Peut-être le coup de gueule d’Alain Juppé, maire de Bordeaux et président de la métropole, vous aura échappé. Il faut dire qu’il s’agit de sa bonne ville de Bordeaux et que sans doute ne s’attendait-il pas à se retrouver dans cette situation. De quoi s’agit-il ? De bisbilles entre la BMA (Bordeaux Métropole Aménagement) et Darwin, ‘l’eco-working park’ créé en 2008 par Philippe Barre, un autre visionnaire sans doute, fils de commerçants locaux.
Pour ceux qui ne connaissent pas Darwin sur la rive droite de la Garonne, et si le lieu est habituellement ouvert à tous, des visites guidées sont désormais proposées au grand public. C’est l’exact contraire des expositions coloniales. Avant le bourgeois était convié à découvrir de visu les sauvages dont une Vénus hottentote de mémoire. Aujourd’hui les touristes sont invités à aller observer les bobos (bobos, pas bonobos !) dans le bien nommé Darwin à Bordeaux. D’aucuns peuvent les voir manger, s’amuser, danser et se livrer à toutes sortes de contorsions chamaniques.
Ainsi, annonce le guide, durant 1h30 de visite, «vous découvrirez les secrets du lieu, vous saurez tout de son histoire, son intégration au quartier et sa transformation qui en fait aujourd’hui un laboratoire de transitions et de développement d’alternatives citoyennes et solidaires». Durée de la visite guidée : 2h00. Prix de la visite 10€ adultes, 5€ enfants. Réservation en ligne. Attention, frissons!
Aujourd’hui Philippe Barre, qui ne mange ni viande ni poisson mais des huîtres, parle des siens comme de Darwiniens (opposés aux Lamarkiens peut-être ?*) : «un Darwinien émet cinq fois moins de gaz à effet de serre qu’un salarié tertiaire classique», dit-il (Le Monde 02/18). Diantre !
Toujours est-il que le succès de Darwin semble incontestable, ce dont témoignent sans doute ces visites guidées d’un troisième type. Avec un chiffre d’affaires de 70M€/an (Sud-Ouest, 04/2016), la société Evolution à l’origine du projet se porte très bien et entend encore s’agrandir. «Premier coworking de France», «plus grand restaurant bio de France avec plus de 15 000 couverts par mois», etc., Philippe Barre ne se cache pas.
Comment lui en vouloir ? Bordeaux-Tourisme s’enthousiasme : «Darwin est un terrain de jeu grandeur nature de l’innovation. Cette ancienne caserne militaire de près de 20 000 m², installée rive droite quai des Queyries, est en constante effervescence. Une sorte de cité idéale tournée vers l’économie verte avec la création d’une ferme urbaine, d’un skate-park (sic) XXL, d’espaces d’expression libre pour les grapheurs, d’une épicerie bio, d’un restaurant Le Magasin général, d’espaces de co-working (sic) et même d’un terrain de bike-polo. Le tout décoré avec le charme de la récup’ !».
Un terrain de jeu ? Une sorte de cité idéale ? Economie verte ? Et même un terrain de bike-polo ? Pas étonnant que d’aucuns soient prêts à débourser 10€ pour la visite au parc d’attractions d’expression libre.
Philippe Barre s’enorgueillit, sur un total de 20 M€ d’investissements, de n’avoir reçu que «seulement 5% d’aides publiques». Avec le soutien de sponsors privés tels le Crédit Agricole, que demande le peuple ? Mais les formes de l’aide publique sont multiples.
Selon Darwin, l’appétit vient en mangeant et la société Evolution, forte de sa réussite, a semble-t-il commencé à se sentir autant à l’aise qu’à l’étroit sur son terrain. Jusqu’à ce que ses demandes incessantes de «grignotage», le mot est de Juppé – c’est-à-dire des «occupations sans titre» pour une microbrasserie et autres équipements en nombre toujours plus grands – ainsi qu’une tendance trop peu réglementaire à s’étaler ont fini par agacer à la métropole. Qui a voulu montrer ses muscles.
Mal lui en pris. Derechef, un aréopage de «chapeaux à plumes», pour citer encore Alain Juppé, s’est levé comme un seul homme dans le cadre d’une pétition publiée dans Le Monde (11/10), pour «sauver l’écosystème Darwin à Bordeaux». Une histoire de microcosme donc. Les cacahouètes sont à l’entrée, la boutique aux souvenirs à la sortie.
