Le 8 juin 2022, il est revenu à Jacques Rougerie de prononcer l’éloge à Marc Barani lors de sa séance d’installation à l’Académie des beaux-arts. L’éloge, à l’honneur sous la Coupole, est un exercice littéraire désormais peu usité qui s’adresse le plus souvent aux disparus. Celui-ci s’adresse à un architecte vivant. Vouvoiement respectueux, éloge in extenso de Jacques à Marc.
Mesdames, Messieurs,
L’itinéraire de la vie de Marc Barani emprunte de multiples routes.
Elles mènent à une immensité de territoires fertiles à explorer.
Elles racontent un fascinant voyage.
Je vous invite à embarquer et à naviguer sur les routes de ces vastes mondes qui lui appartiennent !
Je souhaite
qu’à travers les œuvres de Marc Barani affleure l’homme,
que le distinguant aujourd’hui, nous le distinguions encore mieux.
Je veux recueillir des tesselles pour former avec vous la mosaïque, car l’architecture de notre confrère est assurément autobiographique.
Elle est écriture.
Je le sais, je le sens : l’homme et le bâtisseur aujourd’hui ne font qu’un, ils sont ensemble pris dans ce remarquable habit vert filé d’or.
Monsieur.
Vous vivez à vive allure.
Car il n’est d’allure que vive.
Car il n’est de vivre que vite.
Vous qui avez cette passion dévorante des coupés, des décapotables et des mono-places.
Vous roulez, Monsieur.
Et la voiture roule vite, le moteur tremble et palpite comme un cœur, elle dévore les lacets de la route, étroite et serpentine.
À gauche, la roche cyclopéenne.
À droite, le vide profond.
Entre la roche et le vide, la voiture roule.
La vitesse redouble le vertige.
Vous regardez au loin.
Vous regardez vers l’horizon qui n’est pas un point de fuite mais la ligne tranchante d’un monde où il n’est pas d’issue sauf à l’affronter, d’un espace où il n’est point de fuite.
L’allure est vive, la vie va vite.
Vous êtes là.
Vous roulez.
La côte méditerranéenne :
Votre code génétique et celui de votre travail.
Cet espace pluriel n’est pas un lieu commun.
Vous roulez.
Le ciel en haut, Roquebrune-Cap-Martin au loin.
L’horizon est à vos yeux une ligne.
Celle que fait le ciel quand il chute dans la mer.
Bleu sur bleu.
Celle qui rend Icare mortel et les êtres humains humbles.
Celle qui dans vos œuvres articule les masses et découpe les formes comme le ciseau des sculpteurs ou celui des enfants.
Lorsque vous évoquez vos projets, vos mains de chorégraphe-géomètre fendent l’air :
Les verticales ici et l’horizontalité là, celle « qui porte l’horizon », dites-vous.
Je vois Roquebrune comme Jean-Luc Godard a vu Capri, et la villa Malaparte qui fend l’horizon. Des lignes. Et une femme.
La voiture roule.
L’Italie, au loin, d’où vient votre nom, celui d’un grand-père sicilien, qui s’escrima à survivre en France sans jamais savoir lire ni écrire.
Dans le rétroviseur,
la Méditerranée, la baie des Anges, où vous revenez chaque fois que s’éteint la semaine pour goûter le parfum des voix, de la socca, du jaune bistre et du grand bleu, de la vie qui arrime, quand parfois tout vacille.
Car parfois la vie tangue,
je le sais.
La vie tangue, mais la voiture roule.
L’ordre est un moment du désordre.
Parfois des vents contraires.
Parfois des marées violentes.
Édifier, c’est naviguer dans l’océan des possibles.
Songez, Monsieur, que l’architecte et le marin ont le même mot pour dire l’œuvre de leur vie
le bâtiment
Bâtir.
Quel bel infinitif que celui-ci.
Non pas construire.
Bâtir, échafauder, élever, édifier.
