« Si j’avais une heure pour résoudre un problème, je passerais 55 minutes à réfléchir à la question et 5 minutes à penser à la solution » Albert Einstein
Le problème était de résoudre l’inadéquation entre l’offre et les attentes, et le manque criant de logements. Ça y est, la solution est là, l’annonce est faite : cinquante mille logements expérimentaux vont mettre l’innovation à l’épreuve. Il s’agit de la préconisation la plus claire du rapport de Pierre-René Lemas, rapport remis le 15 janvier 2020 aux deux ministres du Logement et de la Culture.*
Depuis trois décennies, le manque de logements est criant. Les normes ont certainement amélioré les exigences et les performances techniques, sans pour autant répondre aux attentes quantitatives, et aujourd’hui qualitatives. Depuis les années quatre-vingt, c’est à une réduction de la taille des logements à laquelle l’on a assisté, d’où la demande légitime des architectes : augmenter la taille des logements. Un déficit récurrent malgré des efforts constants, que faire ?
Si 50 000 logements sont effectivement réalisés dans une procédure expérimentale et s’ils sont évalués, comme le rapport le laisse entendre, alors probablement qu’une révolution sera en marche.
Les erreurs du passé vont permettre d’éclairer la lanterne des élus et éviter de retomber dans les errements. Pourtant, les freins sont déjà là, repérés dans les pages du rapport : le manque de foncier, la faiblesse de la maîtrise d’ouvrage face au poids des Majors, l’extérieur avant l’intérieur lorsqu’il s’agit de conception architecturale.
Le foncier fait défaut et, cette fois, pas question de construire en rase campagne ! Alors comment construire, sans proposer de créer des ZAD (zone d’aménagement différée) autour des grands investissements publics pour juguler la spéculation et créer la mixité, réclamée à cor et à cri, pour une juste répartition de la rente ? Comment assurer un début d’urbanité sans une pédagogie sur « la densité », comment expliquer que les ZUP (et autres quartiers et cités) sont le contraire de denses ? Elles sont certes concentrées mais quatre à cinq fois moins denses que Versailles qui est une ville résidentielle.
La confusion se fait entre l’emprise au sol, l’occupation du sol et la densité perçue. Comment envisager de construire sans mettre en évidence une contradiction : on ne peut pas à la fois réclamer plus de logements, ne plus artificialiser/imperméabiliser le sol et ne pas densifier les quartiers existants.
La maîtrise d’ouvrage fait appel à un nombre relativement limité d’opérateurs privés vendant en VEFA à des organismes qui ont souvent bien du mal à garder la compétence d’une maîtrise d’ouvrage éclairée. On ne peut pas ignorer les efforts réalisés par le Plan Construction et Architecture devenu le PUCA. Il est vrai qu’il y avait des aides incitatives. Il serait bon de réfléchir à la nature des aides qui, aujourd’hui, seraient de nature à remettre le logement au rang des priorités en termes d’innovation.
Si la qualité technique est indispensable, elle n’est pas suffisante. Les élus sont légitimement attirés par l’aspect, l’image, qui va conditionner l’intérieur mais je n’exagère pas, nous sommes passés d’un extrême à l’autre, de la cellule, objet de toutes les attentions, aux perspectives flatteuses. Le « projet urbain » oublie bien souvent que le logement est aussi de la continuité, support d’urbanité, la hantise de la barre demeure ! Ville ou campagne, le fantasme campagnard fait une entrée destructrice. Il faut choisir quelle démocratie existe sans ville ?
Les élus vont vite comprendre que l’avenir de la ville n’est pas dans les PLU mais dans la représentation claire du projet de ville, dans un travail de restructuration entre les centres et les périphéries, réflexion qui prendra plusieurs mandats. Toutes les villes moyennes qui souhaitent rendre leur centre attractif vont devoir proposer du foncier, dans le cadre de leur restructuration périphérique sur les entrées de villes. Un chantier d’envergure en préfiguration !
Reste un troisième sujet, celui de la conception proprement dite des logements.
Selon moi, l’architecture est l’art de donner des réponses à des questions posées, essentiellement par des architectes. Pour trouver une réponse, il faut d’abord construire le problème. Généralement, on ne dit pas « je vous commande de l’architecture », on s’adresse à un architecte en espérant qu’il va savoir. La réponse n’est pas évidente lorsque l’interrogation sur la qualité d’un logement court sur des décennies.
Je propose de mettre architecture au pluriel, non pour sa diversité, ses différentes doctrines, mais tout simplement parce que la révolution qui court, depuis cent ans dans le champ de l’architecture, est le logement. Le programme du logement a fait une intrusion dans l’architecture et pose les questions du corpus.
L’exemple, maintes fois répété, est celui de la qualité architecturale. Tout le monde s’accorde sur la définition d’un beau monument, il doit surprendre, impressionner, intimider par sa démesure. C’est vrai depuis l’antiquité, cela l’est toujours aujourd’hui. En général, c’est l’utilisateur qui est à l’origine de la commande, sauf lorsqu’il s’agit d’un cénotaphe pour lequel la question de l’usage n’est pas essentielle.
