Il faut choisir : les grands équilibres planétaires ou le bien-être personnel. Dans un monde fini, plutôt que penser densité, penser intensité ? Tribune de Dominique Bidou.
Neuf à dix milliards d’êtres humains à loger, nourrir, équiper durablement : telle est l’équation qu’il nous faut résoudre d’ici 2050, autant dire demain. L’agriculture, la mer, les forêts vont, comme jadis, devoir nous procurer de la nourriture, de l’énergie, des matières premières que l’exploitation minière des ressources fossiles ne pourra plus nous fournir. L’espace devient alors une denrée rare, chaque centimètre carré de notre planète devra être utile.
La productivité naturelle des écosystèmes reprendra le dessus sur la frénésie d’artificialisation et de production forcée, qui ne fait que substituer aux forces de la nature celles bien plus faibles des êtres humains. Intensifier la production de la planète ne signifie pas la mettre en coupe réglée, mais au contraire laisser pleinement s’exprimer les potentialités des milieux.
Au même moment, observer que chacun d’entre nous consomme plus d’espace. La composition des familles, nos exigences de confort et de liberté poussent à la consommation de mètres carrés. L’arrivée prochaine dans la société de consommation de quelques milliards d’êtres humains va accentuer cette pression.
En France, les villes actuelles ne peuvent accueillir de populations nouvelles sur leurs territoires et leurs enfants, quand ils arrivent à l’âge où ils veulent s’installer, vont à la campagne, surtout quand ils commencent eux-mêmes à avoir des enfants. Et les effets du télétravail ne vont pas ralentir ce mouvement, bien au contraire.
Cet étalement inquiète le monde de l’environnement. Il y a de l’espace qui est ainsi consommé, prélevé sur d’anciennes terres agricoles, ou des bois. Il y a les nombreuses routes à construire ou à agrandir pour desservir tout ce petit monde, avec les tonnes de pétrole qu’il faudra consommer dans les voitures pour aller faire ses courses, conduire les enfants au sport, et bien sûr pour aller au travail.
La densité, voilà la réponse que d’aucuns prônent aujourd’hui. Vive la ville et l’habitat collectif, économe à tous égards. Ce discours est paradoxal. Longtemps, la densité a été rejetée, avec l’image des clapiers à lapins comme repoussoir. La maison individuelle permet d’être chez soi et de garder le contact direct avec la nature. Le jardin est source d’aménités et de production personnelle, les enfants y jouent et s’y ébattent autrement mieux que dans un appartement.
L’environnement mesuré à l’aune d’avantages personnels semble s’opposer à celui qui serait mesuré en kilos de gaz à effet de serre émis ou en biodiversité compromise. Il faut donc choisir, les grands équilibres planétaires ou le bien-être personnel.
Nous voici, devant ce choix redoutable, à l’opposé du développement durable, lequel consiste précisément à conjuguer qualité de vie « ici et maintenant » d’un côté, et renforcement des capacités productives de la planète de l’autre. Fromage et dessert. Pour y parvenir, il faut changer de regard sur le progrès.
Celui-ci, depuis des siècles, s’est fait en colonisant de nouveaux espaces, en mobilisant de nouvelles ressources. Mon puits est pollué ? Je creuse plus profond pour pomper de l’eau pure dans une nappe encore vierge. Mes mines s’appauvrissent ? Je prends le contrôle d’autres mines plus productives, ou de ressources équivalentes. Les problèmes étaient résolus en allant plus loin chercher les solutions. Normal, puisque le monde est infini, pensait-on alors.
Aujourd’hui, chacun sait que le monde est fini. « Le temps du monde fini commence », disait déjà Paul Valéry. Il faut trouver des solutions chez soi, avec ses ressources propres. Pour cela, profitons de la formidable avancée des connaissances que la révolution industrielle a permise. À l’ère de la colonisation et de l’exploitation minière des ressources de la planète, succède celle de l’intelligence et de la valorisation maximale des ressources. Le développement durable se construit sur un principe d’intensification, qui doit se substituer au principe d’expansion qui régit encore trop souvent nos mentalités et nos modèles économiques.
La biologie comme la sociologie nous apprennent qu’intensité est synonyme de diversité. Une seule fonction, une seule catégorie d’habitants, une seule espèce : quelle que soit la forme de la spécialisation, de la monoculture, elle est appauvrissante. Comment faire véritablement le plein sur un territoire ? Tout d’abord, en arrêtant de mesurer l’intensité avec un seul critère, qu’il s’agisse de quintaux de blé produits ou du nombre de personnes logées à l’hectare, ou encore de la richesse biologique. C’est la somme de toutes les utilités qui compte. Elles ne prennent pas toutes la même importance dans le temps et l’espace, il faut savoir les choisir et les combiner habilement.
