J’ai fait la connaissance d’Anaïs, qui se considère comme une jeune architecte. Nous n’exerçons pourtant pas exactement le même métier. Son titre, à rallonge, le voici : « Chargée de mission à l’appui technique pour l’émergence des opérations d’investissement des collectivités territoriales ». Elle travaille donc côté maîtrise d’ouvrage, « de l’autre côté ». Pour autant, ayant fait des études d’architecture, elle se sent architecte. Rencontre.
« Tomber » en maîtrise d’ouvrage
Nous nous sommes croisées en Guyane et avons vite commencé à débattre des contours de notre métier. Souvent, nos points de vue se rejoignent, pas toujours cependant. Je me suis dit qu’Anaïs a une vision singulière de notre métier, une vision qui gagne à être connue.
Après avoir obtenu son diplôme en architecture, Anaïs a poursuivi avec un master en urbanisme. Elle est entrée en agence et s’est vite ennuyée ; le travail de dessinatrice ne l’amusait pas, alors pourquoi ne pas essayer autre chose ? Elle a répondu à une annonce pour un poste de chargée d’opération dans une petite commune. Elle m’avoue aujourd’hui qu’elle ne savait même pas exactement en quoi consistait ce poste.
C’est ainsi que l’aventure a commencé pour elle, par un hasard heureux ; elle en est ravie. Elle me décrit sa fierté de tenir une position d’architecte dans un monde de non-architectes. Sortir du milieu fermé des agences lui a permis de prendre conscience de nos compétences et de notre plus-value. Elle raconte que sa parole est écoutée, valorisée et, finalement, souvent mieux rémunérée !
Pourtant, dans le regard de certains architectes, ce volet de notre métier est presque mal vu. Anaïs raconte une rencontre avec un de ses anciens enseignants : « Oui, maintenant je suis en maîtrise d’ouvrage ». « Ah… et tu comptes continuer ? ». Moi-même, j’ai déjà entendu des remarques similaires, à propos d’une ancienne collègue travaillant désormais en mairie : « Mais quel dommage ! » Pourquoi sommes-nous si sévères envers cette pratique ? Pourquoi cette vision si négative ? Pourquoi sommes-nous obsédés par la conception alors même qu’elle est loin de représenter l’intégralité du travail en agence ?
Parler ensemble le langage de l’architecture
D’ailleurs, Anaïs me rappelle combien il est précieux pour notre profession de trouver des architectes dans les deux camps. Elle m’explique que, pour parler d’architecture, il faut des architectes de part et d’autre. Elle assiste régulièrement à des réunions de restitution où elle constate que le discours des architectes est souvent simplifié ; les débats portent rarement sur les questions centrales de spatialité et de qualité architecturale. C’est vrai, nous vulgarisons parfois beaucoup, et appuyons notre propos sur le respect programmatique ou la qualité d’usage, alors que la qualité architecturale, bien qu’essentielle, reste confinée au sein de l’agence. Nous l’effaçons parfois volontairement de nos présentations, de peur qu’elle paraisse superflue.
Anaïs voit tout cela et est consciente des avantages de la qualité architecturale d’un bâtiment. En commission, elle sait défendre des partis pris architecturaux et essaie toujours d’empêcher que les lots architecturaux soient sabordés sous prétexte qu’ils s’insèrent difficilement dans un tableau Excel. Elle me raconte même s’être opposée, un jour, à un architecte dont le projet était si fonctionnel que la qualité architecturale en devenait médiocre. Un face-à-face entre architectes ne permet-il pas de remettre l’architecture au cœur des débats et d’élever le niveau des échanges ?
Valoriser la pluralité des métiers d’architecte
Nous nous sommes amusées à comparer nos missions respectives. Dans mon quotidien de cheffe d’agence, je gère la finance, les RH, la prospection, l’administration, la facturation, le montage de groupement, la conception, le suivi de chantier… Finalement, Anaïs fait toutes ces tâches mais à une autre échelle ; la seule qu’elle ne réalise pas, c’est la conception spatiale du projet. Cependant, elle en exerce une autre forme : la programmatique et le montage d’opération, n’est-ce pas une forme de conception ?
Alors, ne devrions-nous pas élargir notre vision de la profession ? L’Ordre des Architectes annonce vouloir diversifier les pratiques architecturales. Qu’attendons-nous ? Comment reconnaître ces diplômés en architecture qui accomplissent des missions essentielles pour nous et peuvent aider la profession dans son ensemble, sans craindre de perdre notre légitimité de concepteurs ?
J’ai demandé à Anaïs où l’on retrouve les architectes dans la fonction publique : conservation du patrimoine, DAC, direction des DEAL, CAUE, AUE, services techniques internes… Tant d’acronymes « barbares » qui nous amènent à réfléchir à la diversité des débouchés de la formation en architecture.
Pour une meilleure formation des futurs architectes
Si nous voulons diversifier nos pratiques, nous devons monter en compétences sur des volets techniques tels que la gestion financière et administrative complexe, des domaines où nous, architectes, avons parfois des lacunes car ce sont des tâches que l’on n’apprend que peu, voire mal, à effectuer. Comment faire pour que ces métiers soient mieux valorisés auprès des jeunes architectes, et mieux enseignés ?
Ne devrions-nous pas intégrer des modules spécialisés en école d’architecture ou créer un post-master pour préparer à ces métiers de la maîtrise d’ouvrage ? Nous avons d’ailleurs passé 15 minutes avec Anaïs à tenter de définir précisément ce terme, qui ne semble pas toujours approprié ; dans ces métiers, tout le monde ne fait pas de maîtrise d’ouvrage.
Qui porte vraiment le projet ?
Durant nos études, nous avons la chance de choisir nos sujets, nos sites et parfois même nos thématiques. Le projet découle souvent d’une analyse urbaine et sociologique globale, où la cohérence est de mise. Pourtant, parfois, le programme qui finit entre les mains des maîtres d’œuvre est incomplet, voire défaillant.
Les architectes se retrouvent donc souvent à devoir questionner ces programmes et à s’opposer de facto à la maîtrise d’ouvrage. À raison : les surfaces sont rarement correctes, les enjeux urbains inexistants, les limites non traitées. Mais cela soulève plusieurs problèmes : d’abord, les maîtres d’œuvre ne sont en aucun cas rémunérés pour cette analyse. Certains diront qu’il s’agit d’une réflexion inhérente à l’établissement d’un avant-projet mais, en réalité, c’est surtout le signe d’une mauvaise définition des besoins en amont. D’un autre côté, cette remise en question est parfois mal perçue par la maîtrise d’ouvrage, qui travaille elle aussi depuis longtemps sur le projet et supporte son lot de contraintes. La mécompréhension des enjeux propres à chaque posture peut donc cristalliser une opposition frontale entre les deux parties qui, pourtant, partagent un objectif commun : voir le projet se concrétiser.
Autant de raisons pour lesquelles les architectes doivent se saisir des questionnements de la fabrique du projet en amont de leur mission de maîtrise d’œuvre. Cette discussion entre jeunes architectes offre la perspective d’un avenir où nous parlerons tous le même langage pour produire des architectures de meilleure qualité.
Estelle PoissonArchitecte — Constellations Studio
Anaïs Pellefigue – Chargée de mission à l’appui technique pour l’émergence des opérations d’investissements des collectivités territoriales
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