Jean-Benoît Vétillard est mordu de dessin, de perspectives et du travail bien fait. À l’heure du photoréalisme et de la 3D « facile », pourquoi la perspective et ses variations animent toujours autant certains architectes ? Petits rappels sur l’histoire de cet ancestral moyen de représentation et quelques éléments de réponse donnés par cet architecte formé à Rennes.
Portrait
De 2002 à 2007, Jean-Benoît Vétillard* (JBV) étudie à l’ENSA de Bretagne, passe chez les Nantais de Block Architectes, sillonne avec eux les rues de Tucson, Arizona, et comprend que l’architecture peut être une partie de plaisir et de liberté. parti à Venise servir des Spritz et préparer des sardines, il réussit à convaincre le collectif Salottobuono (maintenant à Milan) de l’intégrer momentanément dans l’équipe. Un an plus tard, de retour à Paris, il travaille chez Projectiles, s’occupe de la scénographie de l’exposition qui fit date : Archi & BD, La ville dessinée (Cité de l’architecture – Juin/2010 – Janvier/2011). Il retourne à Venise, tombe amoureux, redevient serveur, restaure des bateaux et hésite à tout lâcher pour devenir un Vénitien, tout simplement.
L’ambition architecturale le ramène pourtant dans la capitale française où il rencontre l’Atelier Ciguë qui l’envoie suivre le chantier de la boutique Isabelle Marant en Corée-du-Sud. Il apprend beaucoup chez eux, notamment à faire des maquettes avec autre chose que du carton. Enfin, en 2014, il décide de s’installer à Paris où il crée « Jean-Benoît Vétillard Architecture ».
Pendant toutes ces années de formation, JBV dessine pour lui-même et participe régulièrement à des concours d’idées afin de parfaire son trait et sa vision du monde qu’il aimerait partager avec « sa » clientèle. Parmi ses inspirations, peu d’architectes, à part celles et ceux chez qui il a œuvré, si ce n’est encore Didier Faustino pour sa manière de représenter les projets et sa propension à être un architecte sans échelle, les englobant toutes.
JVB est cependant plutôt attiré par le récit en images et quelques classiques de la littérature réaliste comme Balzac et son Grand œuvre La Comédie Humaine. Chez les écrivains contemporains, sa sensibilité le porte vers Haenel, Rolin, Toussaint. Du côté de la bande-dessinée, il a débuté avec Schuiten, et maintenant ses faveurs vont vers Nicklaus Regg, Yuichi Yokoyama, Jérôme Dubois, Sammy Stein, et tant d’autres de la maison d’éditions Matière dont il raffole de l’esthétique souvent minimaliste. Dans ce corpus de dessinateurs, Chris Ware et sa ligne claire y tiennent une place toute particulière, de même que Tor Brandt et Mai Li Bernard ou Sam Jacob.
Le lien entre toutes ces singularités n’est autre que cet engagement absolu dans un dessin où les motifs géométriques tels que les quadrillages, les trames, etc. se marient avec les aplats de couleurs vives, souvent pastel. Le tout semble vouloir brouiller les pistes entre la profondeur inhérente à la représentation en volume – la perspective – des espaces architecturés et l’obligation contractuelle de fournir des documents graphiques sur papier (en surface). Cette tension continuelle entre 3D et 2D est au cœur du protocole de conception-négociation-construction chez Jean-Benoît Vétillard Architecture.
Mais de quelles perspectives parlons-nous ?
Il est temps de se rappeler quelques définitions de « La perspective ».
De la perspective linéaire à l’axonométrique
Depuis Marcus Vitruvius Pollo, dit Vitruve (-80 à -15), et ses concepts** de « Ichnographhia » (« tracer avec la règle et le compas (…) le plan d’un édifice »), de « Orthographia » (« représenter l’élévation d’une des faces, avec les mêmes proportions que doit avoir l’ouvrage qu’on veut bâtir »), et de « scaenographia », (« montrer non seulement l’élévation d’une des faces, mais aussi le retour des côtés par le concours de toutes les lignes qui aboutissent à un centre », la perspective linéaire du bâtiment, pour aller vite.) l’architecture occidentale se serait toujours appuyée sur la géométrie. Vitruve en attribue l’origine au peintre grec Agatharchos (-460 à -420) qui aurait fait usage de la peinture de théâtre avec lignes de fuite et un point central unique ***.