Bâtir, étymologiquement, « coudre à grands points » « traiter les fils de chanvre », ainsi que le rapporte le dictionnaire d’une autre académie.
Ne dit-on pas bâtir un habit ?
L’habit vert et or qui est aujourd’hui le vôtre, et qui vous fait nôtres.
La voiture roule. Surplombe le jardin des serres de la Madone et le jardin des Colombiers et, plus encore,
le cabanon du Corbusier.
M’autorisez-vous, Monsieur,
à rappeler ici à nos confrères
que l’architecte savant qu’ils ont sous les yeux croyait, enfant,
que « le Corbusier » désignait un nom de métier, une profession et que, par conséquent,
l’on allait chez « le Corbusier » comme l’on va chez le cordonnier, le boucher, le boulanger…
Clin d’œil du destin,
bien des années plus tard, vous restaurerez le cabanon du Corbusier !
A deux pas de là, dessinée par Eileen Gray, la villa E-1027.
Cette villa au curieux nom de matricule et ce cabanon voisin autour desquels vous jouiez avec Christian,
ce jeune frère auréolé de votre regard protecteur avec lequel vous dévaliez la pente comme empressés de rejoindre votre grand-père tant admiré, arpenteur insatiable de ce pays.
Vous rêviez déjà de rouler vite et de vivre pleinement.
Je vous vois, Monsieur,
né en 1957, enfant espiègle, en culotte courte,
genoux écorchés et tibias rayés par les chardons,
pareil au Jean-Pierre Léaud des 400 coups ou
aux gosses des photographies de Jacques Henri-Lartigue, dilapidant leur jeunesse à force de joie,
pris dans des éclats de rire et de soleil.
Lartigue, avec son nom d’artiste et de garrigue, dont vous alliez devenir l’assistant un beau jour de 1977.
Lartigue, maître en lumière dont vous étiez l’ombre vive, l’assistant zélé comme le disciple admiratif de Piero della Francesca dans les Maîtres et serviteurs de Pierre Michon, que vous aimez tant citer les yeux fermés.
Vous êtes la semaine à la Cité U de Luminy, à Marseille.
Le week-end à Londres, au Ritz.
Vous êtes déjà un homme subtil, sensible et sensuel.
Vous regardez avec avidité Lartigue photographier la blondeur et la peau de lait des femmes,
fixer la beauté des choses par des sels argentiques.
On pense à vous, pour ce monde opulent, fait de publicités et de publicistes, de vie facile et d’aisance.
Vous dites non.
Vous dites à Lartigue que vous voulez devenir architecte, vraiment.
« Alors, fais-le ».
Sentence irrévocable.
Table de la loi merveilleuse.
« Alors, fais-le ».
Dont acte.
École de la vie, de l’envie. Logique du désir. Les filles sont belles, le monde est beau. La cité est radieuse. On dirait un premier matin du monde.
La voiture roule.
Marseille est loin, désormais, Londres aussi.
Sfumato du souvenir.
Vous souriez, Monsieur, car c’est bien vous dans le rétroviseur, prêt à en découdre avec les routes à venir,
avec les virages et les déclivités qui font les hommes.
Et vous partez.
Vous partez en 1981 au Népal, vaguement anthropologue, pas même architecte.
L’orient est un rêve.
Là-bas, vous découvrez que pour savoir il faut être initié.
Vous découvrez la loi infrangible qui préside aux demeures, que l’on ne grimpe pas tout de suite à l’étage d’en haut des maisons, que la vie est une canopée, que tout espace se découvre et se mérite, que la ligne d’horizon est décidément inexorable.
Vous avez Lévi-Strauss dans la poche et votre intrépidité en bandoulière.
Au Népal, vous naviguez à vue, vous acceptez de prendre le temps de comprendre ce que vous nommez
« les expériences spatiales imprévisibles ».
Vous comprenez que bâtir,
c’est bâtir sur et c’est bâtir contre.
