« Un bon plat se compose des mêmes éléments qu’un mauvais », indique Eugène Delacroix. Le rapport entre l’architecture, la pâtisserie et la cuisine a été évoqué de mille manières différentes et pourtant !
L’architecture, comme la table, est une expérience plus ou moins exceptionnelle, plus ou moins quotidienne, une expérience qui sollicite les sens, au-delà de la perception visuelle des images auxquelles nous sommes habitués aujourd’hui. Ces images semblent suffisantes, du moins en architecture qui a pris cette fois un peu d’avance sur la gastronomie, pour l’évaluation d’une préparation, d’une réalisation, afin de pouvoir décréter finalement « j’aime » ou « je n’aime pas ».
Ce n’est pas une question de goût et de couleur mais une question d’expérience au sens d’une pratique : c’est un risque, une aventure, une histoire, une découverte chaque jour renouvelée. Je me souviens de l’attention portée à la lumière, à la flamme de la bougie, à ses reflets, à ses vibrations sur le filet doré du bol de soupe dues au mouvement des effluves qui s’en échappaient ; c’était dans L’éloge de l’ombre de Jun’ichiro Tanizaki. Une mise en condition, un rituel, une relation entre un lieu et une activité.
Lorsque j’étais aux Beaux-arts, tous les samedis, après la correction des nouveaux élèves, nous avions l’habitude de nous retrouver autour d’Othello Zavaroni, notre patron. Ce moment de proximité nous l’attendions avec gourmandise, il se déroulait généralement chez Georges, un restaurant Russe. Ce jour-là, Jean Faugeron, architecte du pavillon de la France à l’Exposition Universelle de Montréal, était notre voisin de table. Paris était en ébullition, tous les architectes se passionnaient pour l’avenir de la ville et chacun y allait de son utopie. Dans les années ‘60, les Halles de Paris ont été complètement remaniées, le marché de vente en gros a déménagé à Rungis et les pavillons Baltard, vieux de plus de 120 ans, ont été détruits. À leur place tout semble possible, l’imagination est convoquée sans limite. Hélas, cette liberté ne sera pas bonne conseillère.
Après quelques banalités échangées entre les deux maîtres, nous sommes passés aux choses sérieuses. Othello Zavaroni, laissant descendre ses grosses lunettes sur son nez, a posé la question de l’avenir des Halles et Jean Faugeron, provocateur, a répondu : « je rêve d’une magnifique pâtisserie, tu vois ! ». Il avait l’air de savoir de quoi il s’agissait, une pâtisserie avec beaucoup de chantilly. En le disant, il montrait qu’il avait l’air d’en connaître et ses lèvres, dans un large mouvement, n’en laissaient pas perdre une goutte. Tous deux se comprenaient.
De mon côté, je trouvais ces gens bizarres, si loin de l’idée que je me faisais de l’architecture, une chose sérieuse. Il faut faire un constat il y a de plus en plus de pâtisseries qui ouvrent dans les villes. Le grand chef Antonin Carême ne séparait pas l’architecture de la pâtisserie. Selon lui, « les beaux-arts sont au nombre de cinq, à savoir : la peinture, la sculpture, la poésie, la musique et l’architecture, laquelle a pour branche principale la pâtisserie ». Il m’arrive de penser que l’architecture est devenue une branche de la pâtisserie et je comprends enfin Jean Faugeron.
Depuis, je pense qu’ils avaient raison, que l’architecture doit aussi avoir sa part d’effervescence, vibrer, pétiller, être un hymne à la vie, à la nature, être de la lumière dans l’ombre et du soleil dans la grisaille.
C’est l’occasion de citer Jean-Claude Ribaut qui, dans le catalogue de l’exposition L’Art gourmand à Bruxelles (1998) écrivait : « Ainsi est posé le problème esthétique de la « mimésis ». La cuisine, comme les autres arts, imite-t-elle la nature – « Natura magistra artis » ? Ou bien n’a-t-elle de cesse que de la transcender ? Au temps de Carême, la haute cuisine française se voulait une catégorie des Beaux-Arts ».
Que faire pour que l’architecture demeure un des beaux-arts et que soit réinventé son nouveau rapport à la nature, une nouvelle perception de la nature. Une nature qui alimente inconsciemment un imaginaire collectif mais risque une frustration mortelle.
Architecture et gourmandise
Une image me vient soudain à l’esprit, celle de la dégustation de l’ortolan qui se savoure individuellement, coupé du monde, la tête sous la serviette.