À Pompéi, ou à Rome, quelques villas regorgent de fresques où des lignes tendent vers un point central (la maison d’Auguste) et/ou sont parallèles entre elles et forment comme des perspectives parallèles (Villa des Mystères, maison des Vettii). Cette décoration murale en trompe-l’œil très fréquente dans la Rome Impériale comporte quatre styles développés en un peu plus d’un siècle et demi (- 80 à +79 : éruption du Vésuve). Cette richesse retrouvée grâce aux fouilles, débutées au XVIIe siècle, donc après l’invention de la perspective conique à la Renaissance, indique à quel point aucune certitude existe quant à la détermination d’une date fétiche définitive pour cette manière de représenter le monde par l’art de la géométrie mathématique.
Depuis le XIXe siècle, plusieurs spécialistes de la chose « perspective », s’accordent sur la définition suivante : « la perspective est un art ou une technique de représentation en deux dimensions, sur une surface plane, des objets en trois dimensions tels qu’ils apparaissent vus à une certaine distance et dans une position donnée ». (cf. Larousse) En tant que perspective « mathématique », les historiens datent son apparition en 1425, avec l’invention empirique de la « Tavoletta prospectica » (panneau de bois avec œilleton,) par l’architecte florentin Filippo Brunelleschi (1377 – 1446), le traité théorique d’architecture (De re aedificatoria, 1443 – 1452) de Leon Battista Alberti (1404 – 1472), et celui qui fait la synthèse des deux précédents (texte et illustration), le Codex Magliabechianus (1465) d’Antonio Averlino, dit Filarète. Evidemment tout cela est de l’ordre du récit. Plusieurs voix se sont élevées contre cette hypothèse coordonnée devenue « tradition » et « loi » de la perspective dite « artificielle ».
La plus virulente réaction vint d’un chrétien orthodoxe russe, le théologien Pavel Alexandrovitch Florenski (1882 – 1937) ; dans ses propos La Perspective inversée remarquablement publiés par l’excellente maison d’éditions Allia (2013 puis 2021), il revisite l’histoire de la perspective dans la peinture occidentale, puis vante les mérites de la peinture « organique » (perspective inversée) des icônes orthodoxes, et enfin se perd dans une propagande spirituelle très autoritaire. Dommage car l’analyse critique de la perspective mathématique aurait suffi, pas besoin d’y opposer une dictature de la pensée plus dogmatique que celle critiquée !
Le cubisme, mouvement moderne par excellence, se sera amusé à rompre avec la profondeur en ramenant toutes les vues sur un même plan : la peinture = plusieurs couches de couleurs sur une surface plane ! L’abstraction picturale des compatriotes de Florenski – Malévitch et Kandinsky – aura eu raison de plus de 500 ans de continuité picturale figurative basée sur les règles de la perspective conique.
Sous l’influence du néerlandais Théo Van Doesburg, avec son mouvement De Stijl et son idéal : « Réunir la société, l’industrie et les sciences », le Bauhaus utilisera la perspective axonométrique isométrique, déjà en vigueur dans le milieu industriel depuis les années 1850 (et rendue familière, en France, par Auguste Choisy dans son classique Histoire de l’architecture, 1899). Van Doesburg décide d’utiliser la perspective axonométrique pour dessiner ses projets car elle ne ment pas sur les dimensions ; elle permet aux constructeurs de comprendre facilement la rationalisation des cubes à enchevêtrer ou simplement d’élever un cube dans sa parure la plus cristalline. Une vue en axonométrie opère une rupture assumée avec la priorité donnée à la façade souvent privilégiée par les vues à point de fuite central.
Cependant, depuis la fin du XXe siècle, le post-modernisme a mélangé tous ces attributs. Avec l’apparition des logiciels 3D, il est aisé de manipuler n’importe quel volume. N’en demeure pas moins que le plan de travail de ces derniers a pour base un plan horizontal avec trois axes X-Y-Z.
Fort de toute cette histoire, Jean-Benoît Vétillard est allé vérifier en Italie et ailleurs toutes ces inventions d’outils et de systèmes de représentations (de la perspective linéaire à l’axonométrique, inversée, en passant par l’atmosphérique). Néanmoins il a décidé de montrer en axonométrie la plupart des plans qu’il conçoit.
Il en parle ainsi :
« L’axonométrie est l’inverse de la perspective conique, elle a cette capacité en une image de raconter l’espace, d’être dans une émotion qui permet à la personne qui construit de fabriquer ; je trouve que c’est un outil de synthèse qui parle autant au regardeur, à la maîtrise d’ouvrage qu’aux artisans qui manufacturent les objets et les volumes. Les charpentiers, par exemple, celles et ceux qui ont reçu une formation, utilisent les axonométries comme outil de visualisation ».
