Elizabeth de Portzamparc est Brésilienne. Elle est au départ sociologue, mais pas seulement. C’est une artiste, mais pas seulement. Elle est aussi designer, urbaniste et épouse de…, mais pas seulement. Portrait d’une femme au formidable destin.
«Je ne m’étais jamais souciée de communication», dit-elle. Un tel aveu, surtout de la part d’une personne au nom de famille désormais célèbre, est généralement suspect. Pourtant, en l’occurrence, sa sincérité semble avérée. Qu’on en juge : une heure de retard au rendez-vous, un suivi approximatif par son assistante chargée de la documentation et, surtout, une façon de se raconter sans faux-fuyants qui déconcerte.
Une communication léchée aurait certainement le mérite de la simplicité mais ce serait sans doute au détriment de la profondeur d’un personnage dont la complexité, la richesse ne peuvent s’exprimer en concepts servis chauds et préemballés avec un souci d’accroche. Elizabeth de Portzamparc évoque elle-même les «fragments», le «puzzle» d’une vie qui a pu, récemment, enfin, s’affranchir du déterminisme. «C’est une mondaine», explique en souriant l’une de ses amies. Mais une mondaine capable de décliner sans effort, avec une redoutable précision, le gotha de l’art, du design et de l’architecture, une femme savante – scientifique autant qu’artiste avant d’être bientôt architecte – qui aurait réjoui Molière.
Voici des éléments du puzzle. Elizabeth de Portzamparc est née à Rio de Janeiro au sein de la bourgeoisie cultivée brésilienne. Son père, avocat féru d’architecture, et sa mère, passionnée d’art contemporain, emmenaient leurs trois filles visiter le chantier de Brasilia, cette capitale créée de toutes pièces, en compagnie du gouverneur de la région. «Toutes mes cousines se sont mariées dans l’église d’Oscar Niemeyer», explique Elizabeth. Le sourire est radieux comme l’était l’enfance ; Brasilia était «une grande fierté, nourrie par l’enthousiasme». Le sourire s’éteint. «J’avais 17 ans en 1973, je ne pouvais rester insensible à la réalité sociale brésilienne. Le fils d’un ami de mon père était un leader étudiant, j’étais admirative de tous ceux qui, au Brésil, osaient défier la dictature».
La dictature a duré de 1964 à 1985. Alors que le président Lula a décidé en décembre 2004, quasiment le jour même de l’entretien, d’ouvrir les archives de cette période noire du pays, la passion et l’émotion sont toujours aussi vives pour Elizabeth de Portzamparc. Ses fines cigarettes – on la dirait tout juste sortie d’une revue chic des années 50 – ne sont d’aucun secours quand elle évoque les ‘ultimatums’ adressés aux habitants des bidonvilles ; «tout a été brûlé le lendemain». La souffrance est pleine, entière, d’origine, quand elle parle trente ans plus tard, des «populations» et de leur «mise au ban». «Il n’y avait pas de violence, pas de drogue ; ces gens étaient pauvres mais pas misérables. On les a installés de force dans des résidences ouvrières excentrées, on les a marginalisés». Quiconque un peu curieux connaît aujourd’hui les fruits gâtés ayant poussés sur le terreau des dictatures sud-américaines. Larmes à fleur de peau. Silence.
«Mes parents me poussaient à faire des études d’architecture mais l’art et l’architecture me paraissaient un luxe par rapport à ce que nous vivions. La vérité de mes études est que je voulais comprendre le Brésil et agir». Arrivée en France, nouvelle convertie (et bientôt diplômée) à la sociologie militante qui eut son heure de gloire dans les années 70, elle découvre ici… la destruction des centre-ville et l’éviction des plus pauvres vers les périphéries. Le choc est terrible mais pas décourageant. «Tout le monde pensait que les villes devaient être conçues par les sociologues», dit-elle. «Je croyais possible de revoir la structure urbaine et corriger les méfaits du structuralisme des villes nouvelles». Elle ne peut bientôt que constater les dégâts. «Ces villes furent un échec social et humain, comme Brasilia, qui fut une réussite esthétique mais un échec». Le mirage technologique des années 80 relègue bientôt la sociologie au rang des disciplines ‘has been’. Entre temps, Elizabeth de Portzamparc a dirigé l’Atelier d’urbanisme de la ville d’Antony, «avec passion». Finalement, le maire, courageux mais pas téméraire, construit vite ses logements sociaux sans tenir compte de son travail. «J’abandonne l’urbanisme», dit-elle.
En 1981, rencontre avec Christian de Portzamparc. Naissance de deux enfants sans que jamais ne cesse, pendant toutes ces années, peinture et conception de meubles et d’objets pour sa famille, sa sœur. «Par plaisir», dit-elle. Elle conçoit et fait fabriquer pour elle-même un bureau-coiffeuse. Lequel se retrouve bientôt exposé, sans volonté particulière de sa part, au Salon des artistes décorateurs puis, bientôt, à la fondation Cartier. Il fait aujourd’hui partie de la collection du fond national d’art contemporain «Le hasard fait bien les choses», dit-elle, précisant encore, souvent, avoir une chance «inouïe». Elle rit. «Cette coiffeuse est un meuble de sociologue ; j’avais d’abord fait le programme, puis la forme s’y est adaptée». «Cela m’a rassuré de pouvoir faire des choses qui plaisent même si, pour moi, dessiner est une évidence». Dans la foulée, elle ouvre à Paris une galerie avec des amis artistes. Sa galaxie s’enrichit encore : architectes, designers, artistes en sont les étoiles. Le succès de la galerie ne se dément pas. Sociologue, anthropologue, urbaniste, designer, directrice de galerie. «Je me demandais qui j’étais», dit-elle, soudain pensive, puisque l’effort de communication se révèle être un exercice difficile. Dans les faits, entre son cabinet de création de meubles et la galerie, Elizabeth de Portzamparc était devenue une «gestionnaire». «J’avais cesser de créer».
