
Le radicalisme est une façon de penser qui élimine tout ce qui a été élaboré auparavant pour produire un soi-disant nouveau. Le radicalisme du vide est une coupure ontologique, une fracture dans la chaîne de transmission. Et en architecture, une erreur ?
Il n’y a plus de bilan à faire, la solitude de l’Architecte ne fait que grandir !
La voie est ouverte, « la construction est la vérité dont l’architecture doit rendre compte », un piédestal pour une modernité toujours vivante. Les nouvelles technologies et les nouveaux matériaux éliminent le passé, la culture, et rasent la table.
Si l’on considère l’architecture sous toutes ses formes (technique, sociologique, historique, poétique), elle pourrait redoubler la brutalité du monde, rendre compte de la violence sous prétexte de vérité économique et écologique.
Face au propos de Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions – « On ne représente pas la France telle qu’elle est, sinon il n’y aurait que 5 % de femmes expertes, mais telle qu’on voudrait qu’elle soit » – j’essaye de me représenter l’architecture comme un projet et que son intérêt soit porté par plus de 5 % de français. Pour une fois la politique peut nous aider en reprenant cette phrase.
Un projet qui porterait l’espoir d’un monde de diversité loin de l’uniformité, un projet de partage du bien commun là où l’on constate sa disparition.
Rompre avec l’histoire suppose de proposer une autre histoire en considérant l’impact des technologies envahissantes et uniformisantes. On peut croire dans le progrès tout en limitant l’influence de la technologie sur nos comportements, sur notre vie, sur notre façon de regarder le monde. Les technologies, tout comme les nouveaux matériaux, ne sont que des outils, ils n’épuisent pas le rapport que l’architecture doit porter à la nature, à l’histoire qu’elle raconte et qui va se transmettre.
Faut-il être radical pour être entendu ?
Le radicalisme est une façon de penser qui élimine tout ce qui a été élaboré auparavant pour produire un soi-disant nouveau. Étymologiquement, radical c’est à la racine. Il est donc facile d’en déduire qu’il n’y aura pas d’après à un début sans racine. Le radicalisme est l’erreur du modernisme.
Les catastrophes naturelles montrent pourtant que la planète est vivante et à quel point l’attention à l’histoire est importante, l’attention à la course du soleil. Le radicalisme a voulu s’en affranchir ! Inondations, glissements de terrain, incendies, montées des océans… tout est là pour réveiller notre mémoire. Après le concept de la table rase, l’idéologie est rattrapée par le réel. La planète ne répond pas à nos injonctions, l’imprévisible est là. Seul le passé nous rappelle à son bon souvenir car il n’y a pas de règlement.
Pour revenir à l’architecture, il est facile d’incriminer le manque d’expérience ou le désintérêt de la maîtrise d’ouvrage ou d’attaquer les entreprises qui ne regardent que leur bilan, mais pour faire semblant il faut avoir un vernis. Personne ne sait vraiment ce qu’est l’architecture, à part lorsque l’on parle de patrimoine. Si l’on ne partage pas l’architecture comme « sujet en tant que tel », on ne peut parler que de soumission, d’insurrection, de combat ou de conviction. Faire partager l’architecture c’est commencer par la définir si on veut qu’elle continue d’exister.
Pourtant rien ne change. À la fin des années ‘60, au bureau de la Société des Architectes Diplômés par le Gouvernement, ma première intervention a été de dire : « pendant deux heures j’ai entendu parler d’architectes mais le mot architecture n’a pas été prononcé ». C’était pourtant l’élément principal de la conversation : trouver une définition partageable, retrouver le plaisir du regard sur la ville, sur le logement. Un vrai sujet.
Rien n’a changé depuis et d’une certaine façon c’est peut-être rassurant !
Aujourd’hui, pour parler d’architecture, on se réfugie derrière le développement durable, la RE 2020, ou je ne sais trop quel autre règlement. Et si l’écologie fait partie de l’architecture, il n’y a pas pour autant à se vanter de construire en bois, en terre ou en pisé : tant que l’on parle de « construction » on évite de parler d’architecture. Parler d’architecture c’est oser raconter une histoire, émouvoir, surprendre. J’ai toujours esquivé l’arène, le ring, pour ne pas faire semblant. L’insurrection, l’insoumission, les convictions ne sont pas suffisantes pour faire bouger l’architecture, ses conditions de commande et de production.
