Le 21 mars 2018, dans les locaux de l’agence AZC à Paris, Renaud Chanceaulme et David Grunauer, respectivement gérant et responsable technique de BMF, un cabinet d’ingénieurs-conseils en économies de la construction, donnaient une conférence intitulée ‘BIM et économie, quelle (r)évolution ?’. Un retour d’expérience édifiant. Compte-rendu.
Au sujet du BIM – dont il est beaucoup question en ce moment – les économistes de la construction sont rarement mentionnés. Ils sont pourtant très impliqués dans les projets, de plus en plus d’ailleurs tant leur métier, de moins en moins service d’estimation, devient plus que jamais un service de conseil.
Premier constat. «Nos outils d’économistes de la construction se révèlent inadaptés. Or le BIM change notre quotidien car il est requis ue réactivité accrue tandis que le client attend toujours plus de précision», explique David Grunauer. «Cela va à terme changer la relation entre nos clients et nous, et se pose la question de la responsabilité», dit-il. De fait, la question de la responsabilité sera en filigrane tout au long de la conférence et de la discussion qui s’ensuivit.
Qu’entend-on par BIM, au-delà de sa définition savante de ‘Building Information Modeling’ (noter l’origine anglo-saxonne du terme et du concept) ? Une maquette ? Une démarche ?
Pour le gouvernement, les choses sont claires. Le Plan de transition numérique dans le bâtiment (PTNB), initié en décembre 2014 par Sylvia Pinel, alors ministre du Logement, de l’Égalité des territoires et de la Ruralité, avait pour objectif «d’expérimenter, capitaliser, convaincre (c’est nous qui soulignons) et donner envie (sic) de s’approprier le numérique dans le quotidien de l’acte de construire ; permettre la montée en compétences des professionnels du bâtiment autour du numérique et le développement d’outils adaptés à tous les chantiers en privilégiant les objectifs de massification (dito) pour le déploiement et en accordant une attention toute particulière aux solutions BIM pour les petits projets ; développer un écosystème numérique de confiance en encourageant les travaux de normalisation et permettre ainsi l’interopérabilité des outils et logiciels». Ouf !
Pour se faire une idée encore plus précise des intentions de ce PTNB officiel, il suffit de se rendre aujourd’hui sur le site officiel – http://www.batiment-numerique.fr, la plateforme publique du bâtiment – pour s’apercevoir lesquels parmi les partenaires en font l’actualité : à l’Atelier BIM virtuel, on retrouve la puissante USH, ou alors parcourir l’itinéraire BIM avec la FFB. Sinon, pour info, ‘L’EU BIM Task Group publie une version en français de son Handbook’, en franglais dans le texte. Les porteurs de petits projets feront appel à ‘Google trad’.
Le Cabinet BMF compte plus d’une quarantaine de collaborateurs. En 2017, sur environ 150 projets sur lesquels il a été sollicité, environ 10% seulement avaient une mention d’obligation BIM, une mission BIM intervenant parfois en cours de projet sur les marchés publics. De plus, BMF intervient sur des expertises économiques de concours sur tout type de projet et de toutes tailles sur lesquels des maquettes 3D sont demandées expressément aux candidats.
Ces économistes développent une expertise reconnue depuis plusieurs années et ont donc une légitimité à faire part de leur retour d’expérience. Il n’est pas question ici de macro-économie dont les attendus des économistes assermentés et médiatiques sont souvent sujets à caution. Non, il s’agit là d’économistes avec les mains dans le cambouis de la construction et ce qu’ils racontent vaut d’y réfléchir. De fait, l’essentiel de la conférence sera consacré aux «difficultés» et «limites» actuelles du BIM, du moins vu par leur bout de la lorgnette.
La première de ces difficultés est liée à l’extraction des données qui se révèle quasi impossible sans retravailler la maquette. Pour une raison simple. En effet, l’architecture et l’économie sont des sciences distinctes, deux approches qui provoquent en conséquence des incohérences dans les valeurs issues de la maquette.
Renaud Chanceaulme et David Grunauer déplorent par ailleurs la perte d’informations apportées à la maquette entre deux diffusions avec l’architecte. Cela est en partie lié à sa segmentation : selon qu’elle est effectuée par l’économiste ou l’architecte, elle ne poursuit pas forcément les mêmes objectifs. «La maquette de l’architecte est liée à son besoin de concepteur, l’économiste s’appuie sur un découpage différent, lié aux budgets des maîtres d’ouvrage», disent-ils.
En clair, le langage informatique ne suffit pas à traduire des univers intellectuels différents en un langage commun. «A partir du moment où l’on importe la maquette 3D dans l’environnement de l’économiste, on perd le lien, ce sont deux mondes parallèles», souligne Renaud Chanceaulme. C’est une évidence qui apparemment ne vient pas à l’esprit de ceux qui poursuivent encore et toujours ce rêve (de moins en moins insensé) d’une «massification» massive de la construction à laquelle les architectes sont conviés, avec les économistes d’évidence, sur les strapontins extérieurs.
La seconde entrave que rencontre l’universalité du BIM est la difficulté à définir un prix unitaire valable sur tous les projets. «Il n’y a pas de base de données de prix universel en économie», souligne Renaud Chanceaulme. Dit autrement, chaque projet est issu de ses propres circonstances, du m² de béton au détail de la menuiserie, du temps de transport au climat. «L’important ce ne sont pas les ratios mais de savoir lesquels sont importants car il y a mille facteurs qui font qu’un m² n’est pas seulement un m²», dit-il. Si une quantité est juste, elle n’indique rien de son prix.