Toute architecture est palimpseste :
le Népal vous apprend cela – l’humilité et l’opiniâtreté.
Il faut savoir lire un lieu.
Il faut marcher dessus, entrer dedans, y boire des breuvages et y entendre des récits, y entrer comme dans Babel pour démêler les voix, pour gravir les étages.
Du Népal, vous revenez affûté.
Vous savez que la modernité peut dialoguer avec la tradition, que Le Corbusier est un bâtisseur tutélaire qui a osé ce dialogue, notamment à Chandigarh, ville mythique que filmera si bien votre frère Christian.
Du Népal, vous revenez initié.
Vous savez désormais parler de la mort comme personne.
La voiture roule vers Roquebrune et son cimetière
Saint-Pancrace. Celui où une dalle modeste recouvre le corps de Le Corbusier.
Celui où reposent vos parents, votre mère.
Votre mère que je connais si bien par les récits que toujours vous faites d’elle.
Votre mère, Madone,
qui vous a su académicien avant de mourir,
Votre mère qui, un dimanche, vous aurait sans aucun doute proposé de bâtir votre habit.
Votre mère qui partout manque.
Votre mère à qui je rends hommage sous cette Coupole solennelle.
N’est-ce pas la marque d’un destin étonnant ?
Que votre première œuvre architecturale fut le Cimetière de Roquebrune,
Que le jeune homme aux mains nues, qui n’avait jamais dessiné et qui avait fustigé la Cité Radieuse depuis le bus 21 le conduisant à l’École d’architecture de Marseille, que ce jeune homme de vingt-neuf ans fût désigné en 1986 pour concevoir l’extension de ce cimetière, au milieu des pins, face à la mer et face à l’horizon.
Vous commenciez par la fin.
Votre alpha était un oméga. Car le monde est une révolution ; les architectes et les marins le savent.
La terre, comme la fortune, tourne.
Ce jour-là, ce fut un jour de chance.
Là, dans cette excavation spirituelle, vous méditez sur la mort qui « n’est pas une rupture », confiez-vous,
« mais une continuité, un passage et une accélération du temps ».
Là, comme plus tard aux Ateliers pédagogiques de Mouans-Sartoux, livrés en 1998, vous enfouissez votre œuvre, vous ravinez pour bâtir, vous forez,
comme une souris son trou.
Vous vous excusez, presque.
C’eût été creuser votre propre tombe si ce chef-d’œuvre de l’architecture funéraire n’avait pas affirmé sans contredit votre talent et votre humilité,
Tout s’éclaire.
La voiture repart.
Passe, continue et accélère.
Comme la mort.
La brume de beau temps se dissipe.
La pente, à vos pieds.
L’horizon, à perte de vue.
Devant, la mer Méditerranée comme un royaume.
Derrière, la montagne, l’arrière-pays où vivent vos amis –
l’auteure Maryline Desbiolles dont la littérature est un phare
et le sculpteur Bernard Pagès, avec lequel vous avez livré en 2021 la Passerelle du Millénaire de Contes.
Plume et métal réunis.
Pierre, feuille, ciseau : ce monde azuréen est celui des sculpteurs, des écrivains et des enfants.
Vous roulez à pleine vitesse. En écoutant “I want to know ”
Mais, avant Roquebrune,
avant de voir encore la mer et, d’en haut, la pente qui dévale vers elle,
cette pente sur laquelle vous avez joué à tous les jeux du monde et de l’enfance, car l’enfance est un monde et ce monde est encore le vôtre, avant la pente abrupte qui appelle obliquement les souvenirs, la voiture freine.
On dirait que sur le bord de la route taillée dans la falaise comme une rizière, vous avez aperçu quelque chose.
Je vous vois, Monsieur.
Vous descendez de la voiture,
vous cueillez des asperges sauvages.