Est-ce que l’on se pose d’abord la question de l’utilisation du matériau ?
Récemment interrogé par un jeune architecte sur la place des matériaux, j’ai compris l’importance donnée aujourd’hui sur ce sujet à l’école des beaux-arts et la confusion entretenue entre Matières et Matériaux. La différence c’est exactement celle qui existe entre construction et architecture. Contrairement à ce qu’affirme Jean Nouvel, l’architecture reste avec la nature, la matière de l’Architecture, il n’y a qu’à voir les projets d’Abou Dhabi et Doha.
Pour concevoir le musée Guggenheim à Bilbao, la question initiale n’était pas le titanium mais la forme et l’histoire qui ont sous-tendu l’architecture. En l’occurrence c’est la compression qui a conduit à choisir ce matériau.
Pourquoi l’architecture contemporaine est-elle mal aimée ?
Les raisons sont nombreuses, il suffit d’en prendre une pour que l’écheveau se déroule.
La radicalité est une folie, en architecture une erreur. Un paradoxe de plus.
Adolf Loos écrivait qu’il fallait « chercher la beauté dans la forme et non dans l’ornement » (Ornement et crime) mais, en plein réchauffement climatique, il faut rompre la glace et sortir de la froideur impersonnelle. La beauté existe-t-elle dépourvue de sens ? Il s’agit d’un abus de langage. La radicalité serait une invitation à tout oublier dans l’espoir de faire une place à la créativité pour découvrir ce qui est enfoui en chacun de nous.
Faut-il des catastrophes naturelles pour comprendre à quel point l’attention à l’histoire est importante même si le radicalisme a voulu s’en affranchir. L’erreur du radicalisme a conduit à la détestation des villes moches et de l’architecture laide qui sont sous nos yeux.
À ma façon, je suis moi aussi radical car je refuse la reproduction, la répétition et l’uniformisation. Je suis plutôt baroque et moderne par la place que je donne à la ville et au logement dans l’architecture contemporaine. J’adopte donc un nécessaire « radicalisme » pour donner sa place à la nature et à la diversité des technologies de construction comme outils.
Le paradoxe apparaît entre la prétention moderniste à la radicalité et l’étymologie même du mot “radical”. Un champ de réflexion s’ouvre, à la fois philosophique, historique et esthétique pour donner à repenser l’avenir de l’architecture. Dans l’étymologie, on trouve un avertissement silencieux : « le vrai radical n’est pas celui qui détruit, mais celui qui creuse ». Pas celui qui rompt, mais celui qui enfonce les mains dans la terre pour y chercher ce qui y subsiste.
Il n’y a pas de commencement sans enracinement, il n’y a pas de modernité sans mémoire.
Le modernisme radical est comme une amnésie destructrice. Le XXe siècle a été le théâtre d’un rêve prométhéen : celui de tout effacer, de tout recommencer, pour faire naître un monde entièrement nouveau, pur, rationnel, fonctionnel. Dans sa version la plus radicale, l’architecture moderne s’est inscrite dans cette dynamique : refuser l’histoire, effacer les formes anciennes, nier l’ornement, abolir la diversité des langages. Il fallait reconstruire la ville comme une machine, concevoir le bâtiment comme un objet isolé, arracher l’homme à son environnement pour le rendre maître de son destin. Cette prétention à refaire ex nihilo n’a produit qu’un désert. Le radicalisme moderniste, loin d’être une plongée dans l’essence des choses, a été un arrachement. A la racine vivante a substitué un sol stérile. En croyant rompre avec le passé, le radicalisme a également rompu avec la possibilité d’un avenir.
Un radicalisme sans racine
Le mot radical vient du latin radix, qui signifie racine. Être radical devrait signifier revenir à l’origine, retrouver le fondement. Dans cette optique, la radicalité est une démarche archéologique, existentielle ou spirituelle.