Récemment, le cabinet BMF a été amené à étudier en parallèle le volet économique des 25 projets d’EuropaCity. «Nous avions trois semaines pour faire les estimations des projets», indique Renaud Chanceaulme. A priori un délai suffisant puisque la maquette 3D était imposée dans la consultation.
Résultat ? «Les maquettes 3D étaient de qualité extrêmement inégales et les éléments reçus ne nous ont pas permis de travailler en 3D», relate le gérant de BMF. «Les architectes ont fait leurs maquettes, qui s’apparentent surtout à des maquettes de rendu, quand ils avaient leur projet. Mais pour nous économistes, ces maquettes manquent d’informations. A tel point que ces maquettes, toutes différentes de l’une à l’autre, se sont révélées pour la plupart parfaitement inexploitables au plan économique. Nous nous sommes appuyés sur les visuels en 2D, de qualité, pour réussir à faire nos estimations», indique-t-il.
Il est vrai que le règlement du concours n’était peut-être pas suffisamment explicite. Il demandait certes une maquette 3D, alors les agences d’architecture ont produit une maquette 3D. Mais si le règlement n’était pas clair, c’est peut-être aussi que le maître d’ouvrage, avec son exigence de BIM, n’était pas allé assez loin dans ses attendus. Mais le BIM c’est dans l’air du temps Coco !
Pour autant «le sujet de la maquette 3D n’a rien à voir au stade du concours», relèvent les deux hommes. De leur expérience, ils retiennent surtout la volonté d’affichage de la part d’élus et d’entreprises évidemment bien intentionnés.
Dans cet environnement où beaucoup apparemment laisse encore à désirer, les deux économistes notent cependant que pour les gares du Grand Paris, la demande BIM du maître d’ouvrage s’accompagne d’une rémunération des équipes retenues dédiée à l’achat de logiciels et à la formation.
S’il y a bien en ce cas une charte BIM définie, la difficulté des échanges entre interlocuteurs et d’une réelle collaboration demeure. «Il n’y a pas de synthèse des maquettes : qui fait quoi, quand, etc. ? Il ne s’agit pas d’une maquette itérative et le manque d’ordonnancement des tâches finit par induire pour tout le monde un manque d’intérêt. Sans démarche collaborative, le BIM n’a pas de sens». Les maquettes doivent-elles être remises aux entreprises ? Quand ? Quid des droits intellectuels ?
Pour le coup, les limites du BIM apparaissent clairement. Une mise à jour de l’estimation au fil de l’eau ? Quel intérêt ? Dans quel but ? «Un projet n’est pas que son économie, il faut que la conception architecturale demeure et qu’elle dispose de temps. Mais la qualité architecturale ne peut pas être simplement extraite en données quantifiables. Comment chiffrer l’intelligence ?»
Il n’empêche que le marché, comme on dit, est en pleine évolution. Pour BMF, quasiment zéro projet BIM en 2017, 10% des projets en 2018. Pour différentes raisons, il est certain que les élus et l’industrie poussent à la roue numérique et provoquent ainsi des attentes fortes de la société quand le constat demeure que les outils économiques, pour ne parler ici que d’eux, ne sont à ce jour pas totalement adaptés, que ces maquettes sont difficilement exploitables et que la capitalisation des informations, objectif affiché du BIM, se traduit au final par «peu de progrès» actuellement.
Voire pire. Les deux économistes expliquent que, le plus souvent, essayer d’exploiter la maquette en 3D que fabriquent les architectes leur fait perdre du temps, aussi préfèrent-ils retourner faire les estimations dans leur environnement simplifié et maîtrisé. Bref, ils refont le travail.
Ce qui est vrai également pour les constructeurs, qui ont encore eux-mêmes d’autres façons (les leurs) de chiffrer un projet. Et même ce chiffrage est différent d’une entreprise à l’autre… «Tous les éléments transmis par la maquette 3D sont réétudiés par nos équipes», explique un ingénieur d’une Major de la construction. «Qui a la responsabilité des quantités ? Quel est le bon dessin dans la maquette ? Qui s’engage ? Pour cette question de responsabilité, afin de tout vérifier, nous devons également refaire tout le travail», dit-il.
Ce que signifient ces déclarations par deux acteurs distincts est que, puisque le plus simple pour contrôler est de tout refaire, «la maquette 3D est une illusion», pour citer l’ingénieur. Une illusion ?
De cette conférence, il ressort en effet beaucoup d’interrogations et d’incertitudes et David Grunauer et Renaud Chanceaulme en tirent le constat, au moins de leur point de vue, que «l’humain est encore là pour longtemps» car «le BIM n’a pas d’intelligence et ce n’est pas pour demain».
Nonobstant d’éventuelles améliorations, toutes liées sans doute à la capacité des différents acteurs à collaborer ensemble (mais cela est un gage de succès avec ou sans BIM), la ‘massification’ attendue se révèle si lointaine que, avant que ce but ne soit atteint, le BIM sera sans doute passé de mode, certainement remplacé par un nouveau système «qui fera gagner du temps, de l’argent et améliorera la qualité des bâtiments», le BIM de l’intelligence artificielle peut-être (ABIM), quand les bâtiments se construiront eux-mêmes.
Il suffira de nous expliquer que la machine est meilleure que l’humain et nous aurons alors encore moins besoin des architectes.
Dans l’entrefaite, seuls les industriels auront eu le temps d’encaisser un formidable effort d’investissement de tous les acteurs de la construction à l’échelle du pays, poussant le secteur à une plus grande consolidation.
Et puis, de toute façon, le BIM c’est l’avenir. Si Frank Gehry se targue de concevoir avec des croquis et bouts de cartons, «pour communiquer avec ses équipes, il y a la nécessité de passer par la 3D», note David Grunauer.
Alors si c’est Gehry…
Christophe Leray