Quelle quantité de psychogéographie peut-on extraire d’une ville de 32 000 habitants ? Herbert Wright, chroniqueur d’Outre-Manche, s’est rendu à Gibraltar pour le déterminer.
La meilleure façon d’explorer un environnement urbain est de se promener sans plan, guidé par la réaction émotionnelle face à l’activité des gens et à l’environnement bâti. C’est la psychogéographie, définie par Guy Debord (1931-1994) à Paris. Je l’ai appliquée à Gibraltar, un territoire péninsulaire constitué principalement d’une crête calcaire atteignant 426 m de haut connue sous le nom de « The Rock (le Rocher) ».
Il s’agit peut-être du dernier refuge des Néandertaliens mais il abrite toujours des singes barbares et son histoire est écrite dans l’architecture militaire laissée par les Berbères, les Espagnols et, après 1704, les Britanniques. L’histoire militaire ne m’intéresse pas mais la psychogéographie de la ville si. Prise en sandwich entre The Rock et une baie fréquentée par de gros navires, la ville est linéaire et suffisamment petite pour qu’une « dérive »* nord-sud puisse la couvrir sur toute sa longueur.
Gibraltar se trouve au sud de la frontière terrestre de l’Espagne, par laquelle 15 000 travailleurs espagnols entrent et sortent quotidiennement. Pour rejoindre la ville, il faut traverser la piste de l’aéroport qui s’étend vers l’est en direction de l’horizon méditerranéen. Cela ressemble à l’une des « supersurfaces infinies » du collectif radical italien Superstudio mais avec, au lieu d’une grille, des lignes peintes pour les avions et le public et, en point de fuite, un pétrolier massif flottant à l’horizon lointain.
The Rock se profile alors devant vous et bientôt, naviguant de rond-point en rond-point, vous passez devant les logements sociaux du Laguna Estate des années 1960. Si vous parcourez ces immeubles de six étages, vous remarquerez peut-être dans l’un d’entre eux un bar caché à la vue de tous et entendrez ainsi le dialecte espagnol local mêlé à l’anglais. À partir de la fin des années 1940, Gibraltar a construit des logements répondant aux idéaux sociaux et aux styles modernistes qui allaient bientôt devenir omniprésents partout. Le quartier semble ici avoir évité les problèmes de décadence sociale et structurelle rencontrés ailleurs.
Des murs fortifiés entourent la vieille ville. Ils bloquent toujours le passage lorsque vous êtes pressé d’arriver quelque part de l’autre côté. J’ai trouvé deux tunnels piétonniers avec une chaîne de pizza coincée entre eux pour entrer dans la place des Casemates. Ce n’est pas exactement Times Square ou la plaza du Centre Pompidou mais c’est très fréquenté. Des militaires britanniques boivent dans un grand pub dans un coin de la place, les habitants discutent, les terrasses des restaurants s’étendent depuis les arches de pierre qui constituent la moitié du périmètre. Main Street commence ici et est en grande partie touristique. La rue est piétonne, assez étroite et pas tout à fait droite. Cela pourrait être une petite High Street en Angleterre mais les façades en stuc blanc et les volets colorés suggèrent l’Italie.
En 1784, les Britanniques ont embauché le tailleur de pierre italien Giovanni Maria Boschetti pour construire des installations militaires, puis il a construit la ville, incorporant des balcons en ferronnerie de la Régence britannique dans son mélange de styles. Faites un détour dans les ruelles escarpées qui montent vers The Rock sur des escaliers en pierre qui s’élèvent vers un paysage urbain encore plus méditerranéen. Ainsi qu’en de tels lieux lorsqu’ils s’inclinent vers la mer, la ville peut devenir un collage de toits en terre cuite. À Gibraltar, les immeubles d’habitation d’après-guerre situés sur les pentes les plus abruptes font désormais partie du fouillis.
De retour sur Main Street, des églises et des bâtiments gouvernementaux apparaissent alors que nous continuons vers le sud. Rien n’indique que le tribunal est l’endroit où John Lennon et Yoko Ono se sont mariés en 1969 mais le personnel de sécurité le sait et peut même vous montrer la fenêtre de la pièce.
Une fois dépassées Main Street et South Gate, un pub britannique archétypal avec du football sur ses écrans accueillent des Britanniques à la retraite sirotant leurs bières. Un immense bâtiment art déco aux coins incurvés s’élève au-dessus : Trafalgar House, conçu par l’architecte de Gibraltar Lewis Francis. Plus au sud, au-delà du terminus dans un parking du téléphérique du Rock, Europa Road monte devant le Rock Hotel, un hôtel art déco blanc et chic (conçu par John Crichton Stewart, 1932). La rue continue entre maisons, murs de pierre et nouvelles maisons de retraite avec un vernis néoclassique, mais sans l’espièglerie du postmodernisme.
