L’agence Constellations Studio a accompagné les étudiants de l’école de mode Casa 93 afin de réaliser la scénographie de leur défilé de fin d’études, le tout dernier de la Fashion Week qui s’est tenue à Paris au Palais de Tokyo du 26 septembre au mardi 4 octobre 2022. Agitation vertueuse ou prise de tête ? Journal d’une jeune architecte.
Lors de ma dernière chronique*, j’étais inspirée et j’ai pris le temps d’écrire sur la condition, la vie d’autres architectes : les jeunes architectes libanais. Ce sujet venait du cœur, des tripes et le temps passé à écrire fut d’un plaisir rare. Ce mois-ci je me retrouve début octobre fatiguée, lessivée, mon vernis écaillé au bout des doigts.
Que s’est-il passé ces derniers temps dans ma vie de jeune architecte ? Quelles questions je me suis posée ? À quelles problématiques me suis-je confrontée ? Quelles thématiques vécues pourraient parler à d’autres ? En vérité, je me rends compte que je n’ai pas eu le temps de faire place à la réflexion ou à l’introspection.
À la rentrée, le retour à la réalité semble souvent compliqué : avalanches de mails, reprises des chantiers, faire le bilan… un moment, le même chaque année, qu’il faut cependant attaquer à chaque fois avec bravoure.
Vouloir tout faire
D’un clic apparaît mon calendrier du mois dernier où se mélangent les couleurs, celles des rendez-vous clients, des sessions de travail partagées, des réunions agences, des dîners, des petits-déjeuners, des anniversaires… Le privé et le professionnel se mêlent, s’entremêlent, se chevauchent et je me dis que ce mois a été effectivement bien tartiné de jolies couleurs.
Surmenée pour autant ? Non ! Je regarde ce calendrier avec une sorte de fierté étrange : « oh je n’ai pas chômé ! ». Est-ce une condition partagée par d’autres jeunes architectes ?
Une vie à 124 bpm est garante d’une vie palpitante qui ne laisse pas de place au vide. Mais est-ce vraiment un choix ou est-ce la résultante d’une société qui nous dit que la réussite passe par le travail acharné ?
La start-up nation contamine-t-elle aussi les jeunes architectes ? Ceux qui veulent tout faire : une agence qui marche, des projets intéressants, de la reconnaissance, des nuits endiablées, des vacances de folie et tout ça en restant écolo…
Alors devons-nous résister en respirant, en prenant le temps de souffler, en définissant les contours d’une réussite basée sur d’autres critères ou bien devons-nous profiter de ce feu, puits d’énergie frénétique, tant qu’il brûle en nous face à toutes les propositions et types de projets, aussi farfelus soit-il ?
Diversifier choix ou besoin
Monter son agence demande du temps, de l’énergie, et représente une forte charge mentale. À l’agence nous avons tout type de projets, cela est une forme de choix ; c’est aussi et surtout la suite logique d’une croissance qui a démarré par de petits projets et qui tend aujourd’hui vers des échelles et des budgets plus importants.
Cette situation crée une riche pluralité mais, également, une multiplicité schizophrénique ne permettant pas de systématiser ses réflexions et les processus d’agence. Plus de vingt projets, allant de l’appartement à l’extension, à la surélévation, à la réhabilitation, le tout dans huit régions françaises différentes, avec des budgets tout aussi divers… Tout projet représente une opportunité, une référence que nous n’avons pas, une rencontre importante, des contraintes techniques nouvelles où nous allons apprendre, etc. Alors nous avons dit oui, nous disons oui à beaucoup de choses. Que d’énergie faut-il ! D’autant plus que pour réussir des choses nouvelles dès la première fois, les efforts sont souvent dépensés sans compter.
Cela se calme-t-il un jour ? Avec l’expérience fait-on des choix différents ? Le choix d’une tranquillité ? De laisser plus de place à la vie d’à côté sans la laisser se brouiller avec toutes les autres couleurs de nos calendriers ?
Une agitation vertueuse
Finalement l’envie de tout faire et tout vivre s’étend au-delà des projets et se retrouve dans la diversité des activités qui nourrissent l’architecte en dehors de l’agence. Pour moi durant cette rentrée, j’aurais cumulé l’agence avec : écrire ces chroniques, débuter l’enseignement, développer des workshops à l’étranger, intégrer un incubateur d’architectes, etc.
Est-il possible de bien faire les choses dans ce type de conjoncture ? La démultiplication des centres d’intérêt ne mène-t-elle pas à la dispersion ?
J’aimerais illustrer mon propos avec l’événement vécu cette semaine à l’agence qui me semble être un bel exemple de l’importance de faire parfois sans trop calculer.
Nous avons accompagné ces trois derniers mois les étudiants de l’école de mode Casa 93 afin de réaliser la scénographie de leur défilé de fin d’études, le tout dernier de la Fashion Week qui s’est tenue à Paris au Palais de Tokyo du 26 septembre au mardi 4 octobre 2022.
Ce projet sur le papier était une très mauvaise idée : déjà nous ne sommes pas scénographes, le timing de création était très court, le budget quasi inexistant, une référence pour l’agence pas forcément indispensable, les étudiants ayant quant à eux de grandes ambitions très peu réalistes…
J’ai pourtant écouté la petite étincelle qui vient des tripes plutôt que du cerveau, trouvé un montage en proposant des heures « d’enseignement » pour accompagner les étudiants dans leur processus de création. En deux jours l’aventure débutait.
Évidemment le temps investi a dépassé les honoraires prévus, évidemment ce projet a pris une place considérable dans ma tête… Conclusion, cette collaboration a été d’une richesse incroyable et imprévisible : le temps court aura été hyper stimulant et rafraîchissant pour l’agence, les étudiants de Casa 93 et de l’ENSCI avec qui nous avons coréalisé cette création ont été d’une énergie et créativité fabuleuses, nous avons appris à collaborer avec des designers et découvert la synergie fantastique qu’il en a résulté et se poursuivra prochainement en de nouveaux projets c’est certain !
Un autre effet inattendu a été l’engouement autour du projet ; nous architectes oublions parfois que notre cœur de métier n’est pas toujours accessible au grand public. Mais là, il était question de mode+fashion-week+palaisdetokyo. Cela n’a pas manqué ! Après le défilé, les messages pleuvaient en cascade sur nos réseaux, les articles ont fleuri : Madame Figaro, Le Parisien, etc. Les amis et collègues croisés depuis l’évènement me parlent presque tous de cette scénographie avec de grands BRAVOS !
Jamais je n’aurais imaginé ! Après les deux nuits très courtes pour le montage de la scénographie, je prends aujourd’hui tout compliment avec joie, même si je m’interroge sur l’absurdité d’être finalement plus valorisée pour une scénographie conçue et réalisée en trois mois que pour des projets architecturaux tellement plus complexes et chronophages.
Ce projet, au départ une apparente folie sans intérêt particulier pour l’agence autre que l’envie de le faire, s’est transformée en une belle opération riche en contacts, en références et en expérience.
Alors jeunes architectes, n’hésitez jamais : faites ! Dès que le cœur vous en dit, que la passion de la conception vous donne des fourmis dans les doigts de pieds, sautez, n’ayez pas peur !
Multipliez vos expériences, vivez fort, vibrez fort les commandes et l’équilibre arrivera. La fatigue et l’agitation aussi, certes.
Estelle Poisson
Architecte — Constellations Studio
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