Le journaliste d’Arte, qui vient de terminer une longue interview de Christian de Portzamparc à la Cité de l’architecture, soupire. « Il ne va pas être simple d’éditer tout ça« , dit-il. Il avait demandé à l’architecte de faire, devant la caméra, des réponses courtes. Peine perdue. Ce dernier l’avait prévenu : « Je suis incapable de répondre par slogan« . Autoportrait en mots d’architecte.
Christian de Portzamparc assume l’idée que les hommes sont des animaux grégaires, sans être tout à fait les singes nus de Desmond Morris. Pour autant, « nous ne sommes pas tous amenés à obéir« . Une désobéissance civique qui est à la source de son engagement. Mais il dit aussi que depuis les années soixante l’individu, le sujet, est devenu « le » paradigme, pour le meilleur et pour le pire. Comment regarder cette ville jungle qui a explosé et qu’il appelle un zoo bigarré ? Aussi, tant qu’à faire, il tente à travers son architecture de rassembler encore ce qui peut l’être et de produire l’échange et le dialogue.
Du coup les journalistes, votre serviteur y compris, sont confrontés au même problème d’editing. Christian de Portzamparc offre, généreusement, une pensée si construite que quelle que soit la qualité de la question, il y répond sans forfanterie le plus sérieusement, précisément et sincèrement possible. Quand les mots manquent, ou que la question est bonne ou qu’il s’impatiente, il fait un croquis. De fait, durant cet entretien avec Arte, les visiteurs lambdas de l’expo ‘Rêver la ville’ sont bientôt emportés par les mots de l’architecte et s’agglutinent, attentifs, en un demi-cercle hétéroclite. Plus tard, il répondra encore, avec la même politesse, à quiconque l’aborde. « Christian est toujours en retard« , s’excuse son attachée de presse. Elle tente de le presser, après tout, il est en tournée de promotion. Sauf qu’il n’a rien à vendre. Alors il aime autant poursuivre la conversation et faire avec flegme, sous la pluie, le tour de la place du Trocadéro jusqu’à ce que le taxi soit là, devant lui. Des lieux, Christian de Portzamparc dit qu’il aime qu’ils aient une entrée et qu’on puisse y « déambuler« .
L’exposition, intitulée Rêver la ville et installée dans la galerie basse des expositions temporaires – un lieu vertical, très haut, vielles pierres – montre dix-huit maquettes (et autant de films) de projets signés de l’Atelier, réalisés ou non. Le résultat est saisissant. « Je tenais à montrer le côté physique de mon travail, faire travailler l’imagination en habitant le lieu avec de grandes maquettes de bâtiments verticaux, situées en hauteur afin que le visiteur en éprouve la situation« , explique l’architecte.
Les mots sont choisis et d’aucuns se doutent ainsi que quand il parle de « côté physique » et, souvent, « d’architecture sensorielle« , ce n’est pas aux matériaux qu’il pense. Selon lui, pour comprendre l’architecture en général, la sienne en particulier, « il faut comprendre l’humain en entier, son aspect mental et animal, ne pas séparer le corps et l’esprit« . Animal ? « Nous sommes dans une société de communication qui sépare le mental du corps. Voyez ces villes du Middle West où l’on peut tout faire chez soi. Du coup elles ont dû inventer des clubs de pétanque pour recréer du lien et les urbanistes deviennent des animateurs« . Il revient fréquemment sur cette notion de retrouvailles – « j’aime beaucoup les projets où les gens vont venir se rencontrer » ; il a « rassemblé » aux Champs Libres de Rennes, entend « rassembler » (quatre fois dans le texte) à la Cité de la Musique de Rio – comme si la dynamique de fragmentation de la société créait chez lui une angoisse sourde, qu’il sentait que, comme pour le réchauffement de la planète, il fallait intervenir, qu’il était presque trop tard. « L’architecture, l’aménagement, l’urbanisme : c’est là où le monde est le plus empoté« , dit-il.
La conviction de la responsabilité qui est la sienne à cet égard n’est pas nouvelle. S’il fait partie d’une génération qui a pu construire assez tôt (premier concours gagné en 1973 pour le château d’eau de Marne-la-Vallée puis dans la foulée, en 75, un quartier de 210 logements, rue des Hautes Formes à Paris), son engagement est antérieur à son premier chantier. « Les quartiers étaient pour moi une question majeure. En 1969, l’homme marche sur la lune mais sur terre nul n’a encore trouvé une manière moderne de faire un quartier. J’ai ressenti cela, dès la fin des années 60, comme une question majeure et ce qui m’a motivé, en partie, pour devenir architecte était qu’il fallait chercher à faire autrement« . Ne pas y voir une justification a posteriori. Ils furent avec lui peu nombreux à l’époque (Antoine Grumbach, Jacques Barda, Roland Castro et quelques autres) à oser déconstruire la pensée ultrarationaliste de Le Corbusier. « C’était l’époque du brassage d’idées, d’agitation, de voyages, de poésie mais plutôt que de théoriser je voulais construire« , dit-il. Avec la certitude, déjà, que le temps des solutions universelles est fini et qu’il y a seulement des cas particuliers, des hommes, un climat, une économie qui ne sont pas les mêmes d’un lieu à l’autre. « Mai 68 était l’expression de ce renversement de perspective« , dit-il.
