Le 10 octobre Jean-Marc Ibos et Myrto Vitart ont reçu le Grand Prix national de l’architecture 2016. Je les ai rencontrés dès le début de leur activité d’agence autonome. Je les avais vaguement aperçus chez Nouvel mais quand ils ont gagné l’Equerre d’argent avec l’extension du musée de Lille, j’ai suivi avec attention leurs projets suivants. Portrait reconstruit à partir des citations issues d’entretiens réalisés avec leurs proches, amis et détracteurs de tous âges.
Le musée de Lille était un bâtiment stupéfiant, un travail plus qu’innovant et extrêmement bien réalisé. C’est comme ça qu’ils ont commencé à être connus. Ils étaient jeunes, beaux, talentueux. Ils m’ont plu dès notre première rencontre et quand j’ai découvert plus tard ce qu’ils faisaient…
A l’époque, j’étais impressionné par trois projets d’AJN associés. L’Espace Culturel ONYX, construit en 1988 à Saint-Herblain, un bloc noir énigmatique, dont on ne savait pas trop s’il était de Jean Nouvel ou de Myrto mais porté au sublime par Myrto. Il était je crois signé par les deux (c’est le cas. Nde).
La Tour sans fin (1989) était signée par Jean Nouvel et Jean-Marc Ibos. L’impulsion avait été donnée par Nouvel – ‘toujours plus fort, toujours plus grand,…’ – mais sans Jean-Marc, cette tour n’aurait jamais été dessinée avec autant de subtilité technique.
C’est à ce moment-là que Jean-Marc Ibos fait montre d’une technicité hors pair et s’affirme déjà comme un metteur au point de génie. Des qualités qu’il avait déjà démontrées avec Nemausus (1987), un bâtiment dessiné avec des matériaux industriels auquel il avait su donner corps. Aujourd’hui ils ont cette capacité à rendre beau des matériaux ordinaires.
Quand Myrto et Jean-Marc quittent Nouvel, ils s’inscrivent dans un registre différent. Ils n’avaient pas encore d’agence, deux personnes dans une cuisine… Ils gagnent le Musée de Lille ! C’est la preuve d’un talent unique.
Là ils démontrent leur capacité à dessiner un bâtiment contemporain tout en le mariant avec le patrimoine, un bâtiment moderne et romantique. Ils avaient également dessiné le mobilier. D’ailleurs ils gagnent l’Equerre – un prix qui valait quelque chose à l’époque (en 1997. Nde) – avec leur premier bâtiment construit.
Dès le début, ils étaient conscients de leur talent. Les mauvaises langues disent qu’ils ne se prennent pas pour de la merde, surtout Myrto qui peut être assez méprisante et critique quant à la production architecturale en France, mais ils ont raison car la contrepartie est positive.
Il s’agit d’un couple d’architectes qui a des exigences et qui les exprime dans la manière de réfléchir dans le cadre d’une réflexion tendue. Ils ont une perception personnelle des problèmes, des éléments de contexte et de la manière de les traduire. Le fonctionnement du bâtiment doit être très précis, ils connaissent le programme presque par cœur.
Leur interprétation du programme et des éléments contextuels débouche à chaque fois sur une réflexion très profonde sur la ville. Pour la maison de Solenn (Maison des Adolescents de l’Hôpital Cochin, dite Maison de Solenn. Paris, 2004. Nde), par exemple, le recul du bâtiment crée, face au Val-de-Grâce, un moment dans le quartier, un grand espace vert qui épouse le bâtiment sur toute la longueur du site.
Je ne suis pas convaincu pour autant par la totalité de leur œuvre car, au début, on sent encore la filiation avec Nouvel. C’est la même chose avec Frédéric Borel et Christian de Portzamparc, quand l’élève dépasse le maître dans la plastique. Mais sans Portzamparc, Borel n’existe pas et, des deux architectes, Christian est le plus important. Pour Ibos & Vitart, cette affiliation est devenue un handicap dans le cas de la Maison de Solenn, même si Jean-Marc et Myrto construisent bien mieux que Nouvel.
Certes tous les architectes sont affiliés à un moment ou un autre mais c’est à mon avis ce qui les a freinés au début. Je suis pour les œuvres authentiques, même moins puissantes. Une œuvre affiliée est-elle importante ? Cela dit, quand tu vois la qualité du Musée de Lille, de la caserne des pompiers de Nanterre (2004), de la médiathèque de Strasbourg (2008), et de la Maison de Solenn d’ailleurs, quand tu vois ce qu’ils ont fait faire à Nexity* pour les logements de Boulogne (2015), tu comprends qu’ils ont un pouvoir de conviction exceptionnel.