Nous touchons ici à une question majeure lorsqu’il s’agit du logement. Comment définir une qualité alors que nous ne connaissons pas l’utilisateur final, mais encore plus grave, lorsque cet utilisateur/locataire ne restera pas dans son logement ? Nous sommes loin des questions d’esthétique. Le problème devient encore plus complexe lorsque l’on aborde la question de l’économie, celle de la construction, celle du foncier, celle des charges. Il y a de quoi jeter l’éponge quand tout semble avoir été essayé !
Qu’est-ce qu’un bon logement pour une population de plus en plus diverse dans ses cultures, dans sa composition familiale ? Dans les années 1980, Jean Nouvel répondait « Un beau logement, c’est un grand logement ». Qu’est ce qui a changé depuis Némausus (construit par Jean Nouvel dans le Gard) ? Une nouvelle problématique ! Le problème de la surface est tout simplement un obstacle tellement important que les architectes en font un préalable, qui curieusement justifie l’immobilisme. Tant qu’il ne sera pas levé rien ne pourra changer !
Tout le monde veut dix mètres carrés supplémentaires au même prix. Moyennant quoi on continue comme avant ! Dans son rapport, Pierre-René Lemas préconise une augmentation du volume, un véritable progrès à l’heure où la ventilation naturelle est à l’ordre du jour. Une qualité même pour transformer, peut-être un jour, des logements en bureaux ou en locaux d’activité (ce qui serait le signe d’une renaissance de l’attractivité urbaine !).
Le rapport préconise également une limitation de l’utilisation de la procédure, largement répandue, de conception/réalisation ou de MPGP. Cet aspect redonnerait des ailes, à la maîtrise d’ouvrage et à la maîtrise d’œuvre, pour aborder sereinement la question de la conception du logement. Les conditions requises, pour qu’un logement puisse être évolutif et adaptable à l’évolution des cultures et des pratiques, dans le respect des normes en vigueur, seraient à nouveau envisagées.
C’est peut-être anticiper le programme de l’expérimentation avec des questions : comment, dans une même cage d’escalier superposer des chambres d’étudiants, des appartements pour seniors et des logements familiaux évolutifs ? Comment, dans un même immeuble, assurer la possibilité d’une mixité bureaux /logements en rendant les programmes complètement indépendants ? Comment garantir des rez-de-chaussée compatibles avec des activités urbaines, comment en faire les socles de l’urbanité ? Comment répondre à une attente de nature et améliorer l’organisation des logements ? Comment réduire l’impression de densité en ayant des occupations du sol compatibles avec l’attente de services ? Pour être en phase avec Albert Einstein, toutes ces questions devront trouver une réponse dans les cinq minutes qui restent après une aussi longue réflexion.
Le rapport de Pierre-René Lemas propose une belle conclusion : « Une conception holistique du logement dans une vision décentralisée intégrant la valeur d’usage pour les habitants et les valeurs de l’architecture au sens large nous paraît être la voie d’avenir ». Une très belle définition du projet dans toutes ses composantes, un projet de ville dans lequel le logement relie, rassemble, réunit. Nous sommes sortis du monument pour entrer dans une forme d’altérité architecturale. L’horizon s’éclaire, le logement n’est plus un conteneur, matériau avec lequel se construit le monument. C’est une autre architecture attentive, intentionnée, orientée, appropriable, qui est attendue.
Nous n’aurons pas de ville, pas « de cœur de ville », sans une révolution en ce qui concerne la production de logements. Dans les années soixante, la construction industrialisée a mis le logement dans un coffrage tunnel, la répétition imitée de l’industrie est devenue une norme, plus esthétique qu’économique. Curieusement il fallait inventer de façon artisanale une représentation de l’idée que l’on se faisait de l’industrie.
Les techniques de construction ont évolué, la conception, chez les maîtres d’ouvrage comme chez les architectes, est restée dans un tunnel. La surface des logements a été déterminée par la trame entre les banches (5,40m puis 5,70m), c’est elle qui a permis de définir l’optimum de l’épaisseur d’un bâtiment. L’enjeu est aujourd’hui d’en sortir le plus vite possible, afin de déterminer le coût marginal des mètres carrés tant attendus. Autrement dit, la vraie autonomie de l’architecture est là : il faut la rendre indépendante des techniques de construction, en béton, en bois, en terre, en acier, en poteau poutre ou en façade porteuse.
Les cinquante-cinq minutes se sont écoulées : le problème est construit, reste à recevoir les propositions. Il ne faut pas attendre l’évolution des normes mais un changement de culture, de regard sur les habitudes. Le rapport fait un tour d’horizon extérieur, essentiellement sur les procédures et les obstacles, reste à faire le tour d’horizon de l’intérieur des logements. Gageons que ce sera l’objet de l’expérimentation et de l’évaluation.
Alain Sarfati
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*Voir notre article Après le permis de faire, celui d’expérimenter ?