Les agences d’architecture ont bien noté l’arrivée récente en France d’agences étrangères de gros calibre et de culture anglo-saxonne.
Il n’est pas question ici de ces 2 000 (peu ou prou) architectes étrangers inscrits au tableau du Conseil national de l’ordre, exerçant en France et soumis aux mêmes règles que leurs confrères et consoeurs locaux. Leurs agences sont autant menacées que les autres par les grosses machines de culture anglo-saxonne, structurées ‘capitalistiquement’, qui sont en train de s’installer dans la place avec la morgue des nouveaux conquérants. La France semble d’évidence, en ce domaine, un marché attractif.
Ces machines sont des agences d’architecture très organisées s’appuyant sur de grands cabinets de consultings et d’avocats, des métiers intellectuels souvent dominés aussi par les cabinets anglo-saxons, tel par exemple JLL, lauréat en janvier 2019 avec Baumschlager Eberle Architekten dans le cadre de Réinventer Paris 2.
Face à elles, dans le coin opposé, une structure de l’architecture en France atomisée, créative certes mais, semble-t-il, pas taillée pour résister.
Un exemple ? Quand Snøhetta, en juillet 2018, soit quelques mois avant l’inauguration de ses locaux parisiens, embauche comme directeur de son nouveau bureau Christophe Dalstein, ce n’est pas par bonté d’âme. L’homme a fait ses classes au cabinet de Jean-Jacques Aillagon alors ministre de la Culture, puis il fut notamment responsable du projet d’Europacity jusqu’au printemps 2018 (il travaillait donc pour Auchan), puis directeur du développement des territoires au département des Hauts-de-Seine avant de rejoindre l’agence norvégienne. Dit autrement, à peine arrivée, l’agence Snøhetta possède déjà un réseau 7 ou 8G inaccessible au commun des architectes.
Désormais inscrites à l’ordre, foin de partenariat, ces nouvelles agences comptent 30 salariés à Paris et 500 autres dans le monde entier avec des cellules dédiées aux concours internationaux. Et ce ne sont pas des bricoleurs qui font du copié-collé. Qui peut lutter ?
Les constats
Chapman Taylor avait ouvert la voie en 2002 avec une agence à Paris, après Londres. D’autres ont suivi au fil des ans et des modes, Kengo Kuma, Sou Fujimoto (Japon), Dietrich Untertrifaller (Autriche), etc. impossible de les citer toutes. «Quand on a de grands projets en études ou en construction, être sur place devient nécessaire», estime Winy Maas dont l’agence MVRDV a ses bureaux depuis peu à Paris au sein d’un espace d’accueil pour des entreprises hollandaises. En 2016, Auer Weber participait à une quarantaine de compétitions en France.
Mais le mouvement semble s’accélérer à l’image de Snøhetta qui, après avoir emporté début 2015 la conception du futur siège du journal ‘Le Monde’, a livré le Centre International d’Art Pariétal de Montignac, a gagné la réhabilitation du théâtre Nanterre-Amandiers, la rénovation de la boutique Rimowa’s au Bon Marché (80m² mais il n’y a pas de petit projet) ainsi que la rénovation du Musée Carnavalet (le plus vieux des musées parisiens, livraison prévue en 2020) et celle du musée de la Marine, sans oublier bien sûr les 176 000m² de Lumières Pleyel, un projet emblématique du grand Paris (avec Baumschlager Eberle Architekten, Chaix & Morel et Associés, Ateliers 2/3/4/, Mars Architectes, Maud Caubet Architectes et Moreau Kusunoki). On en oublie sans doute, sans compter toutes les compétitions sur lesquelles l’agence est retenue.
«Nous nous installons pour longtemps en France», ont fait valoir les nouveaux Parisiens de Snøhetta lors de l’inauguration de leurs locaux en octobre 2018. On avait compris.
Que des agences étrangères gagnent des concours en France n’est pas nouveau. Il est certes dommageable que nombre de ces références de prestige ne puissent apparaître sur des C.V. français, mais que de grandes marques, de type Snøhetta ou BIG, viennent rayonner en France, faut-il s’en plaindre ?