«Christian trouvait plus simple que je travaille dans son agence». Elizabeth a tenté l’expérience. «Quand j’ai connu Christian, je gagnais autant que lui, j’étais autonome. De plus, deux créateurs ne peuvent pas travailler ensemble», explique-t-elle. Mais une autre raison, plus profonde, fait échec à ce travail en couple, dont les rôles de chacun sont pourtant parfaitement normés chez nombre d’architectes en France. «Je suis une femme du siècle», dit-elle et, à ce titre, ne veut, ne peut accepter une nouvelle tutelle. Elle gagne le concours de design pour l’aménagement du centre d’information de l’Assemblée nationale. «J’avais tout géré et découvert ainsi ce que je voulais faire». Elle conçoit bientôt l’architecture intérieure d’un restaurant (Les Grandes Marches) à la Bastille, les espaces de réception puis, un an plus tard, le mobilier de la nouvelle ambassade de France à Berlin ou encore l’extension d’une boutique de luxe (L’Espionne). Nouvelle chance «inouïe» avec la scénographie, la rénovation et l’extension du Café de la Musique à La Villette (Paris).
«Ce café est un tournant» car ce travail lui permet de faire la part de ce qui lui appartient en propre vis-à-vis de la généreuse contrainte de ses parents, de Christian, de ses amis. De ses passions successives aussi sans doute. «J’avais besoin d’un territoire», dit-elle. Ce sera un étrange endroit, rue du Cherche midi, un ancien atelier de maître verrier, aux portes de bois arrondies et où chaque fenêtre est une merveille de vitrail. C’est petit, peu pratique, kitch et désuet mais étonnamment chaleureux et accueillant.
«C’est au musée de la Bretagne (Christian de Portzamparc lauréat du projet ; Elizabeth de Portzamparc responsable de la muséographie, de la bibliothèque et des espaces enfants. NdR) que je comprends que ce projet est issu des années passées à étudier l’urbanisme car toute mon expérience fait sens dans la muséographie de ce musée. C’est devenu une évidence avec le tramway de Bordeaux. A Bordeaux, j’ai pu joindre toutes les pièces du puzzle. Avant, ma vie était constituée de plusieurs fragments. Là, je me réconcilie avec Elizabeth, ces projets sont les miens», conclut-elle.
En témoignent ces grandes photos du tramway bordelais qui ont pris place à l’entrée de l’agence, au détriment de toute autre décoration. Rien de flamboyant pourtant. Au contraire, un design tout en retenue, à l’opposé de la décoration, où l’élément isolé n’est rien sans la répétition qui va faire l’identité de la ligne (aux deux sens du terme) et, à travers elle, l’identité de la ville. Une logique formelle pour un «projet juste, adapté, pensé». Dans son bureau, on découvre une vieille édition consacrée à la construction du métro parisien, ouvrage invisible pour l’essentiel mais qui a déterminé pour une grande part le Paris que l’on connaît aujourd’hui. «Il faut beaucoup d’ego pour pouvoir faire face au temps et s’imposer», explique Elizabeth de Portzamparc. Un ego à la mesure de la sobriété et de la discrétion apparentes de la réalisation du mobilier de ce tramway. Les éléments sont donc signés, le nom gravé, en tout petit, avec si peu d’ostentation que, sans précision de la part de l’auteur, nul n’en saurait rien.
Cette métamorphose pourrait être, au vu de son œuvre, l’objet d’une reconnaissance de la qualification d’architecte (prononcée par le ministre de la Culture après avis d’une commission nationale ; le Corbusier ou Claude Parent ont bénéficié de cette disposition, ainsi que plus récemment Jean-Michel Wilmotte. NdR). En effet, après être longtemps intervenue dans des domaines sans la «légitimité» que confère le diplôme ad hoc, Elizabeth de Portzamparc serait heureuse (ce n’est pas de la coquetterie) d’obtenir un tel diplôme. «A l’étranger, cela ne m’a jamais gêné de n’être pas architecte. Au contraire, grâce à ma formation, j’ai pu concevoir des projets uniques. La sociologie, le design me paraissent au contraire nécessaires pour apporter à l’architecture cette dimension sociale qui permet de concevoir des projets justes», dit-elle. La Brésilienne s’étonne encore du formalisme, du conformisme, de la rigidité qu’elle a découverts en France, lesquels s’expriment aussi bien dans les projets de ville que les modes de vie. Elle cite la remarque que lui fit une jeune femme quand, sociologue, à défaut de comprendre le Brésil elle tentait de comprendre la France. «J’ai tout le temps l’impression de vivre des rappels à l’ordre», disait cette jeune femme pour évoquer ce sentiment d’oppression induit par le carcan culturel français. Ce diplôme est l’occasion pour elle de s’en débarrasser, de ne plus dépendre «d’eux» (les architectes) pour les permis de construire, de pouvoir se sentir «autonome», de faire taire les médisant(e)s qui «sèment le trouble» en regard de son nom de famille.
Du coup le Brésil refait surface sous forme d’une vaste résidence privée surplombant la baie de Rio. Ses parents auront finalement vu leurs vœux exaucés. C’est une «jeune architecte» qui entame aujourd’hui une nouvelle carrière. A en juger par les précédentes révolutions – comme on le dit d’un corps mobile autour de son axe – le nom de famille importera bientôt moins que le prénom.
Christophe Leray
Cet article est paru en première publication sur CyberArchi le 26 janvier 2005