Pour l’architecte c’est pareil, il doit être complètement dans le monde mais aussi pouvoir s’en soustraire pour convoquer une certaine atmosphère, la sentir, la goûter avant de la concevoir. Il doit imaginer le chemin de la découverte, ce que l’on pourrait appeler « gourmande », une sorte de révélation intérieure avec sa part d’amertume, sa pointe de sel, sa légère astringence… tout ce qui va donner ce goût inimitable !
Après les maîtres du mouvement moderne, les architectes ont évoqué la qualité de l’espace, sans jamais prendre le risque de dire ce dont il s’agissait. Pas plus qu’eux je ne prendrais ce risque et pourtant l’émotion existe : ce moment mémorable qui fait que tout est là, que tout est juste. Le lieu et le repas sont indissociables, l’architecture devient gourmande au même titre que l’ordonnancement des plats.
Après la nouvelle cuisine et un retour aux fondamentaux culinaires, les grands-mères sont désormais à l’honneur pour une réinvention. On pourrait également questionner les architectes sur leurs programmes comme un défi : et vous, que proposeriez-vous qui ne soit pas de la transparence, de la frugalité, de l’austérité ? Que proposeriez-vous qui soit de nature à raviver le plaisir de la surprise, l’importance de la culture ? Que proposeriez-vous qui soit une ode à la vie, au naturel ?
La cuisine, comme l’architecture, a bénéficié des progrès techniques mais n’a pas eu la même chape idéologique
Concernant les modes de cuisson, la cuisine n’a pas eu son Adolphe Loos pour décréter que l’ornement était haïssable, pour prescrire une vérité du produit interdisant toute transformation, toute interprétation. C’est peut-être aujourd’hui l’occasion de lever un bout du voile pour s’affranchir et se demander, si nous en sommes là, comment en sortir ? La réponse est urgente, avant que le repas ne se termine entre quatre murs blancs, un plancher noir et des sanitaires taupe.
La nappe, avec sa porcelaine de Sèvres, est insuffisante pour que l’atmosphère soit créée. Pour moi, il y a une différence entre l’ambiance et l’atmosphère. Si l’ambiance se mesure avec une température en degrés, l’hygrométrie en pourcentage, le bruit en décibel, la lumière en lux, lumen, l’air en particules fines, etc. l’atmosphère s’appréhende comme un ensemble, une surprise, une évocation, un plaisir, un plat composé…
En architecture, « composer » a le même sens qu’en pâtisserie, c’est-à-dire donner une direction au projet et associer les ingrédients dans une certaine perspective, même si le hasard a parfois un rôle à jouer et si nous avons besoin de quelques mythes. C’est cette conduite qui rend l’architecture gourmande, cette quête d’un « nouvel umami », cette nouvelle merveille japonaise.
Pourquoi des lieux comme Lucas Carton, le Grand-Vefour, les brasseries de la Coupole à Bofinger, les bouillons Chartier à Paris ou l’Excelsior à Nancy gardent ce pouvoir d’attraction ? La réponse, c’est l’atmosphère. L’atmosphère d’une époque qui faisait une place à l’ornement, au décor. Il n’y avait pas de faux plafonds mais un ciel, pas de sol mais un parquet.
Il ne s’agit pas de reproduire mais de comprendre les mécanismes à l’œuvre. L’ornement a été remplacé par la géologie chez Loos ou Mies, les fibres du bois de palissandre, de macassar, de la ronce de noyer racontaient des histoires et ont perduré chez Wright, Gaudi, Horta, sans compter les soubassements de Taliesin ancrés dans le sol. Le matériau, c’est l’ouïe, le toucher, l’odorat, la vue. Il manquait le goût, pour la gastronomie c’est normal mais en architecture il s’agit de bien autre chose ; le goût c’est la part de culture qui est transformée, qui fait sens, qui provoque l’émotion.
Aujourd’hui, les salles de restauration racontent rarement une histoire, encore moins une relation avec la nature. Les fast-foods ont mis l’accent sur la vitesse et la technologie, c’est un problème. Il suffirait qu’en chaque circonstance un projet soit énoncé, qu’il soit un tant soit peu gourmand, alors le rêve d’un moment privilégié serait sollicité, miroitant, pétillant, intime et léger.