La présence humaine est inégalement répartie sur le territoire, avec des zones très peu denses, et d’autres très denses, chacune avec ses utilités à valoriser. Les fortes concentrations humaines sont nécessaires pour assurer certaines fonctions sociales et économiques mais elles ne doivent pas pour autant négliger d’autres missions, même si elles ne sont que secondaires. La conjugaison des fonctions n’est pas chose simple. Il faut du talent et de l’expérience pour valoriser la complexité qui fait la richesse et le charme d’une ville.
L’exemple de la maison à énergie positive est plein d’enseignements à cet égard. On ne lui demande pas de fournir sa propre énergie (à moins qu’elle ne soit aussi autonome mais c’est un autre concept). Ce qui est demandé de particulier à une maison à énergie positive est d’être, en plus d’une maison, une centrale de production d’énergie. Deux missions pour un seul ouvrage. C’est la voie de l’intensité. Comme les ordres de grandeur de ce que l’on peut produire et de ce que l’on consomme sont proches, il est tentant de se fixer le chalenge de produire chaque année plus d’énergie que ce que l’on consomme.
Il ne faut pas se tromper cependant, la production d’énergie est bien une seconde mission, affectée aux nombreuses surfaces extérieures offertes par un bâtiment, lequel doit intégrer cette préoccupation dans sa conception. Il faudrait y ajouter d’autres fonctions, pour augmenter encore l’intensité du projet : contribution à un paysage, à la richesse biologique, à l’économie locale, à une bonne gestion des eaux de pluies, etc.
Le débat sur l’étalement urbain et la densité, la maison individuelle et la ville, prend alors une autre tournure. L’intensité peut être obtenue à la campagne comme en ville, seulement pas avec les mêmes paramètres. Une maison individuelle, passive, à eau chaude solaire et qui renvoie sur le réseau électrique plus de kWh qu’elle n’en consomme, au milieu d’un jardin à haute richesse biologique, qui fournit une bonne part de la nourriture et des loisirs de ses occupants, peut être très intense ; une cité très artificialisée, qui ne produit rien d’autre que de l’ennui, dont les occupants ne cherchent qu’à s’évader, peut s’avérer très pauvre. La densité n’est pas l’intensité. Il est possible de les conjuguer à condition de ne pas les confondre.
L’habitat urbain n’est pas sollicité pour sa richesse agricole et biologique, et c’est bien dommage. L’insuffisance en nombre des jardins familiaux ne permet pas d’offrir une réponse pertinente à une demande d’autoproduction vertueuse tant au plan social que pour la maîtrise de l’empreinte écologique ; le monde sauvage, végétal ou animal, abrité par la ville est souvent ignoré, et remplacé par un autre, beaucoup plus artificiel et couteux à alimenter.
Le rendement de centrales solaires sur les immeubles de six étages ou plus sera sans doute inférieur, rapporté au mètre carré de plancher, à celui obtenu sur une maison individuelle. Mais la ville a d’autres fonctions à assurer, de production, d’échanges, de services. L’intensité se mesure alors en cumulant toutes des utilités, qui ne sont pas les mêmes que celles de la campagne. Une comparaison directe est donc sans intérêt et peut même conduire à des contresens.
Ce sont des bilans, intégrant des services rendus et des consommations, qui permettent d’évaluer l’intensité atteinte dans l’usage d’un terrain. Ces bilans ne peuvent être arithmétiques, compte tenu de la diversité des dimensions à prendre en compte, mais ils reflètent la qualité d’ensemble d’un projet, qualité toujours aux multiples facettes à combiner intelligemment. Une tour, un lotissement, une maison isolée ne s’évaluent pas en densité, en paysage, en efficacité énergétique, en biodiversité, mais doivent l’être en fonction de l’intensité globale qu’ils offrent dans l’usage d’un terrain.
Courir plusieurs lièvres à la fois, conjuguer des objectifs apparemment lointains, croiser des cultures pour intensifier les usages de notre territoire, telles sont les pistes ainsi ouvertes pour un aménagement durable des villes, pour une construction des maisons satisfaisant à la fois leurs habitants et la planète. C’est une remise en cause de nos méthodes de travail, de nos organisations, de nos découpages. Ce n’est pas une montagne à soulever mais, comme le disait Keynes, « la difficulté n’est pas de comprendre des idées nouvelles mais d’échapper aux idées anciennes ».
Dominique Bidou