Finalement, avec des vues spectaculaires sur la baie bien en contrebas, la rue serpente jusqu’en bas. Elle passe devant la mosquée Ibrahim al-Ibrahim. Construite en 1997 par l’Arabie saoudite alors qu’elle exportait l’islam sunnite fondamentaliste, elle sert désormais la communauté marocaine travaillant dur à Gibraltar mais aux manières douces. Son minaret de 71 mètres de haut éclipse le vieux phare britannique voisin d’Europa Point, la pointe sud de Gibraltar, où les touristes chinois sortent d’un minibus et se penchent en arrière en faisant des V avec leurs doigts pour alimenter les réseaux sociaux. Au-delà des navires et de la mer, vous pouvez voir les montagnes africaines et la bande de terre d’un autre territoire contesté, la Ceuta espagnole.
L’architecture coloniale est peut-être envahissante mais tout style architectural commence comme une intrusion et, adapté au territoire, peut devenir vernaculaire. Gibraltar a absorbé une langue vernaculaire méditerranéenne jusqu’au XXe siècle, puis a suivi les tendances mondiales allant de l’art déco aux tours d’appartements. On en voit davantage si l’on prend une autre dérive, d’ouest en est.
Tout comme Monaco a élargi son territoire en récupérant des terres, Gibraltar a depuis la guerre également étendu le sien vers l’ouest dans la Baie. J’ai visité la jolie promenade de Westside Park, où la vue était dominée par le Norwegian Viva, un paquebot de croisière de 294 m de long construit en 2023 avec dix étages empilés au-dessus de la coque. Transportant 4 500 passagers et membres d’équipage, il augmentait d’un septième la population de Gibraltar, d’un dixième y compris les travailleurs espagnols.
Ces éruptions ne durent que quelques heures. Durant la journée, il est aisé de repérer sur Main Street les excursionnistes des bateaux de croisière grâce à leurs casquettes de baseball et à la forme de leur corps. Le soir, ils ont disparu. Les restaurants de Gibraltar ne proposent même pas de dîner car le dîner est servi à bord. Les navires de croisière sont des mini-villes autonomes, ou une typologie urbaine en mouvement, comme le concept Walking City d’Archigram (1968). Nous connaissons tous les dégâts que ces monstres flottants causent à des villes comme Venise mais Gibraltar est plus solide.
En regardant vers l’est, les typologies architecturales sont plus familières. Les barres de 8 et 10 étages de logements abordables, répétitifs et simples, du Harbour View Estate des années 1980 s’étendent vers l’intérieur des terres. Elles sont désormais bordées par des développements résidentiels privés génériques. Au nord, les tours arborent des balcons en verre bleu, une caractéristique sous-vernaculaire. Ocean Village est l’une des marinas de Gibraltar pour bateaux privés, avec des restaurants au bord de l’eau, un bar polynésien en face d’un casino. La vie est facile à Gibraltar si vous avez de l’argent mais c’est le cas partout.
En évitant les anciennes fortifications, à travers l’ombre de la face nord du Rock, vous trouverez à côté de Laguna Estate la Devil’s Tower Road. Il s’agit d’une autoroute à quatre voies avec un trafic intense en direction, vers l’est, du tunnel routier menant à l’Espagne. Des entreprises telles que des garages automobiles opèrent dans les zones industrielles adjacentes, à quelques mètres du Rock. La route évolue rapidement, avec un hôtel Holiday Inn, quelques cafés en bordure de route et de grands projets de nouveaux appartements.
Au-delà du rond-point le plus à l’est de la ville et à côté de la plage sablonneuse mais abandonnée de l’est, les terrasses du centenaire Hassan, conçues par la société locale WSRM Architects, sont en construction. Ces tours elliptiques, atteignant 110 m de haut avec quatre appartements par étage, offrent non seulement une vue sur la piste de l’aéroport ou jusqu’à Marbella, mais également des gros plans sur les falaises calcaires escarpées datant du Jurassique. Ce pourrait des maisons de rêve pour des géologues.
Un village de jolies maisons de vacances colorées appelé Catalan Bay n’est pas loin mais les nouvelles tours font penser que ce village sera bientôt transformé en banlieue.
Herbert Wright
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*En français dans le texte