La France, depuis Léonard de Vinci, a toujours accueilli les créateurs du monde entier, pas seulement les architectes. Sans compter la fierté immense quand une agence française gagne contre l’une de ces firmes étrangères ! Et si les étrangers piquent quelques références, ils ne piquent pas de boulot puisque leurs chefs de projets et la majorité des architectes de leurs équipes sont français, ceux-ci ayant d’ailleurs souvent ainsi l’opportunité d’aller eux-mêmes se former à l’étranger.
Sauf qu’il ne s’agit plus pour ces agences d’un troisième type de trouver un environnement propice à la création mais d’une stratégie organisée de prédation pour se tailler des parts de marché dans l’écosystème français, et pourquoi pas la part du lion puisqu’elle est à prendre.
Ce d’autant plus que la réciproque n’est pas vraie. Allez donc construire aux Pays-Bas ou au Danemark ou en Norvège ! Ou dans le Kentucky ! Chacun peut constater que la libéralité dont fait preuve le système français vis-à-vis des agences étrangères est souvent bien mal payée en retour. Deux exemples emblématiques* :
– pour le concours international de l’extension de l’aéroport de Schiphol (Amsterdam) étaient retenues KAAN architecten (Pays-Bas), OMA (Pays-Bas), MVRDV (Pays-Bas), UNStudio (Pays-Bas) et SOM (la version allemande, juste de l’autre côté de la frontière). C’est l’agence néerlandaise KAAN architecten qui a gagné. Pour un pays libéral comme les Pays-Bas, voilà de la concurrence non faussée.
– Pour le centre Pompidou à Bruxelles, un musée français, dans un ancien garage Citroën, parmi les sept finalistes, que des agences belges sauf, pour les firmes étrangères, OMA, juste de l’autre côté de la frontière, et les Américains Diller Scofidio + Renfro, associés avec… JDS Architects (Julien De Smedt Belgique). A ce compte-là, le jury aurait pu retenir l’agence lilloise Coldefy et Associés !
Il est vrai cependant que les agences françaises, atomisées donc et loin de la masse critique nécessaire pour exploser, ne sont pas spécialement taillées pour s’implanter à l’étranger, ni structurellement ni culturellement.
Pour le coup, en France, la loi des grands nombres joue en faveur des agences étrangères. Prenons un concours lambda pour une école élémentaire, admettons que sur 200 candidatures (pour simplifier le calcul), il y en ait quatre étrangères et assumons qu’au moins (au moins) l’une d’elle soit retenue dans les quatre agences appelées à concourir car ça fait plaisir au maire. Cela signifie que l’agence étrangère a une chance sur quatre d’atteindre le dernier carré quand sa concurrente française a trois chances sur 199. Faites le calcul ! Il est plus facile et moins risqué d’investir en temps et en matière grise quand vous savez que, peu ou prou, vous allez gagner un concours sur quatre ! Et pas pour des bricoles en plus !
Il convient à ce propos de souligner une appétence des élus français pour des architectes étrangers qui confine à l’absurde. Lors d’un récent concours en Bretagne, il était fortement suggéré aux candidats de s’associer avec une agence locale ET une agence étrangère. Ce serait risible si ce n’était encore une autre façon de délégitimer les architectes français. Alors même que la chute du nombre de concours publics est drastique, le constat demeure qu’il y a quasi systématiquement un étranger, voire deux, retenus par appel d’offres. Pour un concours à Nice, les cinq agences finalistes étaient étrangères ! Le maire ne voulait pas se tromper ?
Les anecdotes de ces concours ainsi pliés d’avances sont si nombreuses que cela en devient embarrassant pour la clarté d’esprit de nos élus qui croient tous, bien évidemment, à l’effet Bilbao et espèrent secrètement que cela pourrait le faire pour eux. Ils ont tort 99% du temps mais comme cela marche encore parfois de temps en temps, comme à Rodez par exemple, ils reprennent espoir à chaque fois.