« Adolescent, je dessine, je sculpte et je découvre des images – Shandigar de Le Corbusier, Brasilia de Niemeyer – et j’apprends ainsi qu’il y a un métier d’architecte. C’est comme ça que je suis entré aux Beaux-Arts à Paris« . Un esthète guidé par ses sens donc. Sauf qu’est doué de raison cet homme mental autant « qu’animal« . « Christian a failli ne pas faire archi car il trouvait que l’architecte n’était pas assez intellectuel« , rapporte l’un de ses amis. En regard de ces ‘grands ensembles’ que construisaient ses futurs confrères affairés, il avait sans doute de quoi s’interroger. Et s’il aurait pu se contenter de construire des villas de riches propriétaires, la rue des Hautes Formes (quel lieu prémonitoire) le convainc très tôt que l’architecture contemporaine peut, et doit, se raccrocher à la ville existante. Il assoit ainsi sa réputation autant qu’il prend date pour un long engagement. Une fidélité qui, dans une certaine mesure, lui coûte.
« Le problème de l’architecture, c’est qu’il faut attendre six ans pour le moindre projet, c’est terrible« , dit-il. « J’ai un rapport plus immédiat avec les sens, quand je joue du piano, ou quand je peins. J’ai beaucoup peint pendant la construction des Hautes Formes et compris la nécessité de faire plusieurs choses à la fois. Car il y a toujours des peaux de banane dans les projets, c’est très important de ne pas être fixé sur les obstacles, il faut faire autre chose pour pouvoir revenir dessus. Et puis faire des choses différentes est une fertilisation qui rend plus frais. C’est une question d’équilibre pour moi d’avoir plusieurs sujets. J’aime bien être en même temps sur les chantiers, voir monter des trucs ; c’est bien d’avoir toujours un chantier en cours, d’avoir accès à la réalité sensorielle de ce que vous faîtes. Le bouillonnement que je ressens est une impatience, un besoin de faire apparaître les choses dont vous avez envie« .
Ce dont il n’a pas eu envie est de vivre et travailler dans une pensée déconnectée du réel, engoncée dans une quelconque idéologie, fut-elle bourgeoise. Et c’est en ville qu’il a trouvé son espace de liberté. « L’urbanisme de Le Corbusier faisait partie d’une vision du territoire – la modernité des années 20 – qui n’était plus la nôtre. Il fallait repenser notre époque, en finir avec les oppositions ville ancienne et ville moderne. Le futur doit être actuel, ne pas s’appuyer sur des modèles du passé« . Les hauteurs imposées, la ville historique, etc. ne sont pour lui pas des contraintes mais un « stimulant » puisque il n’y a pas de territoires « créés ex nihilo« . Il rapporte cette anecdote. Lors de la conception de la tour LVMH à New York, des amis architectes américains l’alertent de la difficulté de la réglementation. « Mais c’est une mine d’or« , répond-il. « Les contraintes doivent être résolues mais la pensée ne part pas des contraintes techniques. Nous réagissons certes à des contextes très concrets mais sans part d’enthousiasme, ça ne marche pas. Rêver [la ville] signifie aller au-delà de l’analyse et du calcul. On ne peut pas sur le papier séparer l’artiste, le technicien, le constructeur, l’utopiste, l’habitant, l’architecte… Il s’agit d’une seule et même personne« , explique-t-il.
Christian de Portzamparc mentionne alors un reportage à propos des hommes d’une vallée perdue. « C’était hallucinant de beauté sauvage ; les mêmes qu’il y a 10.000 ans, les mêmes peintures corporelles. Ils se font la guerre ; la seule nouveauté est l’arrivée de l’alcool et des kalachnikov. Mais au travers de ces images de l’homme sauvage, on sent la beauté, le savoir, la culture« . Son propre regard sur la ville est emprunt de naturalisme. « La ville aujourd’hui, c’est devenue la jungle, un territoire agressif, imprévisible, sauvage, qu’on ne maîtrise pas. Et bien, les villes, on les prend comme elles sont et on les bouge par petits bouts : nous ne sommes pas des deus ex machina. A Rio, à Barra da Tijuca, le site de la Cidade da Musica, à 10 m de hauteur, la ville redevient de l’enchantement avec cette appréciation physique des grandes dimensions, avec la ligne dansante des montagnes qui réapparaissent. Il faut permettre l’aléatoire, l’inconnu. Je ne sais pas ce qu’est la ville du futur. La ville n’est pas d’abord une agglomération d’égoïsmes et un territoire de problèmes mais un medium construit de notre vie. Le bonheur ou l’angoisse vient du lieu. Il faut du rêve et de l’enthousiasme parce que chacun a besoin d’être surpris, de voir des choses neuves en respectant le passé – on vit dans le passé – qu’une autre figure du monde apparaisse : une conjonction de l’intimité et du brouhaha« . L’architecte parle sans élever le ton, parfaitement posé mais la passion de l’homme transpire de chaque mot.
