Le prix femme architecte 2018 a été décerné le 10 décembre 2018 à Nicole Concordet. Lauréate en 2016 du Prix des Femmes Architectes dans la catégorie Œuvre Originale, pour la reconversion du quartier des Terres Neuves à Bègles dans la Métropole Bordelaise, l’architecte Tania Concko, qui a créé son agence en 1997 à Amsterdam (Tania Concko Architects Urbanists – TCAU), porte pour Chroniques un regard rétrospectif sur son prix. Entretien.
Chroniques : Initialement, vous étiez contre ce prix d’architecture destiné uniquement aux femmes. Pourquoi ?
Tania Concko : Je n’étais pas contre ce prix mais j’émettais une certaine réserve, que j’ai formulée le jour de la remise. Est-il si glorieux de recevoir en 2016 un prix réservé aux femmes, alors qu’au fond, nous n’aspirons toutes qu’à une chose, être reconnue non pas en tant que femmes, ni en tant que personne de couleur ou autres, mais simplement en tant qu’architecte et pour notre œuvre.
Il faut voir le documentaire Femme Architecte de Thierry Mercadal. Le sujet nous semblait à toutes un peu périlleux. On s’aperçoit qu’aucune d’entre nous n’a envie d’être épinglée en tant que femme architecte mais chacune souhaite être simplement reconnue pour son travail. Nous étions peut-être dans une sorte de déni. Aucune ne souhaite entendre qu’elle n’a pas eu accès à telle ou telle commande parce qu’elle est femme. C’est une question que l’on préfère souvent évacuer.
Sauf qu’à un moment donné, il faut se rendre à l’évidence et de se dire, «si j’étais un homme …» Combien de femmes ont construit des bâtiments institutionnels ? Hormis Zaha Hadid, aucune, parce que cela touche à la représentation et au pouvoir. Dès lors que l’on commence à toucher à des projets qui symbolisent le pouvoir, en architecture des projets institutionnels, en urbanisme des projets de grande envergure, on entend des choses étonnantes, désobligeantes, même si ce n’est jamais formulé directement.
Comment les femmes peuvent préserver leur statut professionnel dans un monde essentiellement masculin ? Tout cela a de réels échos politiques. L’éclairage médiatique fait que les hommes se posent aussi des questions. Dès lors qu’on reconnaît ce ‘handicap’, si j’ose dire, son existence est affirmée aux yeux de la société et on ne peut que mieux le combattre.
Pourtant, vous y avez candidaté pour ce prix. Avec votre retour d’expérience, en quoi pensez-vous que le Prix des Femmes Architectes est utile ?
J’y ai participé de manière un peu hasardeuse. C’est une jeune femme de l’agence qui m’y a inscrite. Une fois que la machine était lancée et que nous étions en confrontation avec ce sujet, nous n’avons pas fait marche arrière. Une fois le prix reçu, j’ai dû me positionner.
C’est une grande réussite que ce prix existe car il permet de poser le débat sur la table. Et, quelque part, la reconnaissance d’un prix d’architecture, pour ce métier si passionnant et difficile, est toujours gratifiante. Mais, il faut rester vigilant. S’il y a bien une direction dans laquelle je ne souhaite pas aller, c’est par exemple celle du Japon, où il y a des concours réservés aux femmes.
La féminisation des écoles d’architecture est incontestable, quel que soit le continent d’ailleurs. La profession est-elle pour autant plus ouverte aux femmes ?
Quand j’étais étudiante à l’école d’architecture de Versailles, nous étions bien 50% de femmes en première année. Dans les années supérieures, les rangs se sont largement élagués.
Même s’il y a maintenant plus de femmes diplômées, bien que je n’ai pas les chiffres, on peut affirmer qu’à pourcentage égal, une majorité d’hommes ont monté leurs boîtes alors que les femmes sont essentiellement salariées. Par exemple, dans les années 90, lorsque je travaillais chez Jean Nouvel, il y avait plus de femmes que d’hommes et elles étaient à la tête des projets. Mais malheureusement, il y en a peu qui ont monté leur propre agence durablement.
C’est là qu’il faut se poser la question. Pourquoi sommes-nous aussi peu nombreuses ? Est-ce que nous ne nous faisons pas suffisamment confiance dans notre capacité à diriger ? Certainement aussi que les tâches du foyer ne sont pas encore suffisamment réparties. Sans doute, sommes-nous trop souvent dans la culpabilité lorsque l’agence prend le pas sur le foyer …
Maintenant que je suis familiarisée à ces questions, je porte aussi un regard en tant qu’enseignante. C’est un phénomène de société qui est déjà très présent chez les étudiantes. On retrouve parfois chez elles, ce «rapport à l’autre» qui les empêche par exemple de prendre la parole, de se mettre en avant, de se valoriser, considérant que ce n’est pas si important que ça. Ou alors, un manque de confiance qui les oblige à surjouer leur autorité.
Y a-t-il une architecture «de genre» ?
Je ne pense pas. Quand je vois le travail de Lina Bo Bardi, ou encore de Zaha Hadid, je me dis que cela pourrait tout aussi bien être conçu par un homme. Inversement, l’architecture de Jean Nouvel est dite sensible, voire sensuelle, des adjectifs que l’on conjugue souvent au féminin. Nous avons tous une part de féminin et de masculin en nous.
Quels sont vos engagements depuis que vous avez reçu ce prix ?
Je ne pense pas avoir fondamentalement changé mon engagement qui était déjà présent. Je pense qu’il est simplement plus visible du fait que les langues se délient, dans tous les domaines.
En tant qu’enseignante, je le disais, c’est un point que j’ai toujours essayé de transmettre. Seulement, cela m’apparaît d’autant plus fondamental aujourd’hui. Les étudiantes ont aussi acquis cette prise de conscience, de façon plus aiguë que ma génération, même si à l’époque, nous nous rendions bien compte qu’il y avait peu de femmes.
Selon vous, vers où doit se diriger ce prix ? Que souhaitez-vous pour les femmes du prochain prix à venir ? Des conseils ?
Il faut que ce prix continue d’être un outil et non pas une fin en soi. Pour qu’un jour – je suis extrêmement optimiste – la question ne se pose plus et que l’on ait plus besoin de ce prix. Que les femmes architectes soient juste des architectes. Que les femmes soient libres de leurs ambitions professionnelles sans avoir de complexes vis-à-vis de leur foyer. Que cela se fasse dans une espèce de normalité, sans sacrifice ni malaise pour les hommes, sans sentiment de gloire pour les femmes.
J’aspire à une normalité. Ce combat sociétal sera gagné le jour où nous n’en parlerons plus. En attendant, si j’ai un conseil à donner, c’est bien d’être soi-même. Une conviction que j’ai acquise avec l’âge, non avec la notoriété. Dans le fond, plus on avance, plus on s’aperçoit que l’étau se resserre. En urbanisme aussi c’est difficile, mais les choses changent … Je n’en dis pas plus.
Propos recueillis par Amélie Luquain