Ils ont peu construit car, conscients de leur valeur, ils ne veulent pas répondre sur de petits trucs, tu ne les verras jamais faire un petit équipement public ou une crèche. Du coup, sur chaque concours ils jouent leur vie avec beaucoup d’audace, ça passe ou ça casse. Leur force de conviction est à double tranchant : ils tiennent cette ligne malgré la douleur quand ils ne travaillent pas. Huit bâtiment en quinze ans, c’est terrible comparé à la liste des concours et j’admire leur courage.
Nous les suivons depuis le début : nous avons visité Lille, la maison des adolescents. Les logements de Boulogne, nous les avons parcourus de l’extérieur et nous avons été assez étonnés, c’est une architecture très bien réalisée.
Ce sont des bâtiments forts, c’est normal d’aller les découvrir. On sent le talent, l’attitude dans l’utilisation des matériaux, d’un détail, une attention particulière pour les dispositifs de construction, des préoccupations différentes de celles des autres architectes.
Qu’est-ce qui produit cette qualité constructive ? Chez Ibos & Vitart, il faut regarder pour comprendre ce qui leur est spécifique. A la Maison des adolescents, l’intérieur est protégé mais sans être enfermé, d’où ces circulations protégées par de grands écrans verts. La façade vit de l’intérieur et de l’extérieur.
Des critiques sont passées à côté de leurs intentions en estimant qu’il ne «fallait pas mettre des pauvres dans un bâtiment trop beau». En fait, la qualité d’un bâtiment beau, lumineux, respectueux de ces enfants, s’est retournée contre eux.
Dans la caserne des pompiers, le rapport à l’extérieur s’exprime au travers d’une grande paroi en inox miroir, laquelle permet la captation de tous les mouvements, soit de ce qui se passe à l’intérieur, soit de ce qui passe à l’extérieur, c’est assez spectaculaire. Ainsi, à partir d’un rapport sensible à la mobilité, la vibration que produit le choix de ces grands panneaux est là précisément pour assurer et la pérennité de l’ouvrage et capter le moindre mouvement.
Ce ne sont pas des bâtiments qui gesticulent, la façade devient un capteur sensible mais ce type de dispositif est très difficile à installer, cela suppose une maîtrise des techniques dans un espace très réduit de quelques centimètres.
Jean-Marc dessine les vis, les boulons. Quand tu vois les dessins des grands architectes, ils dessinent le concept et les vis qui vont donner corps au concept. Mettre en forme un concept, peu d’architectes savent le faire. Le concept est une pensée qui ne se dessine pas, il se met au point. Ces deux-là ont l’intelligence d’un philosophe et la technicité d’un Jean Prouvé.
Ils ont une écriture variée d’un projet à l’autre mais un fil d’Ariane lié à leur façon de faire permet de les identifier, sauf peut-être sur l’Ile Seguin où on les reconnaît moins, à moins de regarder les détails. Partout on a l’impression d’une mise en place assez simple sur un bâtiment complexe et il s’agit bien d’une écriture qui leur est propre, pas par rapport à une forme mais par rapport à une simplicité, une précision des détails techniques, l’utilisation des matériaux, c’est par là qu’on reconnaît leur écriture.
Leur principale qualité, que l’on repère tout de suite, est qu’ils construisent bien car ils dessinent bien et réfléchissent bien. Chez eux, rien n’est le fait du hasard. En fait, ils travaillent toujours de la même façon mais compte tenu de la différence des contextes.
En guise de style, ils font de grands rectangles, de grands plans tendus dans le même rapport que Mies van der Rohe. Ce sont les gens et les phénomènes qui bougent, pas l’architecture. Dit autrement, ils font des bâtiments rectangulaires mais pas figés, qui sont vivants par ce qui se passe dedans et dehors. Frank Gehry à Bilbao y est parvenu par les formes, eux y parviennent par des dispositifs subtils.
Quand je pense à chacun de leur bâtiment, je pense à un travail d’orfèvre, à un bijou pensé dans les détails. Jean-Marc aime beaucoup construire et Myrto est très sensible à l’architecture en tant qu’élément permanent. Il n’y a pas un de leurs bâtiments que je n’ai pas aimé, je ne leur connais pas de loupé.
Ce sont des architectes complets. Une idée puis un dessin qu’ils portent jusqu’au bout. Tous leurs bâtiments expriment un sentiment de pérennité que peu d’architectes contemporains ont atteint, la liaison entre les matériaux ajoute à ce sentiment de permanence, d’être des œuvres solides, maîtrisées.
