Alors que l’œuvre de Tadao Ando parsème les cimaises du Centre Pompidou de ses croquis au feutre bleu épais*, que reste-il de la puissance du dessin à la main quand le dessin numérique a pris une place dominante dans le métier d’architecte ? Jean-Christophe Quinton, directeur de l’école d’architecture de Versailles, est architecte, constructeur certes mais, surtout, dessinateur. Rencontre.
Chroniques : Quelle place tient le dessin** dans votre pratique ?
Jean-Christophe Quinton : Nous ne pouvons pas comprendre la place du dessin si nous ne comprenons pas la culture de projet global. Chaque architecte a sa culture de projet, basée sur un engagement. Le mien est d’être convaincu que la forme architecturale peut soulager des problèmes. Cette forme architecturale ne doit pas être a priori mais elle doit être déduite. Le dessin est mon outil premier de réflexion. Certains pensent en écrivant et écrivent ; moi je conçois en dessinant et en dessinant je conçois. L’espace du dessin est un espace qui libère des automatismes, des ambiances académiques, des modes. C’est un espace de liberté où le concepteur peut tout oser et après, on critique, on avance. La première qualité du dessin est de dédramatiser les hypothèses, de libérer un certain carcan de la pensée et d’évaluer des cheminements de conception.
Dans cette hypothèse, le dessin peut être perçu comme un exercice intime, utile à l’observation et à la réflexion mais non plus à la représentation.
Je classe les choses autrement. Le dessin est toujours un acte très intime entre la main et l’esprit, qui est à la fois cérébral et sensible. Mais vous pouvez dessiner avec 250 étudiants, avec vos collaborateurs, avec des entreprises, c’est aussitôt partagé. Le dessin devient une altérité. C’est une relation intense au monde et aux autres.
Deuxième idée : il existe des natures de dessin très différentes. Il y a le dessin de captation du monde, de représentation. Pour citer un très bon dessinateur «je dessine ce que je ne comprends pas». Ce dessin de captation sert à aiguiser le regard.
Le dessin aide aussi à comprendre les règles internes des choses. (Jean-Christophe Quinton réalise un croquis pour illustrer ses propos.) Quand vous êtes à Lisbonne dans l’église des Geronimo, vous avez l’église avec les civils, puis vous avez le patio avec les religieux. Entre les deux, il y a un mur très épais qu’on ne comprend pas. Par le dessin, en analysant, en dessinant, en restant plusieurs jours sur place vous voyez des choses incroyables se passer. Dans l’épaisseur du mur, vous avez le séculaire, là où le religieux rencontre le public. Avec le dessin, vous êtes en train de comprendre que ce monde qui n’a pas le droit de se rencontrer a inventé un trésor infini, une petite cellule où il y a juste la place du corps. Le dessin permet d’être attentif, de comprendre les formes architecturales, les interactions.
En agence d’architecture, la souris a largement détrôné le crayon auprès des salariés. Seuls semblent subsister les croquis de l’architecte démiurge.
Pas sûr du tout. Le dessin chez moi organise mon absence ou il organise ma présence lorsque je ne suis pas à l’agence puisque, quelque part, le dessin donne des directions, il guide.
Actuellement, il y a onze personnes à l’agence. Nous construisons une résidence étudiante, une ‘tour’ de 50 m de haut avec 250 chambres. Quand nous travaillons la fenêtre, le volet ou la position de l’appui de fenêtre, nous ne sommes pas sans cesse derrière l’ordinateur. Nous réfléchissons par des croquis. Et en numérique, nous dessinons.
Il faut décloisonner ces sujets. Pour exemple, j’ai des enseignants-chercheurs et des enseignants praticiens. Il ne faut surtout pas cliver le monde de l’architecture avec ceux qui construisent et ceux qui sont des académiques enfermés dans les écoles. Il faut en finir avec ces regards qui clivent. On clive les maîtres d’ouvrage et les architectes en disant que nous n’avons pas les mêmes intérêts. On clive l’informatique et le dessin. J’adore la précision de l’informatique. J’adore expérimenter grâce à tous les logiciels 3D, mais c’est par un geste culturel que passe le dessin. Il n’y a aucune raison de se priver de l’un ou de l’autre. Et encore moins de les opposer.
Avec l’évolution du métier et des instruments, le dessin à la main n’est-il pas confiné à la réflexion et le numérique à la représentation ?
Il y a des « modes » dans le dessin de représentation. Il y avait une période où les architectes ne produisaient que des images de synthèse ultraréalistes. Aujourd’hui, si vous travaillez avec I3F, ils vont vous demander du dessin à la main. Vous avez toute une pléiade d’architectes (je pense à Djamel Klouche, Fréderic Bonnet, Jean-Patrice Calori …) chez qui le dessin revient.
En dessin, il faut choisir de représenter une part des choses et donc d’en exclure une autre. Il faut choisir ce qui fait sens et ce qui doit être partagé, stratégiquement. Il y a des projets où c’est la structure qui fait le projet, d’autre où c’est la matérialité, et dans ce cas-là, l’image de synthèse sera parfaite. Vous avez des projets dans lesquels c’est plutôt le plan qui va en être l’ADN. Finalement, j’ai plutôt le sentiment que le monde d’aujourd’hui est plus ouvert dans son champ de représentation et suit mieux la nature des projets.
