Avec pour thème l’Espace libre, la 16ème Biennale d’architecture de Venise a braqué ses projecteurs sur les friches et délaissés industriels, les terrains vagues, les dents creuses de l’îlotage et l’impensé urbain. Une manière aussi d’éclairer les marges humaines de la globalisation économique du monde. Tribune.
Sous l’inventivité des architectes, les antres de guerre que sont les casernes se font logements, les berceaux de souffrance que sont les hôpitaux muent en hôtels de luxe et les temples de l’exploitation humaine que sont les usines s’effacent aujourd’hui sous la culture start-up ou les ateliers d’artistes.
Ainsi va la ville depuis toujours, en perpétuelle reconstruction sur elle-même. Le réemploi est anthropologique. La nouveauté tient à la méthode et au regard. La méthode est de réinvestir des bâtiments abandonnés pour cause de non rentabilité. Des édifices dont la démolition ne rapportait rien à leurs propriétaires. Le ciment et le béton ont mis depuis longtemps un terme à la récupération des bois et pierres de construction. Méthode aussi dans la concertation, la co-élaboration qui sort de l’agence d’architecture pour écouter les usagers du futur édifice ou les squatters de l’ancien.
Un printemps architectural
Le regard est celui de l’époque. Regard du monde occidental en pleine désindustrialisation, en pleine économie numérique de l’information, en pleine relégation de l’être humain aux marges de l’activité rémunératrice. En pleine financiarisation du monde. Regard politique des démocraties tiraillées entre une vision de l’audace individuelle et l’adhérence du social ; entre l’ego comme fin en soi et le lien humain comme projet ; entre voyoucratie bancaire et culpabilité morale d’un abominable gâchis humain au nom d’une croissance qui n’illusionne que le temps d’un coup boursier en millisecondes, précipitant à vive allure la société dans le mur du climat et de l’extinction de la biodiversité.
Au demeurant, l’air de cette Biennale encensant le ‘Free space’ sent le printemps des contre-pouvoirs, de la concertation avec les habitants d’un quartier pour choisir les formes de résurrection de leurs logements, avec les squatters sur les buts de leur investissement d’un lieu en déshérence.
D’aucuns devinent une connivence de génération entre architectes et usagers. Complicité qui se lit dans la générosité des projets et réalisations présentées à l’Arsenal et aux Giardini. L’être humain, ses besoins, ses moyens, sa culture, ses symboles, semblent avoir pris le pas sur les fonctionnalités et contraintes du cahier des charges des maîtres d’ouvrage.
Citons Laura Peretti qui s’attaque à la restructuration du Nuevo Corviale (le 2ème immeuble d’habitation le plus long du monde, 957 m) à Rome ; Eduardo Souto de Moura pour le Convento Das Bernadas, une usine transformée en résidences ; Gong Dong réinterprétant la Captain’s house à Fuzhou (Chine). Même les bâtiments neufs tels le Roy and Diana Vagelos Education Center, à New-York, de Elisabeth Diller, Charles Renfro, Ricardo Scofidio, Benjamin Gilmartin ; le Cube, une tour de bureaux, de Carme Piños à Guadalajara (Mexique) ; l’école maternelle Fuji de Takaharu Tezuka à Tachikawa (Japon) exhalent ce parfum de service au bonheur du moment dans les études, au travail, à la maison.
Les matériaux sont au rendez-vous du durable, ce qui est la moindre des choses quand il s’agit de la seconde vie d’un lieu et la première des responsabilités pour ce qui est du neuf. Bois, terre, chaux, bambou, lumière et ventilation naturelles, mettent les empreintes carbone sous contrôle mais il reste encore beaucoup trop de recours au béton, soit-il fibré.
Le temps du grand n’importe quoi, dans le poids carbone et les coûts de fonctionnement, semble cependant toucher à sa fin. L’intelligence se libère dans la multiplicité des nobles liens et contraintes. On cherche néanmoins les articulations de l’édifice ou du lieu avec la ville, les solutions de mobilité, d’approvisionnement en nourriture donc de relation ville-campagne, de stratification horizontale, bref un peu d’urbanisme, pour voir comment ce doux zéphyr architectural ensemence une vision globale de la cité. Et bien que tout le monde se mette au durable voire au biomimétisme et aux fermes urbaines, on reste dans une pensée citadine qui continue à envisager la nature et ses services (en veillant à ce qu’ils demeurent renouvelables) mais n’objective pas ses besoins, sa nécessité de sauvagerie. A preuve, quel-le-s architectes songent à faciliter la nidification des oiseaux dans leurs bâtiments ?
Friche et espace
Cet épanouissement des espaces méprisés est marquant pour ce que portent, à Venise, la Vieille Europe et le Nouveau Monde. C’est moins flagrant pour les mondes asiatique et africain. On rejoint avec eux les différences de sédimentation économique et culturelle de leurs sociétés.
Industrialisation communiste ou autoritaire pour les uns, où la contestation ne laisse de trace qu’au cimetière, où la ville est pensée à partir du contrôle que le pouvoir exerce sur elle. Non-industrialisation pour les autres, où le poids de l’économie fossile est importé et non pas endogène, où la ville croît sans mesure et peu de plans d’urbanisme.
En Chine, au Vietnam, en Inde, le réemploi est plus celui de l’espace que celui du lieu : on rase sans sourciller ce qui gêne et on bâtit neuf. En ces pays, les architectes ont une mine de pages blanches, cela se voit dans leurs productions. Pour se plier à l’exercice de la friche, le chinois xxx xxx, est allé traquer «l’espace libre» dans les interstices des bâtiments, dans le dédale minéral né de la juxtaposition des immeubles des cités chinoises. Un habitat des fentes où se réfugie la misère, où se coulent des petits commerces de survie. Amateur Architecture Studio – Wang Shu et Lu Wenyu – s’aventure à penser un logement dans ces anfractuosités : une talentueuse proposition de structure bois ajustable et qui s’assemble sur place. Un luxe où on ne l’attend plus.
