Élargissant son enquête de longue haleine sur l’architecture en tant que paysage, la photographe Erieta Attali concentre notre attention sur une entreprise sociotechnique particulière : l’acte de jeter des ponts. Méditation sur la face cachée de la photographie.
Alors que les figures humaines sont ostensiblement absentes de ses photographies, l’affirmation du social est inhérente, émergeant du fait que, plus que de simples objets techniques, les ponts sont des infrastructures qui soutiennent et sont soutenues par des accords sociaux et géopolitiques. Dans des moments comme ceux que nous vivons en 2022, où aucune de ces convergences n’est acquise, un pont est un témoignage extraordinaire de l’importance durable des alliances sociales.
Photographe de mégastructures implantées dans des paysages, Erieta Attali a toujours révélé les effets esthétiques de l’engagement ou de l’abandon socio-technique (voir par exemple ses précédents travaux sur les mines et les complexes industriels). Ces effets sont photographiquement mis en scène à travers son inversion du contenu et du contexte, qui met en lumière les conséquences intentionnelles et involontaires du contrat socio-technique (ou de son absence), dans des cadres qui dépassent de loin l’objectif conventionnel de la photographie d’architecture.
Cependant, comme le montrent les photographies de cette série, l’acte de jeter un pont est également source de multiples formes d’enchevêtrement : « l’émulsification » d’infrastructure et de paysage, de technique et de φύσις (nature), et de conditions environnementales disparates qui étaient auparavant séparées par un obstacle ou un gouffre.
La présence d’un pont crée un nouveau sens de l’emplacement, un nouveau topos qui échappe à la polarisation. Plus un pont se mêle à son environnement naturel et artificiel, plus il est probable qu’il perdurera et que la séparation deviendra impensable. Les photographies d’Erieta Attali montrent non seulement comment ces nouveaux objets affectent le paysage, mais aussi comment ils deviennent eux-mêmes des « objets frontières », créant un nouveau paysage et un domaine de possibilités autour d’eux.
Certaines de ces photographies attirent notre attention sur les ponts de longue portée en tant qu’efforts d’une capacité tectonique remarquable. Dans cette série, le spectateur peut s’émerveiller de l’économie de moyens inhérente au pont ultramoderne de Marc Mimram à Linz, ou de l’imbrication infrastructurelle et architecturale du pont de Kisho Kurosawa à La Défense à Paris.
Mais comme les citoyens du monde le savent trop bien, il n’est nul besoin de traverser les océans pour rencontrer le royaume de l’altérité. Le rapprochement, qu’il soit symbolique, purificateur ou contre toute attente, se produit souvent sur de courtes périodes. Les passerelles de Kengo Kuma à Yusuhara ou de Marc Mimram à Paris rappellent que jeter un pont est un acte subtil mais non moins puissant.
L’acier inoxydable, l’eau, le bois, les arbustes, les cieux, les immeubles de grande hauteur, les racines, les câbles de traction et les reflets de verre sont enchevêtrés dans les photographies d’Erieta Attali. Le tout compose un langage photographique caractéristique qu’elle a appris à maîtriser au cours d’une recherche de plus de trente ans commencée avec l’archéologie et étendue aux agglomérats postindustriels. Son tropisme exprime le silence volontaire de la modernité architecturale, analogue aux épiphanies inspirées par les pièces sonores de John Cage qui assourdissent l’objet central pour transmuter l’environnement.
Les photographies d’Erieta Attali nous situent, nous les spectateurs, parfois à distance du pont focal, parfois à proximité ou en dessous de celui-ci. Les ponts émergent dans différentes conditions d’éclairage et sous différents angles et perspectives. Le spectateur assume un mouvement en zigzag, se concentrant d’avant en arrière et errant sur le côté, comportement qui ne traduit en rien le travail caché de la photographe.
Erieta Attali a parcouru des milliers de kilomètres afin que nous puissions nous immerger dans cette expérience magnifiée de la méditation sur le pont. En tant que brodeuse ambulante, elle a parcouru le monde, cousant et réconciliant la surface inégale de la carte, mêlant son expérience incarnée à ses multiples appareils photographiques.
Reliant à travers la photographie les pages de l’histoire, offrant à lire ces nouveaux paysages au moment où elle les crée, Erieta Attali matérialise la structure autosuffisante que nos esprits traversent, momentanément détachés de la surface de la terre, glissant d’un pont à l’autre.
Jilly Traganou
Professor of Architecture and Urbanism
The New School
Toutes les chroniques-photos d’Erieta Attali