Francis Soler construisait peu. A l’automne 2005, il ne construit plus du tout. Sa liberté de ton, son refus de l’élitisme, son exigence pointilleuse, ses coups de gueule et sa détermination revancharde à refuser toute pensée unique ont fini par lui aliéner nombre de maîtres d’ouvrage et de confrères. Rencontre.
«Je suis inspiré, voilà !» Francis Soler contient parfaitement sa colère et son amertume. C’est donc sur un ton presque bonhomme qu’il engage son violent réquisitoire contre le prêt à penser architectural, contre le politiquement correct, contre la starisation de confrères avec lesquels il a «aidé la nouvelle génération à prendre le pas sur les macchabées» et qui confondent désormais l’image du projet et leur propre image occultant à leur tour la nouvelle génération. Face aux «méfaits de la démocratie», dans un pays – la France – totalement «neutralisé» à 50-50, il faut un «vrai ennemi», dit-il. Il s’en est trouvé à foison, jusqu’au plus haut sommet de l’Etat.
Rue du Cherche-midi, dans le VIe arrondissement de Paris, Francis Soler reçoit dans «la plus belle agence d’architecte de Paris», pour citer l’opinion d’un architecte qui n’est pas Francis Soler. Le but de la rencontre, pour le journaliste, est de tailler un portrait de l’homme. Mais en trois heures d’entretien, c’est au détour d’une phrase que l’on apprend qu’il a «vécu 20 ans à Sarcelles, jusqu’à la naissance de [ses] deux filles». De sa vie privée, il n’en dira pas plus. L’homme sera donc à chercher, en creux, parmi les convictions de l’architecte.
L’agence, au sixième étage d’un immeuble haussmannien, est conçue en noir et lumière et, en cette fin juillet, inondée de soleil. Le silence, relevé par de la musique classique qui semble sortir des murs, et malgré les fenêtres largement ouvertes, est surprenant. Ce calme absolu donne aux superbes maquettes une présence muséale. Sur la table d’une grande pièce – de travail autant que de réception – sont posés les posters des propositions de Francis Soler pour l’aménagement du Département des Arts de l’Islam au Musée du Louvre, dont l’Elysée annoncera le lendemain que c’est le projet des architectes Mario Bellini et Rudy Ricciotti qui a été retenu. Le mot ‘poster’ s’impose tant le mot ‘images’ semble ici inadéquat ; un imprimeur serait bluffé. «Nous sommes des professionnels», explique Francis Soler. Justement, pas des pros de l’impression que l’on sache. L’anecdote traduit le professionnalisme pointilleux du personnage.
«Zéro concours gagné, zéro projet, zéro étude, zéro concours en cours ; on ne fait rien à l’agence», dit-il apparemment sans émotion mais avec une intensité dans le regard qui en dit long sur son désarroi. Comment un homme, Grand prix national d’architecture en 1990, à 41 ans, célébré tout au long des années 90, fait Chevalier de l’Ordre du mérite en 2000 et Commandeur des Arts et Lettres en 2005, qui a livré en février l’immeuble ‘Les Bons Enfants’, le nouveau ministère de la Culture, un ouvrage courageux paradoxalement bien accueillie par la critique, peut-il se retrouver sans travail ?«A force de dire les choses, on vous met sur la touche», dit-il. Et que dit-il ? «Deux catégories d’architectes construisent : les architectes dociles pour qui ‘l’important c’est de faire’, et ceux qui sont au-dessus du système et pour qui un concours d’architecture coûte moins cher qu’une campagne de communication. Au milieu, il y a ceux qui parlent et qu’on évite comme Francis Soler, qui racontent l’architecture comme elle devrait être». Plus précisément ? «En France, on ne cherche pas prioritairement le bien des gens». Voilà comment on se fait des amis dans le petit milieu de l’architecture publique en France.
Francis Soler raconte cette anecdote. «Un jour je reçois un coup de fil d’un type visiblement fort aise qui me demande comment acheter un logement de la rue Emile Durkheim à Paris. Je lui explique que je ne suis que l’architecte et que, en tout état de cause, ces logements ne sont pas à vendre puisqu’il s’agit de logements sociaux. Le ton du type change alors du tout au tout et je me fais agonir d’injures car les chômeurs et Rmistes, selon lui, ne ‘méritent’ pas de tels logements».