Leur travail, s’il propose un sens de la permanence, est aussi une représentation de l’instant, comme le déplacement des voitures qui se reflète dans les façades. Ils s’inscrivent dans le temps long mais ils ont la volonté de capter et transmettre de façon sensible la brièveté et leur architecture exprime autant la permanence que le changement. D’où l’importance des matériaux pérennes dont ils savent mettre en exergue les vertus de captation de la transparence et de l’opacité.
Ils sont opérationnels sur le chantier avec la même obstination que sur un dessin. Ce sont des entêtés, des teigneux qui défendent leur enfant jusqu’à sa majorité sans le confier à quelqu’un d’autre.
On les fait passer pour des emmerdeurs parce qu’ils ne lâchent rien, disent non à tout. La réalité est plus nuancée, quand on leur propose une modification qui a du sens, ils disent oui mais c’est rare parce que sont rares les propositions de modifications intelligentes. Du coup, il n’y a pas une de leurs œuvres que l’on ne peut pas montrer.
Eux-mêmes se sont mis un peu en dehors du marché en refusant de se soumettre au diktat des promoteurs. Par honnêteté professionnelle, ils ne veulent pas céder car c’est pour eux une manière d’être sûrs que ce soit bien construit. A Rennes (Archives départementales d’Ille-et-Vilaine, 2006. Nde), ils faisaient casser et refaire autant de fois que nécessaire, ils y ont gagné une réputation infernale.
Cette exigence-là est un peu hors des temps présents, avec des maîtres d’ouvrage qui considèrent qu’elle n’est pas nécessaire, leur qualité les pénalise ! Myrto est très intello, brillante, rapide, avec une forte personnalité, elle exprime une morgue de classe, personne ne trouvant grâce à ses yeux. Avec le temps, elle a mis de l’eau dans son vin un petit peu mais elle a du mal. Elle est têtue, ils le sont tous les deux d’ailleurs mais ils sont passionnants, passionnés, un peu excessif.
Ils sont tellement exigeants, tellement convaincus qu’ils apportent la bonne réponse qu’ils n’ont aucune souplesse, ils ne bougent pas, ils s’accrochent coûte que coûte et ils tiennent bon. Ils n’ont d’ailleurs laissé aucun de leurs projets s’appauvrir. D’autant qu’ils tiennent leurs budgets, ils sont exigeants sur ce terrain-là aussi. Ils ont construit des bâtiments pérennes, qui marqueront.
La question est : construire beaucoup ou construire peu et bien ? Ils ne sont sans doute pas assez reconnus car la commande change culturellement, les promoteurs cherchant des architectes plus souples.
C’est une attitude : comment toujours garder cette précision, cette écriture, surtout avec la commande privée plus compliquée ? Pas étonnant que leur intransigeance fasse peur à la maîtrise d’ouvrage.
Parce qu’ils sont raides dans leur métier, ils sont refusés par ceux qui construisent aujourd’hui. Ils seraient en Suisse, ils n’auraient pas ce problème. C’est sûr que pour les petits marquis de la construction, le choix est vite fait entre des architectes comme Ibos & Vitart ou ceux qui font du Canada dry sans poser question.
Jean-Marc Ibos et Myrto Vitart sont des architectes rares, un peu seuls de leur espèce dans leur courageuse attitude. Ils en payent le prix mais ils l’acceptent, ils préfèrent cela plutôt que baisser les bras. Leur entêtement à aller au bout des choses est intéressant, et pour reprendre une image sportive car Jean-Marc aime le foot, c’est cette capacité à aller jusqu’à la 95ème minute avec le même souffle qui suscite l’admiration.
Ils sont d’un professionnalisme exemplaire car leurs œuvres sont altruistes. Ils te parlent du confort des gens, ils ont le sens de la passation des espaces à travers l’histoire et si la contemporanéité de leurs bâtiments est incontestable, ils proposent une conciliation parfaite entre patrimoine et modernité. Ni destruction ni conservation idiotes, ils ont l’intelligence de la transmission des époques, des espaces et des styles.
Ils construisent peu et c’est dommage car on n’a pas le droit de passer à côté de ces gens-là. Heureusement, le grand prix leur donne raison.
Propos recueillis par Christophe Leray
*En réalité un groupement d’investisseurs DBS (Nexity/Foncière Colysée – Icade/Capri – Vinci Immobilier).
Lire également notre premier portrait, publié en 2006 : Jean-Marc er Myrto sont aussi enjoués qu’Ibos et Vitart sont exigeants