C’est mars, c’est le soleil, c’est la pousse comestible que vous connaissez par cœur, c’est l’asperge que l’on assaisonne avec de l’huile d’olive, c’est la joie pour laquelle il n’est que de rouler, et que de vivre.
C’est la récolte de la patience d’un homme qui roule vite, mais qui roule, éveillé, dans ce territoire qui est le sien, où il sait distinguer le mouvement d’un renard de celui d’un chien, un vrai d’un faux ami, un bon vent d’un vent mauvais, ce territoire qui à la fois vous ancre et vous permet des traversées et des odyssées.
Ce pays est votre Ithaque.
Vous savez pouvoir y revenir.
C’est pour cela que vous pouvez partir.
Vous savez d’où vous venez, Monsieur. Je le sais.
La voiture roule.
Vous avez mis la musique de Puccini.
Le soleil ricoche.
Là, juste en bas, comme à portée de main, Monaco.
Le rocher de Grace Kelly.
Le rocher où roulent des Formule 1, des mécaniques et des splendeurs.
Ce rocher au bord de la mer que j’aime tant moi-même, ce rocher qui m’arrime.
Est-ce pour cela que vous avez pensé à moi, Monsieur, me confiant le supplice d’ici prendre la parole, moi le mammifère marin qui préfère aux mots les voix de l’océan ?
Mais n’en doutez pas, Monsieur :
j’en suis infiniment honoré et heureux !
J’ai l’intuition que vous m’avez désigné, car nous nous sommes rencontrés.
Non pas croisés, mais rencontrés.
Reconnus.
Vous êtes un loup qui connaît la meute.
Vous êtes un poisson qui aime son banc, et révère les siens, les architectes et les proches qu’adoube votre amitié souveraine.
Ceux qui vous aiment et ceux qui vous admirent – et qui ne sont pas nécessairement les mêmes – connaissent par cœur votre bande, les partenaires de votre film tout droit sorti de la nouvelle vague.
Les partenaires de votre film !
Je pense ici
à votre frère Christian, artiste vidéo qui sait par cœur la plasticité de vos élans ;
à Birguitte Fryland, avec qui vous fondez une agence en 1989 ;
à Alain Philip, du Conseil d’Architecture, d’Urbanisme et d’Environnement ;
à Françoise Chatel, directrice de la DRAC ;
à Martin Szekely, qui partage avec vous le goût de l’épure et l’écriture du vide ;
à Evelyn Ter Bekke et à Dirk Behage, graphistes qui savent à vos mots donner forme et à votre habit splendide aujourd’hui donner vie ;
à Colin Lemoine, écrivain et historien de l’art, que je remercie chaleureusement de m’avoir éclairé sur quelques contours de vos vies si nombreuses.
Il fut le commissaire de la rétrospective que la Cité de l’Architecture et du Patrimoine, vous a consacrée en 2019, sur la proposition de sa présidente d’alors Marie-Christine Labourdette.
Et puis, il y a vos filles que je salue,
Léa et Cécile.
Vos sirènes. Vos « merveilles » me diriez-vous, avec cet éclat sans pareil dans vos yeux.
Léa aménage nombre de vos projets.
Cécile en conçoit le mobilier et a dessiné votre épée, celle qui aujourd’hui vous arme, vous que parfois désarment la bonté et la tendresse.
Elles sont là, toujours. Inconditionnellement.
Dans vos phrases et dans vos desseins.
Votre travail charrie tous les domaines :
urbanisme, sculpture, scénographie, littérature anthropologie, sociologie, politique…
Vers lui confluent toutes les disciplines, fussent-elles exogènes à notre métier.
Polysémie que sacre magnifiquement le centre multimodal des tramways de Nice, une réalisation majeure qui vous vaut en 2008 la suprême distinction :
« L’Équerre d’argent » du groupe Le Moniteur.
