J’écris la chronique de ce mois-ci depuis un avion au-dessus de l’Atlantique, 8h30 de vol entre la métropole et la Guyane française. J’accompagne 17 étudiants de Master de l’ENSA Paris – Val de Seine pour un voyage d’études et, assise sur mon siège un peu trop serré, je réfléchis à l’avenir de ce type de déplacement. Pouvons-nous encore partir si loin et si nombreux ?
Apprendre du réel
J’ai la chance d’enseigner l’architecture avec Hervé Dubois, ancien architecte-conseil de Guyane. Ce fut mon professeur de diplôme, il y a plusieurs années maintenant, et c’est grâce à lui que j’ai découvert ce bout de France enraciné en Amérique Latine. Quelle découverte : le climat, les enjeux sociaux, l’explosion démographique, l’autoconstruction, la complexité des normes, l’acheminement des matériaux, etc.
Apprendre à faire projet sur ce territoire a été pour moi d’une richesse sans pareille. Je vois qu’aujourd’hui il en est de même pour les étudiants que j’accompagne désormais. Après à peine un mois d’analyse, il s’agit de leur toute première immersion en Guyane. Pour beaucoup, il s’agit même de leur toute première expérience si loin de notre continent et de nos enjeux occidentaux.
Lors de leur première journée, ils ont rencontré différents acteurs de la fabrique du projet : EPFAG, DCJS, CTG etc. Que d’acronymes barbares pour un jeune architecte mais c’est enfin la réalité de leur futur métier à laquelle ils sont confrontés ! Dans l’échange qu’on pourrait penser formel ou procédurier avec ces institutions, il n’y a pour autant pas de questions bêtes posées par l’étudiant ; l’intérêt et l’investissement sont total des deux côtés de la table. Les intervenants locaux sont à l’écoute face à l’ouverture des jeunes et tout le monde se donne envie : envie de faire, de penser, de réinventer.
À l’issue de ces premières rencontres, un étudiant s’étonnera des avis divergents des acteurs autour de problématiques intrinsèques au territoire. Quelle richesse pour le groupe de comprendre à cet instant la complexité des jeux d’acteurs, les compromis à faire (ou non) en tant qu’architecte… Il n’y a pas de bonnes réponses, c’est à eux d’adopter une posture, de l’incarner pour pouvoir convaincre.
Cette réalité est, à mon sens, ce qu’il est difficile à transmettre en tant qu’enseignant lorsque l’on reste dans une salle de classe. Par cette confrontation au réel, par ces échanges pluriels, les étudiants se forgent et s’autonomisent. Ils saisissent les prémices des enjeux du projet architectural qui va bien au-delà de notre unique discipline. Il faut être agile, prendre du recul, adopter un regard critique, s’adapter à ses différents interlocuteurs tout en ne perdant jamais sa vision et sa posture d’architecte. N’est-ce pas là l’enjeu de l’enseignement du Master ?
Quelles conditions incroyables pour ces jeunes de rentrer en friction avec un environnement réel et quel plaisir en tant qu’enseignant de les faire sortir de leur zone de confort ! Mais je connais d’autres groupes/projets développant ce type de rencontre entre élus/étudiants dans des localités de l’Hexagone, alors faut-il aller si loin ?
La découverte d’un territoire complexe
La Guyane est ancrée dans des schémas métropolitains pourtant éloignés de la réalité du territoire : climat tropical, multiculturalisme, histoire coloniale, crise économique et enjeu démographique. Peut-on construire comme dans l’Hexagone ? Ce contexte si particulier est parfois criant d’absurdité : tiraillée entre des normes adaptées à la métropole et un manque de la souplesse pourtant nécessaire pour pouvoir innover localement, la Guyane a besoin d’inventer ses propres règles du jeu !
Concevoir face à tant de contraintes n’est pas simple et parfois être jeune aide à s’extraire d’une forme de pensée exécutante ! Être jeune et rêveur, avoir la tête libre et inventive pour développer des projets qui ne veulent pas révolutionner toutes les problématiques architecturales guyanaises mais qui sont résolument engagés pour faire bouger les lignes de la pensée locale ou pour repenser l’adaptation de nos schémas territoriaux métropolitains. Voilà ce que recherchent les institutions locales en invitant et finançant la venue d’étudiants pour travailler sur ce territoire.