Pour le coup, l’animal à sang froid qu’est Alain Juppé a eu un coup de chaud. Ce dernier a donc tenu, lors d’un conseil municipal, (20 Minutes. 15/10), à mettre les points sur les i concernant les 5% d’aides publiques du projet, offrant ainsi une vue en coupe de cette exceptionnelle réussite capitaliste et solidaire.
En préambule, avec le sens de l’humour qui caractérise l’ancien Premier ministre, le maire de Bordeaux a tenu à faire part d’une interrogation. «Je me demande combien, parmi ces personnalités signataires, ont déjà visité Darwin ? Sur le chemin de leur magnifique maison du Cap Ferret peut-être…». Il a sans doute raison d’en parler car nulle part dans la pétition n’est mentionné le prix de la visite guidée.
Puis, droit dans ses bottes, évidemment, il a rappelé ce dont il se souvient : «J’ai tout fait depuis dix ans pour que Darwin existe et se développe. En 2009, avec Vincent Feltesse (président de la Communauté urbaine de Bordeaux de 2007 à 2014. nda), nous avons décidé de vendre les magasins généraux au nord à un prix compatible avec les moyens de l’acquéreur, puis nous avons financé l’installation d’entreprises à l’intérieur de Darwin et, quelques années plus tard, alors que nous avions deux propositions, nous avons attribué les magasins généraux sud encore à Darwin».
Ah oui, les magasins généraux sud, «les magasins généreux» selon Philippe Barre, sont un autre «ambitieux projet» de l’entreprise solidaire. Sur 10 800 m², sont d’ores et déjà prévus «à partir de 2018 des halles, un campus de 1 500 étudiants (écoles Ingésup, Icart…) sur les thématiques du numérique, de l’art et du marketing, ainsi qu’une école de la seconde chance, 500 m² de co-working, mais aussi des Fab Lab, des lieux dédiés à la musique, une auberge, des caves d’affinage de fromage…».
La ville, qui contrôle le foncier, se montrait donc remarquablement bienveillante. Et dire que d’aucuns croyaient Philippe Barre un self-made man !
Il faut croire que pour les entrepreneurs de l’économie solidaire, un tel coup de main de la ville ne compte pas dans les 5% d’investissements de l’aide publique. C’est cadeau en somme. Comme un permis de construire. Pourquoi se sentir redevable ? Concernant le skate park, Alain Juppé explique avoir mis à disposition de Darwin des bâtiments «à titre temporaire», le but à terme étant d’y construire des logements. Et voilà Darwin qui, selon le maire, refuse d’évacuer les lieux maintenant que les travaux de la ZAC Bastide-Niel sont lancés. C’est ballot.
Même pour la ferme urbaine, le maire semble avoir un souci sur les détails. Si c’est une ferme, les bâtiments sont agricoles ?
Ce n’est pas tout. «Que Darwin ne continue pas d’empiéter là où il n’est pas chez lui, et en particulier qu’il évacue ces espèces de cabanes que l’on appelle les tétrodons, et deuxièmement que l’on soit bien d’accord pour dire que l’allée Cavalière ne sera pas privatisée. Ce n’est pas une voie privée à la seule disposition de Darwin, c’est une voie publique qui permettra de relier le quai à la ZAC Bastide Niel», tonne Alain Juppé. Il pensait donc le rappel nécessaire ?
Sans doute puisqu’il conclut sa diatribe avec cette phrase à savourer lentement pour le contribuable bordelais : «Je ne peux pas indéfiniment sacrifier les intérêts de la métropole au bon vouloir de Darwin, et là j’ai le sentiment d’être allé au bout du bout de ce que je peux accepter». Faut-il qu’il soit sur la défensive pour s’exprimer ainsi ! Sans doute craint-il que la pétition de personnalités, dont Marion Cotillard la première, aura plus d’impact que son coup de gueule devant son conseil municipal.
