Inauguré en mars 2012, signé Julian Bonder et Krzysztof Wodiczko, le Mémorial de l’abolition de l’esclavage à Nantes (44) est une «acte dans la ville». L’architecte américain et l’artiste polonais invitent, à travers l’architecture, à la réflexion. Voir l’invisible, toucher l’impalpable, autant d’objectifs pour que chacun puisse chercher un peu d’eux-mêmes et un fragment du monde.
Contexte
Je suis allée à la rencontre de l’architecte Julian Bonder pour avoir réponse à une seule question. ‘Comment pouvez-vous vous positionner en tant qu’architecte, artiste, et enseignant lorsque vous travaillez sur des sujets en lien direct avec l’histoire, la mémoire et les traumatismes, tel que le projet de Mémorial de l’abolition de l’esclavage à Nantes?’.
Lors de ma visite, in situ, sur les bords de Loire, en juin 2013, je découvrais le projet conçu par Julian Bonder en étroite collaboration avec le designer polonais Krzysztof Wodiczko.
Le Mémorial a été un projet de longue haleine ; en tout et pour tout, plus de dix années auront été nécessaires à sa bonne réalisation. L’ensemble relève d’une grande complexité et portent de difficiles questions d’ordre éthique, historique, architectural, artistique, urbanistes et politique.
Le monument a été couronné en 2012 d’une mention spéciale au Prix européen de l’espace public urbain.
Pour rappel, Julian Bonder est architecte et professeur à Cambridge, Massachusetts. Il est né à New-York en 1961 et a grandi à Buenos Aires, en Argentine.
De cet entretien, je retiens ces quelques mots qu’il m’a dits dans un français presque parfait: «Nous ne pouvons pas être l’autre et prendre sa douleur. Nous ne pouvons pas nous représenter la douleur de l’autre, car nous ne sommes pas l’autre».
CA
Carol Aplogan : Quelle est, pour un architecte ou un artiste, la première étape dès lors qu’il s’agit pour lui de penser un lieu de mémoire ?
Julian Bonder : Chaque espace que nous visitons possède une mémoire. Le territoire d’une ville conserve des histoires visibles ou bien cachées. Elles peuvent avoir été détruites, enlevées ou modifiées.
Il est donc intéressant de lier la ville où nous habitons, voire toutes les villes, à leur histoire. En visitant un lieu, nous pouvons observer ces objets, ces choses, qui sont visibles. Nous pouvons aussi nous engager afin de trouver ce qui ne l’est pas. L’idée de la première phase du projet de Mémorial est née de l’observation du territoire de la ville. Nous voulions découvrir ce que nous pouvions trouver en son sol.
Le projet lui-même concerne la découverte et la transformation d’un espace que d’aucuns n’avaient jamais ‘vu’ auparavant. Le quartier où nous avons installé le projet a été construit durant les XVIIIe, XIXe et XXe siècles le long du port de la ville. D’ici, nombres de Français sont partis pour des expéditions commerciales.
En nous questionnant sur ce que nous pouvions faire de cet espace, nous avons décidé de trouver quelque chose sur place. Nous avons observé, nous avons vu ce que tout un chacun verra.
Le concept de mémoire est lié à l’action et à l’observation. Pour moi, la mémoire est un verbe, une action qui aide à se remémorer. Elle signifie être présent, vivant, penser tant au passé, au présent et au futur.
Quelle est l’ambition derrière un mémorial ?
Dans ce genre d’espace, nous essayons d’inviter les gens à la réflexion y compris sur le site lui-même, si chargé, et de suggérer une pensée. Dans ce quartier, le long de l’ancien port, nous pouvons voir de hauts murs érigés au XIXe siècle, des structures du XXe… Et aussi le Palais de Justice de la ville, qui a été, entre autre, source d’inspiration.
Ce Mémorial a donc été conçu tel un outil donné aux gens pour transformer leurs vies et leurs mondes. J’ai ouvert cet espace avec Krzysztof Wodiczko pour que chacun puisse initier une conversation et aller à la rencontre d’inconnus. Nombreux sont ceux qui viennent là pour trouver quelque chose. Peut-être, cherchent-ils, comme nous le souhaitons, un peu d’eux-mêmes et un fragment du monde.
Qu’avez-vous appris à travers ce projet ?