L’absence d’école d’architecture locale
La Guyane n’a pas d’école d’architecture, alors pour se former les jeunes Guyanais doivent aujourd’hui partir. Face au besoin de têtes pensantes sur ce territoire, que faire ? Si les jeunes Guyanais s’en vont, vont-ils revenir ? Et sauront-ils construire sur leur propre territoire si personne ne leur apprend l’architecture en métropole ?
Jusqu’alors le postulat était de créer ces semestres de travail pour faire découvrir ces problématiques guyanaises et de créer, on l’espère, des vocations ; des jeunes prêts à revenir, à se saisir des 12 000 logements à construire dans les quatre prochaines années, à développer des filières locales, à s’engager pour des architectures tropicales de qualité … Pourtant dans une logique où les écoles d’architecture ne prennent plus l’avion, où les chauffages sont réduits l’hiver et où l’effort pour une empreinte carbone exemplaire s’impose à raison de toute part, quel est l’avenir de ce type de déplacement ?
La logique technique voudrait que nous cessions ces longs voyages mais si les enseignants et étudiants des écoles d’architecture ne se déplacent plus, qu’est-ce que cela signifie ? Un désintérêt n’est pas envisageable ; alors sommes-nous capables de faire bien de loin ? Je ne le crois pas. Pour comprendre le lieu, il faut le vivre : sentir l’air humide, subir une marche de cinq minutes sous un soleil de plomb, comprendre l’intérêt des débords de toiture quand soudainement s’abat une pluie tropicale, etc.
Que reste-t-il ? Venir mais rester plus longtemps peut-être… Aujourd’hui, dix jours sur place, c’est un peu court pour 8h30 de vol. Après tout, nous pourrions imaginer des modules d’été où les étudiants en architecture viendraient développer des projets locaux sous forme d’intensif, une sorte de séminaire de Pesmes mais outre-mer.
Je me demande quand même ce qui est le plus impactant : produire de la pensée sur un semestre et vivre un déplacement de dix jours ou bien faire trois ou quatre semaines d’immersion. Je ne suis pas convaincue que si nous devions mesurer l’impact sur l’expérience celui-ci se mesurerait uniquement au temps passé in situ.
Que reste-t-il ? Envoyer seulement quelques étudiants et faire un travail à distance comme une agence d’architecture métropolitaine qui travaillerait avec une agence d’architecture locale ? Les étudiants partis sur place seraient les garants de la transmission de la réalité du territoire. On s’appelle, on travaille à distance, on partage les enjeux…
Que reste-t-il ? Développer une école d’architecture locale ou une antenne du l’ENSA à l’instar de la première école d’outre-mer à la Réunion, filiale de l’école de Montpellier, qui semble être une grande réussite ? C’est peut-être finalement la meilleure possibilité pour former mieux et de façon plus adaptée l’apprentissage pour le territoire depuis le territoire lui-même. Mais en s’adressant à qui ? Aux jeunes Guyanais sortant du bac certainement, leur mettant à disposition une offre de transition en licence avant de partir en métropole pour le master ? Ou inversement aux étudiants métropolitains qui souhaiteraient se spécialiser sur ce territoire pour leur Master ?
Qui pour porter un tel projet ? L’ENSAPVS semble intéressée, d’autres écoles le seront aussi certainement, mais pour faire exister une institution comme celle-ci, il faut du temps, des financements et des acteurs tous engagés dans le même sens. Il faut surtout des porteurs du projet, qui après tout devront sûrement être jeunes, architectes et passionnés par le territoire, et qui souhaiteraient s’y investir à leur façon. Alors ces voyages d’études en Guyane ne sont-ils pas aussi l’occasion de trouver le nécessaire futur porteur de projet ?
Après ces quelques réflexions, il me semble pour répondre à la question d’introduction qu’il ne faut pas cesser de voyager. Le changement climatique est réel mais ne doit pas pour autant nous éloigner de ce territoire français bien qu’un océan nous sépare. Se déplacer et former localement, les deux objectifs sont aujourd’hui indispensables. L’un nourri l’autre sans pour autant le remplacer.
Je regarde le coucher de soleil sur l’océan en rêvant d’une école d’architecture guyanaise de demain et de futurs architectes de Guyane apportant des réponses adaptées aux besoins de ce territoire.
Et puis, finalement, qu’est-ce qu’un étudiant en architecture sans voyage initiatique ?
Estelle Poisson
Architecte — Constellations Studio
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