
Deux naturalistes ce sont affrontés au XIXe siècle, à cinquante ans d’écart : Darwin et Lamarck. Ce dernier proposait une théorie où espèces vivantes étaient soumises à des évolutions ‘fonctionnalistes’.
La girafe par exemple a acquis un grand cou pour atteindre les feuilles les plus tendres des arbres que l’évolution climatique d’il y a quelques millions d’années en Afrique rendait de plus en plus hauts. La girafe était donc une sorte de chèvre à qui on aurait chaque année haussé le niveau altimétrique de son garde-manger et son cou se serait allongé conséquemment comme un sportif développe tel ou tel type d’hypertrophie musculaire. Nous verrons dans une centaine de générations ce que deviennent les pouces du genre humain soumis depuis peu à leur chorégraphie sur claviers de smart phones.
Au contraire, Darwin exprimait la certitude que seuls les enfants girafons qui avaient le cou le plus grand survivraient et se reproduiraient, pour donner des bébés girafons avec le cou encore plus long que celui de leurs parents.

La différence entre les deux approches est importante car l’une est une vision enchanteresse d’un ruisseau coulant doucement dans le sens d’une pente bienveillante quand l’autre évoque un eugénisme sans merci.
Nul ne nous impose de choisir entre les deux théories, bien que Darwin soit plus convaincant dans l’analyse du processus “mécanique” de la génétique qui veut que les enfants empruntent approximativement au code génétique des parents pour s’en fabriquer un nouveau qui sera transmis approximativement à leurs enfants, etc. Darwin a expliqué par génétique interposée qu’il n’y a pas d’évolution sans sélection.
Si on compare deux photographies de la rue des Martyrs au début du XXème siècle et maintenant, un siècle de distance, trois ou quatre générations seulement, on constate une mutation extraordinaire d’un des axes historiques de la capitale.

Une des premières voies parisiennes, menant de Lutèce à Montmartre, anciennement rue des Porcherons du nom de la barrière d’octroi situé au coin des rues du Faubourg Montmartre, Notre Dame de Lorette et Saint Lazare, rebaptisée au milieu du XVIIIe siècle en référence au martyr des saints Denis, Eleuthère et Rustique décapités au “Sanctum Martyrium” à proximité de l’actuelle rue Lamarck (justement), et qui empruntèrent cette voie pour être décapités avant de marcher, la tête sous le bras pour mourir à l’emplacement de l’actuelle basilique éponyme.

Fréquentée par Baudelaire, Jules Vallès et des bohèmes faméliques au XIXe siècle, la rue des Martyrs est victime (portant alors bien son nom) du choc actuel du fooding culturel affecté, précieux et théâtralisé avec une gentrification hors norme qui a permis en quelques décennies la mutation d’une composition sociale populaire à une hypertrophie des hauts revenus simultanément à une décomposition du paysage de faubourg parisien en annexe du Bon Marché.
Alors, évolution ou sélection ? Darwin ou Lamarck ? Quels sont les facteurs de la génétique urbaine qui peuvent expliquer cette curieuse évolution.
Il y a plusieurs critères d’analyse : les facteurs endogènes et les facteurs exogènes. Au titre de ceux-ci, l’évolution générale que connaît la capitale depuis le début de son histoire : la “faubourisation”, repoussant inlassablement les classes les plus populaires vers l’extérieur selon une croissance de la ville évoquant celle des arbres (d’où l’évocation initiale des girafes et des arbres).

Au titre des facteurs endogènes, le prix du foncier et la densité extraordinaire de magasin de produits alimentaires très haut de gamme.
Mais ne s’agirait-il pas plutôt d’altération opportuniste, et non d’évolution chromosomique qui généralement s’opère en plusieurs siècles, comme si la ville frappée de dégénérescence soudaine et subite rompait avec la tradition séculaire de croissance verticale et horizontale (la ville se construit sur la ville et hors la ville) et subissait une désorganisation cellulaire. Un parasite ? Une tumeur ? Comment qualifier autrement ce phénomène qui voit proliférer les lieux de commerces du nouveau ‘life style’ comme autant d’éléments d’une chaîne à caractère trophique entre les usagers de plus en plus riches et des produits de plus en plus chers.
Le Saumon Center, la Vraie Madeleine de Proust à sept euros, la Fontaine d’Huiles d’Olive, le Délire des Eclairs, le Choco Royal, Au Bonheur de la Truffe, Caviar Party, tous les Concept Store de SoPi (South Pigalle) sont autant de cellules économiques proliférantes d’une imagination sans limite dans la recherche de développements hypertrophique d’un Art de Vivre dont on s’interroge s’il est en rupture ou en connivence avec le développement urbain, comme une version éminemment bourgeoise du Surburbia de Mike Davis évoqué précédemment (tissus informe au-delà des banlieues).
La rue de Martyrs est un être nouveau, une hybridation des plus spectaculaires, transgenre, entre un quartier populaire et un centre commercial, une fécondation inconsciente, contre nature et inédite du VIe arrondissement pénétrant la rive droite.
François Scali
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