La presse quotidienne a fait l’éloge de «Freeing Architecture», l’exposition personnelle de l’architecte Junya Ishigami présentée depuis début mars 2018 par la Fondation Cartier pour l’art contemporain à Paris. Forte de son succès, elle est prolongée jusqu’au 9 septembre. Pourquoi un tel succès autour d’une exposition d’architecture présentée dans une fondation d’art contemporain ? Chroniques d’architecture tente de le comprendre directement auprès des visiteurs.
«Junya Ishigami enchante (…) une architecture comme les enfants la rêvent», écrit Télérama. «Junya Ishigami, le surdoué de l’architecture japonaise» titre les Inrockuptibles. «Toute l’expo du surdoué Junya Ishigami s’emploie à déjouer le prévisible. Et à offrir, à la place d’assertions autoritaires, des gestes fluides, surprenants, ouverts à interprétations et déclencheurs de rêverie», explique Libération.
Hors des conventions
Une exposition d’architecture présentée dans une grande fondation d’art contemporain est un fait suffisamment rare pour être souligné. En soi, il pose déjà le sujet des frontières entre art et architecture et, par extension, de son intérêt pour un public plus large que l’habituel visiteur sachant.
Ici, l’architecture se veut rare et libre, différente, détachée des conventions architecturales. Elle ne se réduit pas à la discipline mais interroge la conception elle-même. L’exposition se présente comme telle et son vocable libertaire est repris par ses visiteurs.
En matière de conception, notre premier visiteur, pourtant pas architecte, s’y connaît. «Je travaille dans les inventions», dit-il, elliptique. «En venant ici, je sentais que j’allais découvrir quelque chose. Le texte d’introduction est très clair, il m’a mis en appétit. L’architecte réécrit une page blanche et ménage un espace de créativité en s’affranchissant des limites. Le résultat est vraiment intéressant», explique-t-il.
Si ce monsieur est venu voir l’exposition, c‘est aussi parce qu’il est un habitué de la fondation Cartier. «J’aime ce lieu», nous confie-t-il. Dessiné par Jean Nouvel, l’ouvrage ménage un espace de libre-échange entre le bâtiment et la nature. L’univers poétique et paysagé d’Ishigami y trouve une résonance. Les maquettes, plutôt de l’ordre de l’œuvre d’art, se dévoilent sous une myriade de reflets.
Deux autres visiteurs, deux femmes, sont là parce que le mari de l’une d’elles est architecte, même si elles affirment qu’elles seraient venues de toute manière. Pour elles, le travail d’Ishigami est comparable à celui d’un artiste, «un artiste qui ne s’encombre pas des conventions de son temps». disent-elles.
Elles n’hésitent pas à le comparer à Alvar Aalto ou Frank Lloyd Wright, pour sa capacité à proposer une architecture totale, entre bâtiment, nature et société.
Dans le paysage
Un postulat que défend l’architecte nippon, selon qui «l’architecture semble avoir oublié l’essentiel, noyée derrière une nécessaire fonctionnalité. Or, l’architecture doit d’abord répondre à son environnement et à la société, une société aujourd’hui de libre communication, de libre information, et de liberté des valeurs».
«Le Panthéon est construit sur une montagne de roche. Ailleurs il n’aurait pas le même impact», souligne Ishigami dont l’architecture est en symbiose avec les éléments naturels qui l’entourent, à moins qu’elle ne soit elle-même le paysage. Nos deux visiteuses sont convaincues : «nous pensons que les lieux qui restent sont ceux qui s’inscrivent dans le paysage».
Ce ne sera pas Z, une jeune philosophe ayant déjà exercé dans les domaines artistiques, notamment à la bibliothèque de la Cité de l’architecture, qui les contredira. «J’aime la recherche d’harmonie avec la nature d’Ishigami et les courbes sinusoïdales qu’il emploie plutôt que la ligne droite. Ses projets et ses maquettes, qui sont très agréables à regarder, sont empreints d’harmonie et d’une sérénité que l‘architecte semble vouloir dévoiler. C’est en tout cas ce que je ressens», dit-elle. Les programmes de contemplation, de promenade et de méditation semblent lui donner raison. «Je vais dire une généralité mais tout ça est très japonais», conclut-elle.
Le succès de l’expo d’Ishigami n’est-elle qu’un avatar de la fascination en France de l’architecture japonaise à laquelle étaient consacrées l’an dernier pas moins de deux expositions d’envergure, une au Centre Pompidou-Metz et l’autre au Pavillon de l’Arsenal ?* Est-elle liée au fait que, depuis 2010, trois des huit derniers lauréats du très prestigieux Prix Pritzker sont des architectes japonais ? Primés en 2010, SANAA, chez qui Ishigami a fait ses débuts et dont la filiation des formes mouvantes, ondulantes et anti-hiérarchiques n’est plus à établir, puis Toyo Ito en 2013 et Shigeru Ban en 2014 offrent-ils matière à rêver et à reconsidérer notre rapport occidental à l’architecture ?
Utopie ?
«Une architecture extraordinaire, que peu de gens oseront faire», soutient notre jeune philosophe. A ce propos, elle évoque le film bien plus agité de Werner Herzog, dans lequel Fitzcarraldo rêve de construire le plus grand opéra du monde en Amazonie ou la tentative impossible d’un grand rêveur, qui finira par transformer son navire en théâtre pour un spectacle unique au cœur de la forêt amazonienne.
D’une autre manière, les rêveries d’Ishigami sont elles aussi construites. Ce qui intrigue nos visiteuses : «Ce sont presque des utopies mais elles sont réalisées. Il y a bien des gens qui les commandent, une société qui finance cet art. Or beaucoup de ces projets sont loin d’être économes. Pour nous qui sommes dans la finance, c’est une vraie question. Pourrait-on faire la même chose en Europe ?» interrogent-elles.
Dans son architecture, Ishigami crée des univers détachés des contraintes et des cahiers des charges «triviaux» et habituels d’un projet d’architecture, laissant les notions d’usage et de fonctionnalité, (qui participent aussi du sel de la profession) à la marge.
Reste un mystère, une face cachée derrière cette exposition, impalpable, qui n’appartient qu’à l’architecte, dans laquelle pourraient se dérouler les pires scénarios d’une négociation acharnée digne des plus beaux combats d’arts martiaux, pour rester dans les clichés.
Junya Ishigami, 44 ans et virtuose, est déjà comparé aux plus grands. Il séduit autant qu’il questionne en troublant les codes et les limites de l’architecture. Pour cet été 2018 donc, à voir ou à revoir, «Freeing Architecture» est une parenthèse vivifiante pour repenser l’architecture en dehors de ses contraintes quotidiennes.
Amélie Luquain
*Il y eut en 2017 quatre expositions en France consacrées à l’architecture japonaise. Voir notre article De Paris jusqu’à Metz, la Japan mania. Lire également à ce sujet Les châteaux dans le ciel français des archis nippons.
Junya Ishigami, Freeing Architecture
Jusqu’au 9 septembre 2018
Fondation Cartier pour l’art contemporain
261 Boulevard Raspail
75014 Paris