L’architecture, comme la grande cuisine, est avant tout la quête d’une histoire, d’une rencontre, d’un moment exceptionnel, un pas de côté dans le temps. Si la gastronomie s’est parfois égarée dans des émulsions, l’architecture doit, elle, revenir sur son territoire, comme un haïku, un langage qui parle au plus grand nombre pour que le vivre ensemble soit possible. La gourmandise en architecture n’est rien d’autre que le plaisir de donner à voir, de partager une expérience. Encore faut-il porter un réel projet, sortir des projets de concours à rallonge qui perdent tout sens et revenir vers la beauté.
Les architectes ont souvent rêvé de nuages comme Jean Faugeron rêvait de chantilly, de légèreté, d’évanescence, tout comme les huîtres aux morilles de Roellinger ou celles en gelée de Marc Meneau. Les architectes ont voulu faire du nuage une forme extérieure, comme l’a fait Frank Gehry à la fondation Cartier, mais ils ont oublié l’intérieur fait de fluidités, de coins et de recoins, de variations de lumière et d’opacité. Seul Jorn Utzon, avec l’opéra de Sydney, a réussi ce défi de transformer les nuages devenus voiles ou tortues, alors que l’architecture n’avait pas une forme extérieure.
Qu’est-ce qui est plus ritualisé que la table française ?
Une crème fouettée ? Une île flottante ? Et voilà que le chef, comme l’architecte, peut commencer à rêver, non pas à un espace mais à un univers serein, accueillant, inspirant, à des contrastes, à des « tensions », à un lieu. C’est le sens de l’architecture de ne laisser passer aucune occasion pour exprimer le plaisir. Le goût est de savoir que chaque jour est différent, que les saisons ont leurs règles du jeu auxquelles la culture architecturale s’est adaptée dans le temps et qu’il convient de la prendre en considération, aujourd’hui plus que jamais. Le temps est le soubassement de la culture, s’en affranchir c’est comme manger des fraises à Noël.
En architecture comme en cuisine, il n’existe pas de bon et de mauvais goût, il y a le goût tout simple par lequel remonte une histoire et à partir duquel on se sent renouvelé. Sachant que nous partagions une même idée du plaisir de concevoir, j’ai demandé un jour à Michel Troisgros de faire un parallèle entre l’architecture et la cuisine, il a écrit : « J’aborde la cuisine comme Alain Sarfati conçoit un projet. L’esthétique est toujours le résultat d’une recherche et je ne m’en soucie qu’au terme de toutes mes expérimentations sur les goûts et les textures. Je mets sur papier mes réflexions comme je travaille au four, librement et sans préjugés. En effet, le contraste entre « terre-mer » « chaud-froid », « sucré-salé », « doux-croustillant » et « doux-aigre » crée les accords parfaits. Le tout est d’obtenir le bon équilibre de saveurs pour le palais. Penser l’esthétique est la dernière étape. Son succès dépend du soin apporté à tous les détails précédents, en veillant à ce que la sobriété apparente crée réellement quelque chose d’excitant ».
En matière d’uniformisation, hélas, l’architecture a pris un peu d’avance ; le jour où nous ne mangerons plus que des burgers, la vie sera définitivement triste. Il ne s’agit pas d’une simple analogie, c’est une invitation à ouvrir les yeux trop longtemps fermés. L’harmonie et l’unité ont été remplacées par l’uniformité. C’est une résistance de tous les instants qui doit être opposée à l’appauvrissement de notre monde culturel. Culture et nature forment un couple inséparable.
Nous portons beaucoup d’attention à la planète comme « valeur », il ne faut pas négliger l’architecture. Dans les deux cas, c’est la diversité de notre univers qui est en question. Faute de grive, il faudra parfois se contenter de manger du merle. C’est d’abord l’intention et l’attention qui comptent, principaux ingrédients de la cuisine architecturale. Sans elles ce ne sont que gesticulations.
Au temps de Carême, la référence se limitait à quelques « ordres » lorsqu’il s’agissait de proposer une architecture pâtissière. Les choses sont différentes aujourd’hui, il importe de prendre les désordres de la nature comme métaphores, comme support de création pour renouer avec la vraie culture, celle d’une relation ontologique avec la nature, c’est-à-dire : stratifications, sédimentations, concrétions, érosions, compressions, expansions, cristallisations qui pourront devenir des mécanismes esthétiques et des sources d’inspiration.
L’architecture est un projet qui rend compte d’une vision de la société mais aussi d’un rapport au monde. L’architecture mériterait quelques lignes dans chaque programme politique, ce n’est pas qu’une question de goût.
Alain Sarfati
Architecte & Urbaniste
Retrouvez toutes les Chroniques d’Alain Sarfati