La collection et la vente de dessin d’architecture sont à la mode et le dessin s’installe en tant qu’œuvre architecturale en soi, parfois même avant le bâtiment construit. Qu’en pensez-vous ?
Pour moi, l’œuvre architecturale est dans le projet. Le projet peut se construire, se représenter à travers plusieurs types de support. Il faut regarder les choses à travers le projet plus qu’à travers l’évaluation construite. Pour le dire très simplement, je pense que Boullée est aussi important que Labrouste.
A l’inverse, je vais être très radical : dans certains bâtiments construits, il n’y a pas d’architecture, parce qu’il n’y a pas de projet.
Au sein des instances, en vertu du BIM notamment, il est question d’enseigner le numérique plus tôt, peut-être au détriment du dessin à la main. Quelle est la place du dessin dans une école d’architecture aujourd’hui ?
Une école, c’est d’abord le rapprochement fécond des disciplines et la transversalité. Dans une école vous pourriez avoir d’un coté les ingénieurs, de l’autre les philosophes, de l’autre les juristes, de l’autre les paysagistes … Une école, c’est d’abord le lieu de la diversité. Il peut s’agir d’une diversité séparée, éclatée, mais les bonnes écoles créent de la transversalité entre les disciplines. En tout cas, c’est ainsi que nous construisons l’école d’architecture de Versailles. Dans un jury, un étudiant est confronté aux différentes personnalités.
Qu’en est-il du dessin ? Versailles est très coloré par la présence d’artistes, de photographes, peintres, dessinateurs, qui ont une vision très contemporaine de ces actes artistiques, la façon dont ils interrogent le monde, la façon dont on les fait surgir. Ensuite, les étudiants rencontrent des architectes, chacun avec des cultures de projet très diverses. Des architectes ne dessinent pas, d’autres font dessiner et ne dessinent pas, d’autres encore dessinent tous le temps. Vous avez des architectes à Versailles qui ne savent pas dessiner, qui ne veulent pas dessiner mais regardent le dessin et appellent des gens qui dessinent autrement. A Versailles, la culture du dessin est très ouverte.
En licence, les étudiants apprennent les fondamentaux. En master, ils choisissent leurs enseignants, parfois ceux avec qui ils savent qu’ils vont dessiner. Evidemment, je fais partie de ceux-là mais comme beaucoup d’autres, qui travaillent la synthèse par le croquis.
Le dessin, ce n’est pas savoir dessiner, c’est savoir la complexité dans laquelle nous sommes, savoir dire l’essentiel d’un projet. Le dessin n’est pas qu’un sujet esthétique et plastique, c’est aussi une question très cérébrale de synthèse. C’est très important dans une école d’architecture.
Beaucoup d’enseignants, avec un feutre et sans savoir dessiner, disent la nature d’un projet. C’est purement du dessin, qui raconte des choses extrêmement complexes, extrêmement ouvertes, à très fort potentiel. Le dessin de synthèse, c’est aussi quelque chose qui anime la pédagogie.
Pourtant, de façon très pragmatique, les cours de dessin de représentation sont réduits à peau de chagrin en première année.
Nous avons pour objectif de gonfler ce temps dans les années à venir. En fait le champ de la représentation peut devenir un enjeu idéologique de multiples points de vue. C’est opposer encore la discipline et le métier. Les étudiants vont dire : je ne peux pas trouver de boulot si je ne suis pas formé sur Autocad, au BIM ou autres. D’un seul coup, le corps enseignant se dit que c’est en représentation qu’il faut apprendre les logiciels puisque cela représente l’architecture. Ce qui crée un débat entre l’apprentissage de la discipline et le monde professionnel qui vous talonne.
Pour éviter cet écueil, nous avons deux types de cours informatique. Les cours officiels, où tous les étudiants apprennent les bases, et des stages complémentaires. D’un côté, l’école soulage ces questions professionnelles, de l’autre, elle affirme qu’elle doit rester autonome et ne pas être assujettie à la pression extérieure.
Ainsi, l’étudiant aborde toutes les facettes du dessin, qu’il soit de représentation, d’analyse, de synthèse, de conception, de communication.
Un dernier mot ?
C’est très bien d’être cérébral mais, à un moment, il faut retrouver nos propres ressources d’architecte. Notre force est d’être au monde, de regarder le monde avec notre culture de projet et nos outils qui sont des outils ultra-performants pour tous les sujets que nous venons d’évoquer. Le dessin, quand il n’appartient pas qu’au champ de la représentation, est une relation très puissante au monde, une puissance de feu incroyable. C’est tout sauf désuet. Celui qui maîtrise le dessin a une force dingue. Le dessin est capable de mettre tout le monde d’équerre dans une même direction. Il parle et soulage.
Amélie Luquain
*Tadao Ando – Le défi, jusqu’au 31 décembre 2018
** Voir notre article Le dessin à la main : une compétence inutile ?