Esthétique de la décrépitude
On s’accordera sur l’ironie géographique à célébrer les friches en une ville vouée à le devenir et à disparaître. Les installations architecturales alignées sur les 300 mètres de la corderie suffisent à emporter le visiteur sur la planète où «l’architecture est un langage silencieux qui parle» comme le disent si joliment Yvonne Farrell et Shelley McNamara, commissaires de cette 16ème édition de la Biennale. Au point d’oublier la nature du lieu et son probable engloutissement au tournant du siècle sous l’élévation irrépressible du niveau de la mer. Ici, sur la lagune, la décrépitude est ville et la célébration du free space prend alors l’allure d’un chant du cygne.
Plus fondamentalement, on peut s’interroger sur cette ode au free space. C’est tout de même étonnant de s’amouracher de lieux oppressants dès leur conception. Jusqu’où va l’esprit cradle to cradle / du berceau au berceau ? Il faut n’y avoir jamais travaillé pour aimer habiter une ancienne usine ! Quid des fantômes, des membres hachés par les machines, des échines brisées par les cadences, des vies instrumentalisées par les pointeuses ? Des vies de fatigue. Des luttes aussi dont les chants et slogans sont enfermés dans les murs, avec les joies des belles et toujours éphémères victoires.
Qui peut habiter un lieu de sueur, de larmes et de sang , un lieu de courbatures et d’abrutissement, d’humiliation par les petits chefs, de rancœur devant la feuille de paie ou celle de licenciement … à moins d’être d’ailleurs, suffisamment d’ailleurs pour porter sur de tels lieux un regard exotique, d’être hors-sol comme disent les paysans. Car l’usine magnifiée en loft, tiers-lieu, espace de coworking ou d’agitation culturelle esthétise à bon compte ce qui fut sans pour autant transmettre ce qu’elle enferma.
Comment l’humanisme, la générosité d’esprit affichée par les démarches de rénovation s’accommodent-ils de la mémoire travestie – nécessairement travestie – du lieu ? Certes l’architecte réinterprète et tant mieux ! Mais ayons aussi le courage de voir dans ce miroir free space de l’époque la digestion d’un monde dur par un autre qui s’annonce tout aussi terrible. Là, se manifeste la trace d’humanité, dans la digestion culturelle. Le glissement de fonction du lieu devient un outil culturel du deuil, de ce qui fut du labeur. A partir de là, on peut dessiner, libérer le trait, l’énergie et l’amour.
Tourner le dos au miroir
On peut aussi considérer qu’avec la restructuration de bâtiments industriels, on solde les remords des crimes passés en magnifiant leurs traces. On ne fait plus table rase, trop connoté bolchevique, on recycle dans l’air du temps social-démocrate. La vie pourrie devient trace culturelle émouvante. Mais émotion n’est pas raison, que devient l’envie légitime d’oublier les sales années passées à se faire exploiter ?
Détournés de leur sens, d’aucuns diront réinventés, les vestiges porteraient donc l’avenir, on reconstruirait en changeant d’économie et le ravaudage architectural habillerait le changement d’époque comme s’il y avait continuité alors qu’il y a rupture. Rupture technologique, idéologique et bientôt anthropologique avec l’humain augmenté voire transhumain.
Le ‘free space’ devient alors un auxiliaire psychotrope pour entretenir l’illusion d’une attention à l’humain alors que ce dernier est massivement écarté des logiques de production industrielle. L’apparente remise en cause de l’obsolescence des bâtiments tient de la quête de l’immortalité et fait écho aux sirènes transhumanistes de la Silicon Valley.
Juste ce qu’il faut de peinture écaillée, de pièces rouillées, de vestiges mécaniques, d’empreintes au sol des machines-outils démontées, de rugosités historiques éparses comme autant de lambeaux d’une mue mal assumée, peuvent faire croire à l’opportunité d’un site industriel à devenir un lieu culturel, un bistrot branché, un espace de partage où se sédimentent les mémoires. On s’inscrirait dans l’histoire humaine, on goûterait au temps qui passe, on évaluerait la marche du monde, on pourrait même philosopher. Il n’en est rien. Téléphone android ou tablettes en main, on cowork côte à côte, on sirote en répondant aux textos, on écoute un concert… En fait, contrairement aux apparences et au vécu, ces restructurations sont des lieux d’accélération vers l’avenir sans pour autant le choisir. Une seconde chance des lieux, plus que des hommes.
Droit de la nature
Toujours sur le registre du droit à l’oubli, ajoutons le droit du lieu à se dissoudre sous l’empire de la nature. Rien de plus naturel à ce que le lierre descelle des murs, que le bois pourrisse, que le béton se couvre de mousse, que des vers, des insectes, des plantes, des animaux sauvages colonisent des installations abandonnées. Par essence la nature est sauvage sinon c’est du jardin.
Cette dimension essentielle de l’aléatoire dans la reconquête des friches urbaines par la nature est intellectuellement opposable à la reconquête sociétale. Il y a une contradiction à reconnaître dans le durable la dette que nous contractons avec la nature et de la suffisance à lui contester ce qu’elle reprend. En effet, sans la biodiversité sauvage l’homme n’aura que son ordonnancement de la nature, c’est-à-dire lui-même et ses tristes passions pour survivre. S’il est des friches à conquérir prioritairement c’est peut-être celles qui sont en nous.
Gilles Luneau
Cet article est paru en première publication dans Global, le magazine de la slow info le 26 mai 2018. Republié avec la permission de l’auteur.