Pourtant, dans l’ensemble, ces édiles si friands d’exotisme devraient aussi se souvenir de la difficulté qu’ont souvent les architectes étrangers à comprendre les normes françaises. Cela leur demande de gros efforts et ils y parviennent rarement avec une grande réussite. Avait-on vraiment besoin de Kengo Kuma pour le FRAC de Marseille ? Les architectes de SANAA n’ont d’évidence pas compris où ils étaient quand ils ont construit le Louvre-Lens. Ne faut-il pas acquérir le substrat et la connaissance d’un lieu pour être inspiré ? Que signifie ‘Le Monde’ pour un Norvégien ? Que signifie l’’Aftenposten’, plus prestigieux quotidien norvégien, pour vous et moi ?
Le plus désolant sans doute est que les agences françaises ayant des agences à l’étranger ne sont pas considérées par les mêmes édiles comme des agences internationales ! Question de vocabulaire sans doute !
Toujours est-il que ces constats concomitants, et consternants, alimentent une inquiétude sourde chez les architectes français qui n’est pas tant liée en réalité à la présence ou non d’agences étrangères en France – ce n’est pas nouveau nous l’avons dit – mais plutôt à un changement de paradigme beaucoup plus lourd de menaces.
Les raisons
Ces nouvelles agences qui viennent s’installer ne sont pas de simples agences bien structurées de culture anglo-saxonne, il s’agit de «machines de guerre» pour reprendre une expression utilisée par tous nos interlocuteurs. Citons au hasard l’agence américaine Populous, connue en France pour la conception du stade de l’Olympique lyonnais ainsi que certaines infrastructures sportives des futurs Jeux olympique de Paris 2024. Il s’agit de la 16ème plus grosse agence américaine avec un chiffre d’affaires en 2018 de $158 (environ 140M€) dont un tiers réalisé à l’étranger, ce qui en ferait la première agence française avec un chiffre d’affaires plus de deux fois supérieur à celui d’AREP.
L’agence New Yorkaise KPF, mandataire du projet Window à Paris La Défense, est pour sa part en train de tester la température de l’eau. BIG aussi. A côté, question d’état d’esprit peut-être, les architectes français font figure de doux rêveurs.
Plus grave, une grande partie de la commande, via de nouveaux critères, ne parvient plus désormais qu’aux grandes agences, d’au moins 50 salariés disons et, au fond, ce qui est en danger est le modèle français et son organisation artisanale.
Beaucoup de petites agences, à Paris et en province, font du bon travail avec 6 ou 7 personnes, offrant souvent une vraie écrire architecturale. Or ces agences ne peuvent plus aujourd’hui répondre à nombre d’appels d’offres, sauf pour être architecte d’opération pour Tadao Ando, pour au moins deux raisons.
D’une part, la loi ELAN s’inscrit dans une logique d’aggiornamento : plus les agences françaises seront grandes, plus elles pourront se développer tandis que le pays lui-même doit se mettre en ordre de marche pour une production, de logements notamment, à grande échelle. Telle est l’idée. Une approche libérale basée sur des chiffres de croissance qui va justement favoriser l’architecture des majors anglo-saxons. A part AREP, aucune structure en France n’a plus de 200 ou 300 salariés.
Prenons en parallèle le BTP qui s’est développé selon cette logique des ‘champions du monde’. Certes les Majors françaises de la construction sont devenues des géants mondiaux mais, sur le marché domestique, elles ont asséché la concurrence, au point que ne subsistent plus que quelques grosses PME que tout le monde s’arrache, et des artisans isolés mais hautement qualifiés qui savent encore coudre le crin de cheval blanc à la plume de paon.
Dit autrement, c’est la façon de produire l’architecture dans le monde qui arrive en France et le risque est que d’ici peu, il n’y ait plus grand monde entre les multinationales et les petites agences artisanales, celles entre ces deux pôles étant vouées à disparaître comme les succursales de la Caisse d’Epargne. C’est la logique capitalistique de l’épuration nécessaire. Demandez à Bouygues, Vinci ou Eiffage.