Cette ligne de fuite devient le programme-création de toute l’entreprise architecturale de JBV. Le dessin initial s’affirme comme l’élément déterminant du projet. Le dessin reste plus fort que tout !
Axonométrie pompier, militaire, à la chinoise, cavalière, inversée, isométrique, dimétrique, trimétrique, l’ensemble des angles sont utiles à la projection du projet, et chaque plan engendré par ce système constitue une surface prête à recevoir une couleur différente (ou pas) ; celle-ci devient une valeur propre à hiérarchiser les hauteurs et qualifier les volumes selon leur emplacement.
JBV en dit ceci : « le dessin par perspective axonométrique a pour vertu de donner à la matière une certaine abstraction ; elle permet au spectateur d’être acteur de l’image, donc de son projet. Comme le dit Godard ou Duchamp, il faut être deux pour faire une image ». Il rajoute : « les images – les axonométries – sont autonomes et cela me donne la motivation chaque matin, avec mon équipe, de me dire, tient en fin de journée nous aurons réalisé un projet ».
La réalisation dans le moindre détail
Grâce à ce modus operandi où le dessin, sous forme d’axonométrie isométrique, devient « non monnayable » et les maquettes au 1/50e (voir 1/10e pour la scénographie) viennent en appui pédagogique pour la compréhension globale du projet, Jean-Benoît Vétillard s’emploie à réaliser à la lettre l’espace construit selon le document graphique valant pour preuve. À y regarder de près, notamment le projet Gambetta (2016), les finitions apportées sur la bibliothèque en métal, la cuisine en bois, les salles de bains en carrelage, et le soin apporté aux sols et murs, tout porte à penser que cette méthode de travail entre les différents corps d’état fonctionne.
Un autre projet sert de belle démonstration, la réhabilitation d’un appartement SSSD (2022). Une histoire en images (Rodolphe Töpffer n’est pas loin) se transforme en récit perspectif au service de la compréhension du projet. Nous y voyons deux personnages assis, au premier plan, en bas à droite de l’« Historia » (selon Alberti, littéralement l’histoire mais pas la discipline universitaire, plutôt le récit ou la narration à l’œuvre dans le « quadrilatère » choisi par l’artiste). Dans cette suite d’images, les différentes étapes de la conception-réalisation servent de mode d’emploi pour les futurs artisans mais surtout aux clients. Le bois, matériau récurrent chez JBVA, jumelé à l’optimisation des espaces et la gestion des circulations, tous ces éléments architectoniques dessinent une esthétique singulière.
Une autre maison construite – la Maison Nana (2022) – incarne à merveille les objectifs, les enjeux, et les perspectives de l’architecture produite par Jean-Benoît Vétillard Architecture. La partition avant la construction, à savoir les dessins en perspective – ici en point de fuite unique et central, à la mode trompe-l’œil pompéien – incarne la structure du bâti et explique comment chaque pièce de la maison s’articule avec sa voisine. Les différentes couleurs indiquent le choix des matériaux pour chaque volume. Une fois l’habitation construite, la force du dessin a été remplacée par la qualité d’assemblage des parois en contreplaqué et par la fluidité des circulations. L’atrium évoque encore une certaine idée de la villa romaine.
La grande force de JVBA est de rester à l’échelle du domestique et de tenir à distance certains nuisibles du BTP (les promoteurs, les intermédiaires publics et privés plus mauvais les uns que les autres, on en passe, etc.)
D’une certaine manière, JBVA réussit à marier l’antienne des architectes, depuis Brunelleschi au Quattrocento, à savoir, l’art d’édifier est un savant mélange de représentations de l’architecture, de mises en volumes de ces dernières, grâce aux talents conjugués du maître d’œuvre, d’artisans aux savoir-faire déterminants et à l’écoute de l’avant-garde architecturale, le tout dans l’intérêt des futurs usagers, à savoir les clients.
Comme dit l’adage : pas de bonne architecture sans bon client. Alors vive l’art de la perspective, du dessin et des savoir-faire des artisans. Et vive les clients !
Christophe Le Gac
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* https://www.jeanbenoitvetillard.com/projets/
** Vitruve, Les dix livres d’architecture, coll. Bibliotheca, éditions Errance & Picard, 2017 (vers -15).
*** À lire pour en savoir davantage sur cette histoire : Pierre Gros, Vitruve et la tradition des traités d’architecture : Fabrica et ratiocinatio. Nouvelle édition. Collection de l’Ecole française de Rome 366, 2006 (en ligne 2013).