La construction de ce Mémorial a duré longtemps. Durant ce long processus, nous avons travaillé avec les employés de la ville, avec des historiens, des ingénieurs, des ‘ouvriers’*, bref avec tous ceux qui ont rendu ce projet possible. A l’intérieur, dans chaque détail, il y a la main de quelqu’un qui s’est engagé dans cette œuvre. Celui qui a aimé construire une porte, un escalier, couper du bois…
Le responsable des travaux de Nantes nous a assuré que tous les employés étaient enthousiastes à l’idée de contribuer à cette construction. Ils étaient conscients de pouvoir faire quelque chose d’important et nous leur en serons toujours reconnaissants.
Je suis convaincu que le travail d’architecte dépend des gens et existe pour les gens, un peu comme pour le métier d’enseignant. Le fait le plus important est la façon dont nous offrons quelque chose aux autres. Je ne suis pas intéressé par la reconnaissance, par le fait que certains voient mon travail et s’exclament «tiens, ça c’est un projet de Bonder !». Je veux disparaître dans la ville. C’est comme certains directeurs de théâtre qui ne veulent pas quitter la scène… Pour ma part, je veux partir et laisser l’espace pour qu’il puisse être utilisé et être approprié.
Quel est le message sous-jacent au mémorial ?
Parmi les autres aspirations du projet, il y a l’idée de recevoir les visiteurs de la même façon que la ville nous reçoit. Soit pour une courte période, soit pour un temps plus long. Notre travail est, avant tout, une invitation à la réflexion.
Une invitation faite aux ‘hôtes’… Il y a toutefois un moment où, en quelque sorte, l‘’hôte est pris en otage’. Les visiteurs peuvent avoir cette sensation ici, en sous-sol, à l’instar des esclaves emprisonnés dans des espaces similaires.
Cet endroit accueille les visiteurs et les invite physiquement et psychologiquement. Chaque inconnu présent nous raconte qu’il y a un monde à l’intérieur de soi et de l’autre.
Ce lieu nous parle bien entendu de l’esclavage, de ses routes, de son abolition. Ce projet n’est pas une représentation de la souffrance ; il est un acte dans la ville. Le mur en verre incliné à 45° qui coupe le sol, et donc interrompt le tissu urbain, est une action très forte.
Aussi les mots gravés sur le mur sont très importants. Ils sont une déclaration, une façon de dire stop, ‘arrêtez’, ‘basta’, ‘there is no more’, assez. Même si l’abolition de l’esclavage a été obtenue par voie légale, il y a toujours, de part le monde, nombre d’esclaves.
Nous espérons, à travers ce projet, accomplir un travail en vue d’abolir totalement toutes formes d’esclavagisme. Quiconque visite le Mémorial peut voir, proche, le Palais de Justice et s’étonner encore du nombre d’injustice.
Quel cheminement avez-vous conçu pour ce mémorial ?
Il est important de remarquer la manière dont la ville a dédié des centaines de mètres le long du fleuve, dans la partie centrale et la plus importante de Nantes, à la mémoire de l’esclavage. Il s’agit d’un acte politique et humain, un acte qui comprend l’importance de l’espace public d’une ville.
Ce projet suit un rythme. Il y a une assimilation physique du lieu. La visite se déroule selon une longue promenade tantôt au-dessus, tantôt en-dessous du sol. Les gens marchent et observent les inscriptions qu’ils piétinent. Ils se penchent et ils descendent encore et toujours en suivant un cheminement long de 150 mètres.
La visite s’ouvre sur la Déclaration des Droits de l’Homme de 1948. «Nul ne sera tenu en esclavage», des mots significatifs. L’ambiance ici, même si nous sommes en sous-sol, est très lumineuse, sobre plutôt que sombre. Il ne s’agit pas d’un lieu d’exaltation mais nous espérons qu’il s’agit là d’un espace qui invite à la réflexion sur les mots.
Cet espace a été ouvert afin de trouver cette mémoire qui est en nous-mêmes. Nous espérons que chacun puisse en ressortir meilleurs.
Propos recueillis par Carol Aplogan
Le Blog de Carol Aplogan
*En français dans le texte
L’architecte Julian Bonder remercie les historiens: Sven Beckert Harvard University, Kirk Savage Pittsburgh University, Vince Brown Duke University et James Campbell Stanford University
Cet article est paru en première publication sur Le Courrier de l’Architecte le 5 février 2014