Restons un peu sur ces logements Durkheim dont les fenêtres sérigraphiées ont fait hurler au scandale. «J’ai fait ces logements contre l’opinion», explique-t-il. «On peut toujours régler les problèmes techniques, économiques ou réglementaires, mais une réponse impliquée consiste à pousser le curseur au maximum vers le confort. Notre art est un art d’usage, de grands architectes l’oublient». Les fenêtres de son agence sont sérigraphiées. Dit autrement, ce qui est bon pour lui est bon pour tout le monde, fut-il Rmiste.
Idéaliste Francis Soler ? Sans doute pour être encore, à 56 ans, étonné du cynisme qu’il rencontre en essayant de faire son métier «normalement». Parmi les jeunes architectes qui marqueront leur génération, nombre d’entre eux sont passés dans son agence et sont, comme lui «opposés à la tristesse des bâtiments qui ne font que fonctionner». Tous se souviennent de son degré d’exigence, de sa volonté exacerbée à ce qu’ils se préoccupent de la connexion entre l’intimité des habitants et la ville qui les entoure. C’est lui qui ‘fout dehors’ les jeunes à qui il n’a plus rien à donner qu’une dernière recommandation : «Démolissez, tuez-les, tuez-moi !» Les mandarins restent à abattre. «L’architecture n’a plus de sens, que de la forme, du vent ; on est dans la naphtaline».
Selon Francis Soler, l’architecture est un art par défaut, «une manière de passer». «Etre architecte, c’est être héroïque, avec 10 balles leur en donner 100», dit-il, avant de poursuivre, venimeux. «Avec Lacaton-Vassal, c’est le contraire. Les Bons Enfants, c’est 300 euros de moins au m² que Foster à l’Ile Seguin et 300 fois plus intéressant», dit-il.
Amertume d’un homme blessé ? Oui et non. Oui car il n’a pas encaissé sa mise à l’écart lors du concours de l’ambassade de France à Tokyo, pourtant gagné brillamment. Eu égards à la qualité du maître d’ouvrage, aujourd’hui Premier ministre dont il a été rapporté qu’il souhaitait une architecture “Ikea“, Francis Soler aurait pu compter ses abatis et s’en tenir là. Mais, cette fois, n’ayant plus que l’honneur à sauver, Francis Soler a refusé de s’écraser sous la chape, pourtant peu perméable, qui étouffe l’architecture publique en France. Une décision du tribunal administratif en hiver 2005, confirmée par le Conseil d’Etat l’été suivant, a rendu ses lauriers au lauréat. «Cela m’apaise d’avoir raison», dit-il. Le projet est gelé. La conséquence est dans le temps disponible désormais à recevoir.
Mais ce bras de fer avec Dominique de Villepin n’explique pas seul la solitude de l’architecte tant son engagement ne doit pas forcément être entendu comme, seulement, du ressentiment. Son engagement se double, on l’a vu, d’une formidable férocité. «Je suis quelqu’un d’intransigeant, pas un homme de consensus. Je ne suis pas un ‘concertationniste’ ; je déteste la formule des 3 C : Consensus, Compromission, Concertation». En clair, pas question pour lui de «concerter» avec des gens qui ne savent pas ce qu’est l’architecture de même qu’il ne «concerte» pas avec un chirurgien qui recommande une opération du coeur. Il se dit «être en relation» avec les préoccupations des gens ; vingt ans à vivre dans un grand ensemble de la région parisienne permettent en effet de retenir surtout le mot ‘logement’ plutôt que ‘social’. Une empathie sincère et une attention pointue aux besoins des usagers, à l’intérieur ET à l’extérieur du bâti donc mais, au final, lui seul «sait». «Tous les gens se trouvent bien dans les bâtiments que je construis», insiste-il, ce qui, pour lui, vaut quittance de ses habitudes de voyou ténébreux et intransigeant. «Je démarre une conversation en demandant au client ce qu’il ne veut pas, je me débrouille avec le reste».