Or, dans le modernisme architectural ou politique, le terme “radical” a souvent désigné une attitude de rupture, tabula rasa, comme si l’on pouvait créer un monde à partir de rien, d’un sol neutre, d’un “zéro” absolu. C’est une perversion du sens du mot. Ce que le modernisme a souvent appelé “radical” est en réalité « déraciné ». Ce paradoxe est destructeur. Les limites sont artificielles, l’espace est continu, aucun lien toléré avec l’histoire. Cette position irresponsable et dogmatique a débouché sur une haine de la ville promue par le seul architecte qui fait l’unanimité dans les écoles. Solution de facilité, inutile de se poser des questions, l’architecture est là sous nos yeux il ne reste plus qu’à reproduire la même chose, ainsi naît un nouvel académisme radical. La création sans culture aura été le mythe le plus destructeur du vingtième siècle. La vérité n’est pas bonne à dire ni sur les origines de Ronchamp, ni sur celles de l’opéra de Sydney ou sur le Louvre d’Abou Dabi.
Picasso disait : « Nous sommes les héritiers de Rembrandt, Vélasquez, Cézanne, Matisse. Un peintre a toujours un père et une mère, il ne sort pas du néant ». Les architectes seraient-ils différents ? ils n’auraient pas besoin de connaître Palladio, Brunelleschi, Bramante, Aalto, Wright, Kahn… Un ingénieur qui rentre dans une école d’architecture est dispensé des premières années de formation, un architecte qui sort d’une école d’architecture va à l’école de Chaillot pour découvrir que l’architecture a des racines, mais c’est trop tard pour articuler une critique.
La modernité, notamment au XXe siècle, a souvent voulu rompre avec l’histoire : Le Bauhaus, Le Corbusier, Loos, Gropius… tous ont théorisé ou pratiqué une sorte de purification formelle, qui s’est accompagnée d’une volonté de réinitialiser le projet humain. Aujourd’hui c’est le minimalisme, la frugalité, une pseudo-vérité, qui débouchent sur un projet mortifère, néo-moderne, uniformisant et en complète contradiction avec son énoncé contextualiste environnemental, soi-disant attentif à la biodiversité. L’économie d’une réflexion critique conduit droit à la disparition. Il ne suffira pas de dire que l’architecte est un artiste pour qu’il le soit et le mot « créativité » est la notion la plus folle utilisée par les « artistes » pour s’ouvrir sur le relativisme.
Cette position fait l’économie du temps long, de la culture lente, de l’héritage, elle confond le neuf avec le nouveau. Le résultat est souvent une abstraction froide qui nie la continuité de l’humanité avec elle-même. La ville en a fait les frais, c’est sur elle qu’il faut porter toute notre attention. Si j’osais continuer de filer la métaphore naturelle, celle de la racine qui est l’origine, je pourrais dire que le radicalisme moderne a voulu arracher la plante au lieu de la tailler, croyant la libérer, il l’a desséchée.
À un début sans racine, il n’y a pas d’après
Pas de mémoire, pas d’avenir. SI l’architecte est un artiste, il ne devrait pas pour autant confondre l’art et la technique, l’invention plastique et l’innovation technologique. Certes, « on n’a pas inventé l’électricité en améliorant la bougie » mais on ne peut pas projeter l’avenir sans mémoire. On ne peut pas se construire sur le vide sans courir le risque de l’uniformisation, de la perte de diversité, d’une forme d’appauvrissement culturel.
Au radicalisme amnésique il est possible d’opposer une « radicalité enracinée », de défendre une autre forme de radicalité, qui consisterait non pas à effacer l’histoire, mais à plonger en elle pour en extraire l’essentiel. Une radicalité de la mémoire, une radicalité fertile, à la manière d’un jardinier qui taille, greffe, sélectionne.
