Les nouveaux centres commerciaux, tel celui inventé par Auchan maître d’ouvrage, sont des fictions rassurantes où règne une logique mercantile. Il est d’ailleurs étonnant, à propos d’Europa City, d’entendre d’aucuns s’émouvoir que commerce et culture puissent soudain cohabiter ensemble, comme si la culture n’avait de tout temps, parfois par la force, accompagné les marchands.* Depuis quand le consumérisme, y compris culturel, est-il innovant ?
La première vocation d’Europa City, comme son nom indéterminé l’indique, est économique, pas son philanthropisme, et, en matière financière, il n’y a pas beaucoup de mystère. D’ailleurs Aéroville, inaugurée non loin il y a deux ans et dont le maître-mot est «Evasion», est sur le même créneau ; idem pour Les collines de Honfleur, dans le Calvados, architecte Edouard François.
Pas beaucoup plus innovant est le fait qu’«Europa City» nous soit vendue dans une lingua très Wall Street English qui se veut contemporaine mais qui peine à masquer la vacuité de concepts marketing éculés. En guise de programme architectural, «d’expériences inédites» et de «nouvelle expérience de la ville», autant de ‘Show-Emotion’, de ‘pop-Emotion’, de ‘Sun-Emotion’, de ‘Hype-Emotion’, de ‘Xtrem-Emotion’ et autres ‘Zen-Emotion’. Je n’invente rien ! Hype-Emotion par exemple, c’est pour «Boutiques de luxe» ; Zen-Emotion, c’est pour «magasins et restaurants bio».
Quand les mots sont alambiqués, c’est rarement bon signe. Xtrem par exemple, c’est pour la piste de ski indoor, une idée tellement innovante que, nonobstant que le Qatar en construit dans le désert depuis 25 ans déjà, Gérard Hédin, maire de Saint-Paul, commune de Picardie de 1 500 âmes, veut déjà la sienne*. «Nous pourrons faire des classes de neige», explique-t-il sans rire. D’où les palmiers sans doute !
Bref, de quoi Europa City est-il le nom exactement ? La ville européenne ? Il n’y en a pas deux pareilles ! ‘Europe ville’ alors ? Pourquoi pas ‘America City’ ou ‘World City’ à ce compte-là ? En tout cas, il ne fallait rien moins qu’un architecte danois, le bien connu Bjarke Ingels (BIG), pour la traduction en espaces rentables d’un tel dessein.
Malgré un programme riche de tant d’opportunités – 3,5Md€ d’investissement, c’est une somme, qu’il va falloir amortir – aucun logement n’est prévu à Europa City. Des hôtels bien sûr, car on attend des visiteurs qu’ils viennent de loin. Certes, la tour Eiffel est visible à l’horizon sur les perspectives du projet mais, comme pour les aéroports tout proches, Europa City est l’inverse d’un lieu de vie puisque personne n’y vivra. Sa seule urbanité peut-être est qu’on y entre gratuitement et ensuite tout est payant quand, à l’inverse, chez Disney ou Astérix, l’on paye pour entrer puis tout est gratuit, du moins les manèges. A Europa City, Bjarke Ingels, qu’on a connu plus inspiré, gère des flux. A ce prix-là, sur cet espace-là, il y avait pourtant la place pour un vrai morceau de ville avec du commerce, de la culture, des loisirs, des habitants, des services aptes à retisser une histoire urbaine.
A qui est destiné ce vase clos, ce biotope à l’intérieur duquel tout le monde il est beau tout le monde il est gentil ? Les riches préféreront toujours Courchevel et St Barth à Europa City pour le ski en hiver et la plage toute l’année. Les pauvres, sauf pour les plus masochistes d’entre eux, tendance petite fille aux allumettes, ne sauront même pas que ça existe. Les visiteurs d’Europa City prendront en tout cas soin d’éviter ces tristes banlieues entre Paris et l’aéroport dont les habitants ne sont guère concernés par le projet. A moins bien sûr que cette opération ne soit elle-même l’élément structurant d’un plan de gentrification aussi monumental que profitable sur ces hectares si mal valorisés aux portes de Paris.
Sa localisation, entre croisées d’autoroutes et pistes aéroportuaires, induit l’idée d’un lieu conçu uniquement pour touristes exotiques et pressés, qu’ils gardent le souvenir, le ticket de caisse, d’un pays de culture aux cent paysages ! Ce n’est sans doute qu’une question de temps que la destination soit au programme des comités d’entreprises des classes moyennes en France et en Europe. Nul n’est cependant juge des aspirations de la vie de chacun. La raison sans doute pourquoi les projets d’infrastructure, financés par les pouvoirs publics, sont aussi au service des marchands : grand métro, arrêt Europa City. Sinon, le centre fermera à 20 ou 22h et bonjour les embouteillages pour y entrer et en sortir.
Commerce, culture et loisirs calibrés au goût du jour, avec des offres tout en un, un lieu merveilleux, hors du temps, hors contexte, où les toitures végétalisées ont remplacé des terres fertiles, un pays d’Oz en carton-pâte, un lieu où le citoyen consommateur sera totalement rassuré. Un cocon bienveillant, enfin, face à la noirceur du monde réel. Visiter Europa City comme aller au cinéma voir un film pavé de bonnes intentions et payer plein pot le pop-corn. Encore faut-il que la société des loisirs ait un avenir, ce qui n’est pas gagné.
La disneylisation des esprits est un soft power qui agit comme un puissant analgésique, au bénéfice sans doute des multinationales du médicament. Comme tout bon nanar formaté par les études de marché de la grande distribution – Auchan, souvenez-vous -, ce centre commercial 2.0., à nouveau hors la ville, n’entend rien d’autre que commercialiser «les biens culturels» comme le divertissement et tout le reste. Zen-Emotion !
Christophe Leray
* Voir la tribune de Jean-Jacques Aillagon, ancien ministre de la Culture
**Le Parisien Magazine, vendredi 13 mai 2016
Cet article est paru en première publication dans Libération le 27 mai 2016