Oui, je vous ai reconnu et nous vous reconnaissons, Monsieur, en vous installant là, en ce fauteuil laissé vacant par l’immense architecte, mon ami Claude Parent, comme vous, un homme de ruptures.
Nous vous reconnaissons.
Mais nous connaissons-nous vraiment ?
Sur les routes de l’existence, certains êtres vous touchent et vous déroutent comme le savent si bien vos complices Francis Soler et Anne Démians.
Marc Barani a ce formidable pouvoir de modifier votre itinéraire !
Monsieur, la découverte de votre travail fut un enchantement, de ceux qui bouleversent et de ceux qui éblouissent, qui chahutent la vue.
Quel est l’homme qui pour Cannes livra une demeure orthonormée, aussi juste et aussi précise, épousant le paysage comme une évidence.
Plus vraie que nature, comme la villa Malaparte de Capri. Moderne et cistercienne.
Un regard puissant vers l’horizon sur la mer.
Quel est cet homme qui sait mettre les points sur les « i » et le poing sur la table et faire preuve d’une telle douceur, d’une telle délicatesse ?
Je sais votre goût du mystère, qui est aussi un goût de l’honneur, un honneur métissé d’un orgueil qui n’est jamais vanité.
Votre parole donnée n’est jamais reprise.
Votre parole profuse est peuplée par les silences et les angles morts.
Honneur de la parole donnée, comme dans ce Liban que vous aimez tant pour y avoir conçu la tombe-mémorial de Rafiq Hariri, inaugurée en 2017.
Vous êtes méditerranéen et oriental, Sicilien et Libanais, Corleone, Sultan, Vizir.
Et même parfois médium pour avoir pressenti cet incroyable moment spatial ?
Alors que mon ami astronaute Mike Lopez Alegria m’appelait depuis l’espace à bord de la station ISS.
Au même instant vous m’appeliez depuis Rome, pour me faire écouter me dites-vous le son spatial des cloches de la ville éternelle !
Qui êtes-vous, vous qui, un jour de séance solennelle sous la Coupole, oubliez de porter une veste ?
Vous souriez de n’avoir pas les codes. Comme un adolescent dans ce Collège des Quatre-Nations, tout à la fois frondeur et ébahi ?
Vous êtes ici comme dans votre garrigue originelle.
Mais vous vous pincez pour y croire !
Vous qui, né à Menton, auriez pu vendre des citrons à Palerme si un grand-père ne s’était pas exilé pour tenter une vie meilleure, vous qui savez votre devoir à l’endroit de la France.
L’auditorium que vous avez conçu pour l’Institut de France en est la preuve.
N’est-ce pas, chers confrères, une idée de la gratitude élevée au rang des beaux-arts ?
Vous qui êtes parti de rien pour devenir presque tout.
Vous êtes aujourd’hui celui que vous vouliez devenir.
L’ascension sociale est votre histoire, le dévouement votre loyauté.
Vous savez d’où vous venez : les asperges et la socca ont toujours la même saveur.
Qui êtes-vous, Monsieur, pour ainsi savoir raconter, réciter, pour démêler par vos mots et vos œuvres l’écheveau du réel, qui est toujours une fiction ?
Dolce vita et Commedia dell’arte ?
Pas si sûr.
Car je sais dans vos yeux la noirceur des orages.
Je sais vos doutes.
Si vous êtes l’architecte de la lumière, qui est étymologiquement du côté de la lucidité, je sais aussi que l’ombre plane, que l’eau est parfois turbide.
Quel est cet homme qui joue avec audace et passion sérieusement à l’architecte, qui ne se lance dans un projet que s’il met en jeu son intelligence, son courage et son honneur ?
L’architecture, dites-vous, est « la science des correspondances subtiles », un retrait et une modestie, une nuance infinie.
Pierre Michon, dans « Maîtres et serviteurs », le dit :
« L’artiste est quelqu’un qui tôt ou tard doit faire son deuil des maîtres, de l’art et de son histoire, et apprendre que tout artiste pour sa part est de nouveau seul dans ces régions arides où l’art confine à la métaphysique ».
