Dans les grandes villes, les constructeurs se battent sans vergogne pour des parcelles de quelques centaines de m² encore vides. Pour y construire quoi ? Six, sept, huit logements ? Dans le bilan du maire, combien pèsent-ils ces bâtiments rarement intéressants ? Et si ces parcelles pouvaient rester libres de toute occupation, comme une pause dans la ville dense ?
A l’heure de la ville dense, de la surconsommation des sols, de la spéculation irresponsable, de Siri et de l’intelligence artificielle, de l’ubérisation de la vie à outrance, bref de la cité agressive et de plus en plus inhumaine, quelle place est faite pour le vide qui construit aussi la cité ? Le vide dans la ville et le vide dans la vie des citadins ?
Entre les grues, les marteaux-piqueurs, les vies à 100 à l’heure que chacun s’illusionne un peu de mener, les embouteillages en surface, les métros bondés en sous-face… Considérons par exemple que les vues dégagées des appartements au-delà du dixième étage sont considérées comme un luxe. Parce que cela permet de rincer l’œil et de s’extirper du trop-plein dégobillé par le monstre que sont devenues nos villes sans doute.
Mais pourquoi monter si haut, alors qu’à même le sol, à hauteur d’homme et de pieds, se nichent encore quelques terrains vagues, friches et autres dents creuses qui permettraient de créer une pause accessible à tous, sans condition de ressources selon la formule consacrée ?
A l’architecture hors-sol livrées impunément ces dernières années, préférons le retour au sol, à la friche, naturelle et sans artifice
Attention, il n’est pas ici question des coulées vertes proprettes réaménagées avec soins, des squares sans âme mais aux allées pour poussettes tout-terrain à la poussière blanchâtre garantie sans bosses ni bestioles. Il s’agit encore moins de ces pseudo-friches feues industrielles, banales copies d’un imaginaire est-berlinois d’un autre temps mais identifiées dans le vocabulaire commun comme des «non-lieux appropriables» alors qu’ils sont surtout formalisés avec une grammaire de mobilier urbain standardisé ne laissant aucun doute sur la nature et le propriétaire de ce «faux» lieu de «rien».
Or, ce qui caractérise la friche, la dent creuse et le terrain vague est peut-être cette absence d’identification évidente du propriétaire du sol. Il s’agit d’une sorte d’espace identifié comme appartenant un peu à l’espace public mais que tout un chacun sait être la propriété de quelqu’un, quelque part.
Appelons au retour de la friche sans l’urbaniste pour l’organiser et le bureau de contrôle pour la valider. Appelons à la confiance retrouvée dans le citadin qui, contrairement à ce que clament les autocrates, est sans doute plus propre que les édiles qui le gouvernent. Souvenons-nous de la dent creuse, du terrain vague, de la Gstetten viennoise (une place laissée à l’abandon dans une zone construite) gérée par les hommes de sciences et de santé et sans autre fonction que de n’être pas occupée.
La dent creuse peut ainsi être considérée comme une «hétérotopie», théorisée par Michel Foucault, qui désigne «des ‘contre-emplacements’ localisables à l’extérieur de l’espace quotidien qui en révèlent ou en compensent les déficits».*
Ces espaces sont nécessairement transitoires et éphémères comme une hétérotopie chronique mais, comme l’hétérotopie de compensation, ils mettent en avant tous les dysfonctionnements de l’espace construit en offrant une déchirure dans le tissu urbain. Les dents creuses favorisent aussi une permanence du sacré dans l’espace théoriquement désacralisé de la cité
La friche en tant que zone blanche est aussi un remède contre l’encombrement de ce qui est visible partout, tout le temps. C’est également une réponse au bazar dans la tête du citadin, à l’énervement dans l’habitacle de l’automobiliste, à la buée sous le casque du motard, tous dans la ville encombrée, la ville énervée, bien loin de profiter du tumulte ambiant pour rêvasser sans culpabiliser. Dans l’itinérance de la journée, la friche est un passage éloigné du capharnaüm des boulevards embouteillés.
La marche, l’arrêt dans le non-construit permet aussi de reprendre contact avec son propre corps, son propre espace dans la ville serrée, de prendre une profonde respiration dans nos atmosphères polluées.
Dans les zones denses, cet espace intrinsèquement transitoire mais poreux et dynamique est propice à sa traversée. La dent creuse sous-tend une aventure, rappelant les films de gangsters de Jean-Pierre Melville, car ces espaces urbains intermédiaires sont porteurs d’une poétique que seules la marche et la flânerie peuvent éveiller.
Désormais, même les mobilités douces vont vite. Les dents creuses et autres friches urbaines font ainsi l’éloge de la lenteur, invitent à retrouver le temps du ralentissement consenti et de la mise en veille de méninges surchauffées. Elles favorisent les moments de curiosité et incitent à découvrir les surprises que réservent les cœurs d’îlot haussmanniens, elles donnent l’illusion de pouvoir regarder le ciel et les étoiles, de retrouver les perspectives, les proportions, les réglages de l’urbanité dans le sens de la marche.
Finalement, marcher est aussi se laisser aller au vagabondage de l’esprit, prêt à accueillir l’envahissement de la solitude et de ses propres histoires permettant ainsi à l‘imaginaire de l’enchantement et de la relaxation de reprendre doucement sa place dans les vies tumultueuses des citadins d’aujourd’hui
En 1993, l’écrivain Jacques Réda se proposait déjà de créer l’U.P.T.V.
«Appuyé dans cette attitude pensive à mon guidon, je me propose de créer l’Union pour la Préservation des Terrains Vagues. L’U.P.T.V […] Une moitié ou moins de ces espaces devrait être laissée à l’abandon. Avec le danger que représentent ces tas de planches et de plâtre, et l’insalubrité de ces épandages d’immondices et d’eaux sales ? Faîtes à tout hasard piquer vos enfants contre le tétanos, la typhoïde, ils ne s’enhardiront jamais trop. D’ailleurs on aura soin de ne pas abattre les palissades, en tôles et madriers capables de résister cent ans. Car quelque agrément qu’on éprouve quand on y rôde, le terrain vague se déploie d’abord, entre ces interstices, comme un plan de méditation».**
Alice Delaleu
* Michel Foucault, Des espaces autres [1967], dans Dits et écrits. 1954-1988, Daniel Defert et François Ewald, Paris, Gallimard, 1994
** Jacques Reda, Les ruines de Paris, Paris, Poésie Gallimard, 1993, p. 45-46. (MAJ – Un lecteur attentif nous signale qu’il s’agit ici de l’édition de poche. L’édition originale date de 1977)