En tout état de cause, ce que traduit cet épisode est que les temps ont vraiment changé pour Alain Juppé, et pour d’autres avec lui. Qu’un entrepreneur de province, qui vend de la ‘récup’ comme des œuvres d’art, puisse se permettre désormais de lui chier ouvertement dans les bottes en toute impunité (pardonnez l’expression mais elle s’impose en l’occurrence) est le symptôme d’une crise plus grave qu’une guerre des égos à Bordeaux. Considérant le poids politique d’un Alain Juppé, ces méthodes cavalières signent-elles le chant du cygne de politiques urbaines conçues par les élus ? Bienvenue à l’urbanisme privé, et un peu sauvage…
Alain Juppé est bien placé pour savoir qu’il lui a fallu tout son entregent politique pour mener à bien sa vision d’une transformation de Bordeaux. Tout ce temps, il était persuadé que le pouvoir politique était aux manettes. Et ce fut sans doute le cas quand il a commencé, quand il a fallu fédérer et mettre en branle un projet urbain dont la qualité est aujourd’hui reconnue, transformant cette capitale régionale endormie en métropole un peu plus vaillante même si toujours un peu ensommeillée. Mais ça c’était avant.
Lui-même ne s’est pas rendu compte que ses initiatives en tant qu’élu de la ville, de la région et de la nation allaient contribuer justement à déposséder le politique de quelques-unes de ses prérogatives. Quand Nicolas Michelin, avec lequel il a travaillé si longtemps à Bordeaux, jusqu’à l’écoeurement, gagne le ministère de la Défense, c’est Juppé qui est ministre des armées. Le business n’aime pas les coïncidences. Les PPP, la conception-réalisation, l’investissement privé au travers des nouvelles lunes d’un nouveau monde providentiel, Juppé en fut un ardent défenseur.
Que s’étonne-t-il aujourd’hui que la finance et les intérêts privés aient pris le dessus sur le politique, surtout s’il s’agit, comme ici en l’occurrence, de fonds d’investissement évidemment «responsables» ? Quand Alain Juppé indique ne pas pouvoir «indéfiniment sacrifier les intérêts de la métropole au bon vouloir de Darwin», c’est l’aveu que ces intérêts l’ont été, sacrifiés, et depuis un moment déjà. C’est un aveu de défaite. Et avec lui la défaite du politique. C’est sans doute la vision d’un «monde nouveau» pour Philippe Barre.
Qu’attendait-il donc le maire de Bordeaux et président de BMA pour ses bonnes œuvres ? La reconnaissance du ventre du capitalisme solidaire? Les prétextes ne manquent pas, et les intérêts privés «responsables» en sont aujourd’hui à reprendre leurs droits et grignoter l’espace au point que le maire, rien moins qu’Alain Juppé le maire, en vienne à pleurer et menacer pour préserver une voie publique selon lui indispensable pour relier la ZAC au quai. Une telle manifestation d’impuissance, de la part d’un ancien premier ministre, c’en est presque inconvenant et en dit long sur ce qu’il reste de marge de manœuvre désormais au politique face aux intérêts privés.
Envoyer la police ? Après avoir tant cédé, faut-il encore qu’Alain Juppé s’étonne que Philippe Barre en demande toujours plus ? Cela semble avoir plutôt réussi jusque-là à l’entrepreneur et ses actionnaires. Et pourquoi ce dernier ne considérerait-il pas que le terrain provisoire de son skate-park ne devienne permanent, puisque c’est un succès ? C’est vrai quoi, qui a besoin de logements ? Et pourquoi avoir à régulariser un titre d’occupation – l’administration, quelle barbe – quand on s’en est toujours passé jusque-là, apparemment sans affoler les services de l’urbanisme ? Et pourquoi les habitants de la ZAC ne pourraient pas faire le tour de la parcelle pendant que Darwin est résidentialisé ?
Et quand l’édile, fut-il Juppé, surtout fut-il Juppé, finit par grincer des dents devant la morgue de ceux qu’il a nourris, il suffit d’une pétition dans Le Monde signée de la société bien-pensante parisienne pour venir au secours des graffitis et voilà le maire droit dans ses bottes habillé pour l’hiver.
Qu’on en juge. Ainsi écrivent les pétitionnaires : «Il nous appartient de briser les murailles d’indifférence derrière lesquelles certains d’entre nous ont pris leurs quartiers d’hiver, remplir nos poumons et nos cœurs de courage pour oser la métamorphose, explorer de nouvelles voies pour se réinventer, redessiner les contours d’une autre prospérité plus soutenable, plus juste et renouer avec la gratitude du simple. La tâche est immense, mais on a déjà vu les herbes hautes braver la lave».
C’est Philippe Barre, sans doute amateur de poésie de comptoir, qui doit se marrer jusqu’à la banque.
Christophe Leray
*Voir notre article Fashion Martyr à SoPi