Une perspective qui risque de se dessiner plus tôt que d’aucuns ne le pensent. Il suffit pour cela, d’autre part, de considérer les critères désormais appliqués sur les concours. Prenons une agence française typique qui, dans sa pratique a construit trois écoles en huit ans, chacune accomplissant parfaitement sa mission. Une agence tout à fait apte à répondre à l’appel d’offres pour une école élémentaire, non ?
Non ! En effet, de nouveaux critères sont désormais imposés pour concourir, par exemple d’avoir fait trois écoles lors des cinq dernières années, ou deux musées en trois ans ou dix piscines depuis hier. Quelles agences peuvent répondre à ces critères ? Soit les grosses machines, soit les agences hyperspécialisées. Ni l’une ni l’autre ne sont habituellement françaises.
Auparavant, les architectes étaient retenus sur la qualité de leurs bâtiments construits. «Et si la capacité d’invention était justement chez celui ou celle qui n’a jamais fait d’école ?» était une question légitime. Nous n’aurons cependant bientôt plus de réponse à cette question alors même que chacun sait qu’il est faux d’affirmer qu’avoir fait quatre universités en moins de cinq ans signifie que la cinquième sera réussie. Et si une agence n’a fait que des universités lors des trois dernières années, cela signifie-t-il qu’elle ne peut pas faire d’école ?
D’où viennent donc ces nouveaux critères discriminants ? Un mot ici à propos de l’assistance à maîtrise d’ouvrage – métier qui fait florès auprès de maîtres d’ouvrage qui sans doute ne savent plus ce qu’ils font. L’AMO est désormais composée de jeunes gens aux dents longues qui viennent des écoles de commerce et qui, pour ce qui les concerne, sont bien incapables de juger un projet d’architecture autrement qu’avec des critères «objectifs et mesurables». La qualité d’un bâtiment construit n’est donc plus le premier critère de sélection, ni même le dernier ni bientôt un critère tout court. En effet, ne se commande désormais que ce qui se mesure. «La beauté, l’émotion, le plaisir, la surprise, ne se mesurent pas, du moins pour le moment»**.
Ce n’est pas tout. Poursuivons avec nos écoles, l’équipement dont tout le monde a besoin (encore que la société libérale tend à couper dans les budgets de l’éducation au profit de celui de la sécurité mais c’est une autre histoire). Comme les institutions gestionnaires ont moins d’argent, les écoles sont bricolées pour les garder plus longtemps en service, jusqu’à ce que le maire ait l’opportunité de faire un appel à projets fonciers pour des promoteurs, incluant dans la charge foncière… la construction d’une école. Le processus – un promoteur et un maire – est ainsi devenu une sorte de concours privé. Il faut donc être connu du maire, connu du promoteur et, pour ce faire, il faut ‘réseauter’ ! Mais pour ‘réseauter’, il faut être plusieurs associés, il faut quelqu’un pour s’occuper du développement et de la communication, il faut des capacités d’investissement. Quelles agences sont en capacités de le faire à l’échelle du pays ? CQFD.
Bref, ce n’est pas tant la présence ou non d’architectes étrangers qui pose problème – elle ne fait que le révéler – que ce nouveau parangon appliqué à la sélection des agences amenées à concourir. C’est cette sélection biaisée qui traduit de nouvelles façons importées de construire et qui se révèle d’ores et déjà (pas dans 10 ou 15 ans) destructrice pour la façon même dont l’architecture est conçue en France. La richesse de l’architecture française ne réside-t-elle pourtant pas dans sa diversité ?
Certes, la commande publique ne représente qu’une infime partie de la production en France, 5% peut-être, mais elle est éminemment symbolique.
Il est quand même étonnant que des agences étrangères qui ne connaissent rien au pays puissent communiquer dans le monde entier avec des références de prestige à Paris quand, en France, nous savons de quelques Grand Prix Nationaux d’architecture qui aujourd’hui, ne font rien, ou si peu, et pas parce qu’ils sont séniles.
N’y a-t-il pas quelque chose qui cloche ?
Christophe Leray
*Voir notre article De l’architecture française et de l’architecture en France
** Voir la chronique d’Alain Sarfati Vers une disparition programmée de l’architecture ?