Je le dis sans lyrisme, Monsieur :
vous êtes un métaphysicien du paysage et de l’espace.
Qui êtes-vous, pour comme moi aimer tant la mer au point d’avoir l’élégance d’être installé un 8 juin,
Journée Mondiale de l’Océan, si cher à mon cœur !
Pour souhaiter plonger et appartenir à ma tribu, celle des femmes et des hommes du monde sous-marin, les Mériens ?
Ecoutons Charles Beaudelaire « Homme libre, toujours tu chériras la mer »
Vous aimez tant l’élément liquide au point de tendre au-dessus de lui des ponts, des chefs-d’œuvre de statique et de portée : ainsi, ceux de Boulogne-Billancourt et de Nantes, conçus respectivement en 2009 et 2011 ?
Le pont symbole de nos vies qui sont des traversées, ou des jetées n’est-il pas la trace de votre humilité ? Mieux, des passages ?
Le pont relie les êtres, endigue les éloignements et affronte les écarts : votre architecture me paraît ainsi résumée.
Vous avez su dessiner le Centre des Congrès de Nancy et le Tribunal de Grande Instance d’Aix-en-Provence, inaugurés en 2014 et en 2021, pour avoir su fonder dans l’espace ces deux mastabas modernes,
Implacables et lumineux, imaginés pour le recueillement qu’infligent l’étude ou la justice ?
Est-ce à dire que le sacré est votre royaume, vous que la couleur sombre habille comme un anarchiste ou un franciscain ?
N’est-ce pas à Cîteaux ou à Vézelay que l’on peut rencontrer les mêmes propriétés du vide, quand le dénuement le dispute à la nécessité, quand la vue s’étend et que le cœur s’épanouit, quand tout semble irréductiblement à sa place.
Je vois l’Institut Méditerranéen du Risque, de l’Environnement et du Développement Durable à Nice cette hardiesse lumineuse.
Je vois l’École nationale supérieure de la photographie d’Arles, qui m’a coupé le souffle, par sa pureté, sa rigueur, son audace, son langage qui fait face à la fondation Luma de Franck Ghery.
Je vois le chai Les Davids à Viens, cette prouesse de statique et de pureté.
Je vois aussi les logements sociaux Horizon Meridia à Nice, qui réinventent la vie collective et joyeuse.
Mais il y a, surtout, et enfin, votre engagement.
Je pense à vos batailles et à vos investissements auprès des ministères, à votre animation du groupe « Innover » en 2015, car, dites-vous dans ce style inimitable : « l’innovation est une désobéissance qui a réussi ».
Je pense à ces années passées à inventer la loi CAP et à défendre le « permis de faire » qui, je vous cite encore, « permet de substituer à des obligations de moyens une obligation de résultats ».
Je pense à votre implication en tant que membre du cercle de réflexion « Valeur de l’Architecture », mis en place en 2018.
Vous le savez, Monsieur,
la bravoure publique peut tant faire.
La hardiesse est un viatique au milieu de la morosité et de la frilosité.
Car vous êtes le fruit proclamé de cette bravoure et de cette hardiesse, de vos pairs qui un jour imposèrent leurs idées, ces idées qui sont chez vous des désirs.
Le Grand Prix national de l’architecture, que vous recevez en 2013, n’a rien changé à l’homme.
Vous continuez de rêver, de rire, de taper du poing sur les tables, de taper sur les épaules des amis.
L’homme est toujours de feu et de tendresse, plus que jamais engagé.
L’enfant espiègle, ne pense plus que « Le Corbusier » est un métier.
Vous êtes désormais reconnu, révéré, honoré.
Les asperges sont toujours sauvages. Vous avez désormais, pour les couper une splendide épée.
Bienvenue, Monsieur Marc Barani !
Jacques Rougerie
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