Le réquisitoire se précise. L’architecture publique ? «… soumise à concertation et consensus préalables, elle n’a d’autre ambition que de ne déplaire à personne». L’architecture privée ? «Une étude de commercialisation tend vers le point moyen car la plupart des gens ne savent pas ce qu’ils veulent». La HQE ? «On ne peut pas régler en même temps les problèmes urbains et problèmes environnementaux ; il faut faire des choix et c’est l’architecture qui trinque». Les combats de chapelle ne lui inspirent que mépris. «J’aime en même temps Michel-Ange et Andy Warhol, l’art contemporain quand il n’exclut pas l’art classique ; l’architecture contemporaine est une potentialité d’évolution, pas un coup de pub dans une revue. Elle ne se déplace pas comme de la mode : à Barcelone ou ailleurs, l’architecture doit s’inspirer du génie local et des circonstances du moment», dit-il découvrant d’un geste, de sa fenêtre, le carrefour de Sèvres-Babylone où se mêlent allègrement différents styles. Chacun y trouvera son compte puisque, au final, Renzo Piano et Rudy Ricciotti sont les seuls architectes dont il respecte l’authenticité du propos. «J’adore le Centre Pompidou, le seul bâtiment de Paris qui ne vieillira jamais et dont on aura toujours l’impression qu’il a été inauguré hier».
De fait, à force de nager à contre courant, le voila désormais seul au milieu du gué, soupçonné justement de ce qu’il dénonce. «Les Bons Enfants est une abomination, convenue politiquement comme si la culture était une répétition systématique d’un seul concept», déclare ainsi un jeune architecte. Francis Soler évoque d’ailleurs les difficultés rencontrées et ses coups de gueule. Parlant de la résille, il déclare «A 6mm, c’est de la décoration, à 12mm, c’est de la considération ; il ne s’agit donc pas de caprices de diva». «Quand je fais un radio-trottoir, les gens aiment ça», dit-il. D’autres architectes en effet ne cachent pas leur admiration. «Il y a un petit côté maniériste, brutal par rapport au bâtiment d’origine mais il a su tenir un équilibre subtil entre le signe et la contrainte architecturale, l’architecture contemporaine dans un cadre historique. J’ai le sentiment, et ce n’était pas gagné, d’une opération mesurée, réfléchie et ambitieuse», déclare l’un d’eux.
Que reste-il au final ? L’image d’un homme qui porte le refus de la pensée unique comme un panache tout en souffrant du poids du boulet, pour qui le B.A.BA du métier n’est rien d’autre qu’une exigence pointilleuse pour soi-même et les autres, qui réserve ses amitiés mais n’est pas avare de mépris pour les architectes d’images, un architecte passionné qui construit peu.
La colère de Francis Soler vient peut-être de plus loin que d’une conception absolutiste de son métier et de l’humiliation ressentie pour l’ambassade de France à Tokyo (2003) après celle du Centre de conférences internationales de Paris, sur le quai Branly (1994). En témoigne la générosité discrète de celui qui s’insurge de la condescendance des élites pour les «populations», en clair de ceux qui retiennent ‘social’ plutôt que ‘logement’. Dans les sous-sols des Bons Enfants, là où se trouve la cafétéria, sont incrustés les masques en plâtre de tous ceux ayant participés au projet, visages pour la plupart anonymes d’ouvriers, de maçons, côtoyant sans hiérarchie ceux des ingénieurs et du maître d’ouvrage, captés par Frédéric Druot.
La cour du jardin est ‘pavée’ de plaques en basalte gravées – une réussite étonnante à 200 francs au m².-, parce qu’une commerciale tchèque avait tenté de lui vendre des cendriers. Aujourd’hui cette société prospère en Europe en proposant des moulages de dalles originaux, sur mesure. Francis Soler en tire une fierté amusée. «Je pars toujours d’une économie de moyens mais je fais en sorte que les gens la reçoivent comme un cadeau ; l’un n’empêche pas l’autre», conclut-il. «La valeur d’un homme se juge à la qualité de ses ennemis», disait Winston Churchill (?). A cet aune, Francis Soler est un type formidable.
Christophe Leray
Cet article est paru en première publication sur CyberArchi le 7 septembre 2005