L’exigence de Baas arquitectura se situe dans la continuité de l’architecture catalane. L’architecture bien avant d’être un lieu habité est la création de l’espace public. Retour avec Jordi Badia sur la place de l’architecture dans la ville.
Chroniques – Vous avez intitulé vos conférences en France «je ne veux pas être moderne», qu’entendez-vous par là ?
Jordi Badia – Les architectes français sont très revendicatifs sur la notion de modernité. Ils ont besoin de manifester constamment la modernité. J’avais à ce moment-là (en 2014 – ndlr) la sensation que les choses avaient changé dans l’opinion publique, notamment chez les jeunes. Cette revendication de la modernité – mouvement moderne, avant-garde, etc. – n’avait plus lieu d’être, l’histoire n’intéresse plus personne, et ce titre se voulait un peu polémique.
Au fond, cela ne veut pas dire que je ne veux pas être moderne. Je crois que l’architecture se doit d’être le reflet de la société dans laquelle nous vivons. Le concept de modernité est différent de celui issu du XIXe siècle. Les gens aujourd’hui se revendiquent d’autres valeurs, une attention au développement durable et à l’existant par exemple, différente de celles des générations précédentes. Les gens préfèrent se promener dans les centres urbains européens, traditionnels si possible, avec des commerces de proximité, des terrasses, des activités dans l’espace public, plutôt que d’être en périphérie des villes.
Ce confort de la ville, de la rue, de l’espace public, que l’on associe à la ville traditionnelle européenne, nous devons, premièrement, le préserver et, deuxièmement, le reproduire dans les périphéries. Ce qui nous intéresse est de voir comment notre architecture peut améliorer les conditions de l’espace public, et donc faire ville, plutôt que penser le bâti pour lui-même, ce qui a peu d’intérêt.
Nous pensons toujours ce que nous réalisons à 100 ans. Nous réfléchissons à la perception de celui-ci d’ici un siècle, pas pour maintenant. C’est une bonne manière de faire projet. Le plus important dans le projet vient quand il est terminé, quand en passant dans la rue, les gens se retournent et se demandent «ce bâtiment, il a toujours été ici ?». Quand ce doute est là, c’est que le bâti est à sa place, comme une pièce de puzzle. Nous cherchons toujours à ce que le collectif prime sur l’individuel : le collectif, c’est la ville, et le particulier, le bâtiment. Les intérêts collectifs, les gens qui vont utiliser cet espace public, cette rue où ils vont passer, est plus important que les intérêts particuliers du promoteur, qui lui peut changer.
C’est pour cela que vous dites que la façade appartient à l’espace public ?
Oui, et je le dis également à mes étudiants. La façade appartient à la rue, elle n’appartient pas au bâtiment. Cette idée du fonctionnalisme, que la façade doit refléter l’intérieur, son activité, n’a plus beaucoup d’intérêt. Le fonctionnalisme est un peu absurde. Parmi nos réalisations, certaines ont déjà changé d’usage.
Il faut projeter des bâtiments qui sont capables de fonctionner par-delà les usages. L’architecture doit permettre une polyvalence d’utilisation. Si l’on pense la façade depuis ce point de vue, il est plus intéressant de construire un lieu public, un espace public de la rue et de la place, plutôt qu’expliquer ce qui se passe à l’intérieur, qui peut changer.
Ce qui m’intéresse le plus dans la ville traditionnelle, c’est sa répétition. C’est agréable de se promener dans l’Ensanche de Barcelone, la majorité des façades sont similaires, même ton, même balcon, même fenêtre. Cette homogénéité permet la construction d’un scénario agréable depuis la rue. Si chaque projet de chaque architecte est construit avec des matériaux différents, avec une expressivité différente, nous n’obtiendrons pas de qualité de l’espace. Sur la Plaza Reale de Barcelone, il y a différents immeubles de logement, mais la façade est commune, toujours la même, pensée depuis l’espace public et non depuis le logement.
Le plus important est que l’espace sur lequel on construit soit meilleur quand il est terminé, simplement cela. La continuité urbaine est importante, penser le rôle de chaque édifice dans leur lieu, c’est pour cela que le dessin du bâtiment, en particulier sa façade, ses matériaux, ses couleurs ont à voir avec des valeurs concrètes, celles du lieu, et il faut essayer de les continuer.
Lorsque nous avons travaillé en Pologne à Katowice, nous avons tenté de respecter ces valeurs. Quand nous sommes arrivés dans cette rue, nous en avons découvert – de mon point de vue – le charme. La majorité des bâtiments sont construits avec une brique foncée, en raison des mines de charbon. L’ancien bâtiment, dans les bases du concours pour l’université, devait être détruit. Nous avons décidé de le maintenir comme la première pierre du nouveau, celui qui le supporte en plus.
Dans l’absolu, nous n’avons pas renoncé à ce que la forme de l’édifice soit puissante, qu’elle soit autonome, mais nous croyons que cela peut se faire tout en maintenant une certaine continuité dans l’espace urbain. L’objectif de notre bâtiment était de continuer ces éléments qui m’ont fasciné dès le premier jour ; la forme du bâtiment, les matériaux sont les mêmes que le reste de la rue. Nous avons poussé jusqu’au bout ce raisonnement de la continuité, le bâtiment n’est pas un point de rupture, une fissure. Je ne pense pas en faisant cela que nous renoncions à quoique ce soit, qu’il s’agisse des qualités spatiales, de l’émotion ou de la surprise.
Niemeyer disait que l’architecture est à la fois surprise et émotion. Pour être ému par un espace, premièrement, il doit surprendre. Nous ne renonçons pas non plus à cette surprise. Nous jouons avec cette ligne très fine d’être les garants de la continuité de la ville, tout en étant explosif dans la forme, une fois à l’intérieur de celui-ci. Nous cherchons une architecture de qualité, meilleure.
Même approche sur un projet pourtant très différent comme le funérarium de Léon ?
Ce concours avait un problème, personne ne voulait avoir un funérarium devant chez lui. A chaque essai, on changeait de terrain, mais avec le même problème, l’opposition vicinale. Nous avons gagné le concours, et nous avons réussi à ce que les prix des logements qui sont en face du funérarium soient plus élevés que ceux des rues voisines.
En plus de travailler sur l’espace public, nous avons travaillé sur le sens et les valeurs. Dans ce contexte, l’architecture, les formes, les matériaux, les couleurs ont un sens et il faut en jouer correctement. Il fallait enterrer le funérarium, ce qui est en soi déjà un symbole. Pour arriver dans le bâtiment, il faut descendre peu à peu, ce qui prédispose au sentiment de tristesse du moment tandis que le toit d’eau reflétant le ciel apporte une dimension symbolique au projet.
L’intérieur du bâtiment est un espace chaleureux, revêtu entièrement de bois et complètement ouvert sur l’extérieur. Habituellement, les funérariums sont des bâtiments fermés afin de maintenir l’intimité. Mais en enterrant le bâtiment, nous pouvions nous permettre des fenêtres très généreuses. Cette surprise de trouver un bâtiment enterré avec une grande luminosité nous paraissait convenir au projet.
Notre architecture part de la réflexion sur le lieu, la manière de s’implanter dépend de cette analyse. En Pologne, nous avons cherché la continuité des matériaux, à Léon, nous avons cherché à nous cacher parce que cela convenait mieux à l’environnement naturel du lieu. Chaque lieu demande une stratégie différente, mais avec un point commun, le collectif, toujours. La ville est le point de départ du reste.
Propos recueillis par Julie Roland