était replié sur lui-même, loin de l’aménagement, alors que promoteurs et aménageurs publics semblent marcher main dans la main : l’un a des terrains et l’autre a de l’argent, reste juste à voir ce qu’on en fait.
D’ailleurs dans Ca déménage dans l’aménagement, les autrices sont claires : l’architecte n’est pas présent dans leur questionnement puisque le choix a été fait de travailler sur les modes de production. Du coup, une production axée sur «qui paye l’aménagement». Il est vrai que l’ouvrage bénéficie du soutien des promoteurs, ces nouveaux aménageurs : Altarea Cogedim, Apsys, Bouygues Immobilier, Citallios, Emerige, Engie Aire Nouvelle, EPF Ile-de-France, Frey, Grand Paris Aménagement, Icade, Les Résidences Yvelines Essonne, Novaxia. Tous sans doute bien contents de voir ainsi leur image de financier ou constructeur rehaussée par leur participation à une étude qui célèbre leur nouveau rôle de créateurs de territoire. Au passage, rappelons que Novaxia vient de se faire condamner très lourdement par l’AMF, le gendarme des marchés financiers, pour des informations confuses, erronées et un refus de contrôle.
Tous ces entrepreneurs étaient là pour se féliciter joyeusement de répondre aux nouveaux enjeux de l’aménagement : démocratie, écologie et partage, tout en «remettant l’humain au cœur du projet». Comme le résume Catherine Sabbah : «on se demande où était l’humain avant ? Alors que c’est l’objectif premier de la construction».
A l’opposé, chez les architectes, cette question n’existe pas puisqu’elle est leur raison d’être. Carme Pinós martèle sur «la responsabilité sociale de l’architecte» tandis que Rudy Ricciotti et Marc Mimram, confraternellement, rappellent que le rôle de l’architecte est «de rester en contact avec l’humain», et «d’être au cœur du dispositif social et politique», que cela soit avec le projet ou sur le chantier.
Cet engagement professionnel fondamental semble une découverte pour l’aménageur. Logique de marché célébrée à l’Arsenal, dénoncée en chœur par les quatre architectes au CESE.
Ces nouveaux aménageurs sont là pour prendre leur nouveau rôle à bras-le-corps, s’emparer des sujets sérieux : «rénover, défricher, confectionner la dentelle urbaine, se serrer les uns contre les autres, rendre plus belle ‘la France moche’, réinventer le foncier». Ni plus, ni moins. Sachant qu’ils sont en grande partie responsables de «la France moche», c’est d’eux qu’il faut attendre leur propre rédemption ? Apparemment oui…
Et si l’architecte «perd la décennale, le permis de construire et le certificat de livraison, c’est la fin de la profession», prophétise Rudy Ricciotti. L’architecte pourvoyeur de signature de complaisance ? Inimaginable.
Des solutions, toujours les mêmes
Mais comment penser la profession et le rôle de l’architecte face à l’aménagement de marché ? Au CESE, Ricciotti y met sa verve habituelle, «les architectes doivent produire du récit, du partage», alors peut-être que la mort sera moins subite. Marc Mimram propose de «réenchanter le monde».
Créer et proposer des scénarios nouveaux ? Après tout, les architectes qui ont le plus marqué l’histoire sont ceux qui ont été capables de produire des imaginaires : Le Corbusier, Garnier, Ledoux, Perret, l’atelier de Montrouge, etc. Produire des récits, des histoires, des désirs d’architecture, de vivre-ensemble, de «faire société». Comme le rappelait Francis Rambert, organisateur du petit raout au palais d’Iéna, «le pouvoir de conviction est devenu le pouvoir de prescription. Avant l’architecte avançait un projet, et il y avait adhésion, comme lorsque Koolhaas a présenté son projet pour Lille à Pierre Mauroy, alors que maintenant, ce n’est plus qu’une question économique». Peut-on être plus terre-à-terre ?
Se mettre dans les conditions actuelles, entrer en lutte à arme capitalistique égale, c’est peu ou prou ce que propose Francis Soler. «Les entrepreneurs (urbanistes, promoteurs, économistes) nous ont appris la mort de l’architecte. Tout ce que fabrique la ville est dans leurs mains, l’architecte va disparaître. Il n’y a plus aucune conscience politique, ni en école, ni ailleurs. Il faut que l’on produise du financement», dit-il. Que l’architecte se fasse promoteur avant que le promoteur ne capte l’architecture ? Carme Pinos rappelle qu’en «Angleterre, lors de la remise des diplômes, les grandes entreprises viennent recruter directement les meilleurs étudiants».
Chacune à sa façon, ces deux conférences ne font que confirmer la marginalisation de la profession et un manque d’optimisme pour l’avenir. Alors que Facebook annonce le financement de 20 000 logements sociaux à San Francisco et que Google poursuit les négociations avec la ville de Toronto pour construire un quartier de ville bourré de capteur et donc de data, l’arrivée inattendue des GAFAM dans le jeu pourrait-elle de nouveau rebattre les cartes ?
Julie Arnault