Lors de catastrophes naturelles, l’actualité nous donne l’occasion de réfléchir et de comprendre qu’aucune solution exclusive ne pourra être une réponse, elle sera toujours une recomposition. Walter Benjamin, Heidegger ou Arendt ont critiqué le mythe du progrès linéaire rappelant que le neuf n’était pas forcément nouveau et que le nouveau n’avait de sens que s’il prolongeait un récit. Renouer avec les formes de la nature, les rythmes lents, les enracinements cosmologiques est une autre radicalité, une radicalité douce, qui puise dans le fond pour donner forme au présent.
La nature n’est pas un décor, elle est une durée, une mémoire, un substrat de la forme
La nature est plus ancienne que nos villes, plus tenace que nos systèmes, plus subtile que nos utopies. Elle porte en elle une continuité que l’architecture moderne, dans sa quête d’abstraction, a voulu effacer. Le sol, les plis du terrain, les vents, les saisons, la lumière, tous ces éléments naturels sont des fragments d’histoire vivante.
Avec « Ornement et crime », l’épuration de l’architecture a trouvé sa légitimité et sa radicalité. C’était il y a un siècle et rien n’a changé depuis ! Replacer la nature au cœur de l’architecture n’est pas céder à une nostalgie romantique mais c’est réaffirmer que la forme ne naît pas du vide. La nature est ce qui résiste à la discontinuité, ce qui inscrit l’architecture dans une histoire longue, et non dans une succession de ruptures. La radicalité doit être associée à la cohérence, celle qui dit l’importance du contexte.
Je propose une autre manière d’être moderne. Une modernité qui écoute, plutôt qu’une modernité qui impose, une architecture qui ne s’érige pas contre la nature mais qui en prolonge les rythmes, les textures, les logiques. Une architecture qui ne prétend pas commencer l’histoire mais l’habiter. Je plaide pour une modernité enracinée. Il ne s’agit pas de revenir en arrière mais de retourner à la racine pour mieux aller de l’avant. Toute création véritable est enracinée, elle s’appuie sur une histoire, un territoire, une géographie sensible. Sans cela, elle n’est qu’effet de surface.
L’architecture comme art de la continuité
Radicalité oblige, les conséquences sont là. La modernité radicale a été dans le sens de l’autodestruction, de la fragmentation, de la discontinuité et de la destruction du lien. L’architecture n’est pas un objet, elle est un événement dans le temps. Elle est un lieu de passage entre ce qui précède et ce qui vient. L’architecture radicale, au sens profond du terme, est celle qui capte ce flux invisible : les mémoires du lieu, les forces du terrain, les usages humains, les promesses du paysage. Elle relie, elle tisse, elle s’enracine.
Replacer la nature comme racine, c’est reconnaître qu’il n’y a pas de forme sans fond, pas de modernité sans tradition, pas de projet sans sol. C’est affirmer que l’avenir a besoin de racines pour croître.
La radicalité a conduit au dépouillement et le refus de l’ornement est à l’origine de l’uniformisation. C’est cette quête de vérité, de pureté, qui conduit à éliminer et devenir amnésique. Après une centaine d’années d’errance, l’avenir de la ville est en jeu, nous n’avons plus droit à l’erreur. Nous devons prendre en considération la dimension poétique naturelle de l’architecture, celle qui fait le paysage. Le mouvement moderne a voulu construire des logements sur le modèle industriel de l’automobile, la répétition était un mantra. La grille d’évaluation des automobiles se fait en fonction de leur production de CO² (étiquette énergie ou étiquette CO²). Elle classe les véhicules de A (faibles émissions) à G (hautes émissions) selon leur taux d’émission de CO² par kilomètre. C’est pareil pour la grille d’évaluation des logements, le DPE (Diagnostic de Performance Énergétique) se fait en fonction de l’isolation. Elle classe les logements de A (très performant) à G (peu performant) selon leur consommation énergétique et leur impact environnemental. Le logement, comme l’automobile, s’évalue sur un même critère énergétique, la même étiquette… un succès et surtout un clin d’œil à ceux qui ont voulu « industrialiser l’architecture par l’esthétique » et personne n’est choqué !
La petite grenouille se laisse endormir par la température de l’eau qui monte lentement dans la casserole et les architectes sont assoupis face à la radicalité.
Alain Sarfati
Architecte & Urbaniste
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