Cette mixtion constante et improbable entre raison et sensation fut longtemps source de malentendu. « J’ai le sentiment parfois que le milieu des architectes est formé de camps et d’a priori. Il y a ceux qui disent ‘la forme, ce n’est pas bien’ (et je peux en parler après avoir suivi l’enseignement rigoureux de Georges Candilis) mais si l’on n’aborde pas la question de la forme et de l’espace, on se retrouve très limité dans les trois dimensions. Alors on dit que ‘Portzamparc, il fait des formes’ mais ces formes ont toujours quatre ou cinq raisons d’exister. Il y a une part d’impalpable dans la présence du bâti dans l’espace, il y a la lumière, les effets spéciaux, les aspects sensoriels. Un parallélépipède, c’est une forme. Un cube, c’est une forme mais il peut être magnifique ou ennuyeux« . « On organise la matière qui va donner forme à du vide« , résume-t-il. C’est ainsi que parle un sculpteur-architecte. .
Le seul pritzker français n’impose ni ne vitupère. En parlant de l’îlot ouvert, la réponse la plus éclatante de la recherche fondatrice de son engagement, il insiste que « ce n’est pas une formule« . Puis il explique que ce concept permet de faire venir aussi bien du soleil jusqu’au rez-de-chaussée à Pékin que de l’ombre à Beyrouth. « Je n’ai pas de théorie de référence, de convention que tout le monde partage. A chaque fois on théorise avant la pratique, c’est ce qui conduit à un terrible schématisme. L’îlot ouvert est un outil conceptuel qui revient dans ma pratique mais je n’ai jamais la solution préétablie« , insiste-il. Ni maître ni gourou, il ne faut pas compter sur lui pour simplifier la vie de ceux qui font l’économie de se forger leur propre opinion et ne se porte caution que pour ses propres projets, et encore avec des réserves.
Les politiques s’en méfient sans doute. « Je prône que l’urbanisme puisse incorporer le hasard et le désordre. On m’a dit ‘c’est honteux la liberté que tu donnes aux architectes dans ton plan’. Mais il faut mettre du plaisir et de la beauté dans la pensée de l’urbanisme et de l’architecture. L’îlot ouvert c’est une meilleure rue, de la lumière, de l’autonomie pour les habitants et pour les architectes, une ouverture à l’inconnu et l’aléatoire, une rue lisible. Avec des formes très simples, on peut se permettre de mettre de l’imprévu« .
Hasard, désordre, aléatoire, imprévu… Ces mots reviennent en boucle trop souvent pour ne pas constituer un élément important de la pensée de Christian de Portzamparc. Et là encore il prend le contre-pied de ses plus fervents laudateurs. « L’individualisme n’est pas un défaut : avant tout le monde marchait au même pas : l’industrie, la religion, les chefs… D’ailleurs, je n’emploie pas le mot monumental car il est trop connoté autoritaire. L’architecture est la maîtrise de l’environnement et l’architecture grecque est le fondement de la société, de son organisation et à l’origine du monde administratif qui nous gouverne aujourd’hui. C’est ce grand mouvement qui a permis à la pensée de Le Corbusier, d’ailleurs influencée par les hygiénistes allemands, d’estimer ‘avoir la formule pour faire la ville réussie’ (voir la Cité radieuse). Dans cette ville, le hasard ne joue plus. Or, dans la vraie vie (vraie ville), on veut une part d’aventure. Nous ne sommes pas tous des gens amenés à obéir. Je suis attaché à un espace public, à l’endroit du voleur et du gendarme, du pauvre et du riche« .
Il cite [de mémoire] Goethe écrivant à Schiller : « dommage que l’on demande à l’architecture civile de servir la morale et la présence grave de l’autorité« . Cette ville de l’ordre est devenue autoritaire et si aujourd’hui l’architecture a pris quelques distances avec cette volonté de contrôle, c’est seulement, selon Portzamparc, que la politique n’a plus besoin d’installer l’ordre dans l’espace « puisque l’ordre existe« . « A nous de trouver l’équilibre, d’introduire le désordre qui permet la surprise. On peut penser l’enchantement puisqu’on reste des animaux entiers, que l’on éprouve des goûts, des voix« , dit-il.
L’imprévu s’invite soudain dans l’entretien quand, à la descente du taxi, il se révèle impossible d’ouvrir la porte extérieure de l’agence. Ce désordre dont parle Christian de Portzamparc, il l’accepte pour lui-même. D’un part l’agence est éclatée en quatre parties distinctes physiquement, ce qui, s’amuse-t-il, est une source récurrente de discussions avec son équipe. D’autre part, tout en haut de l’agence ‘historique’, son propre bureau est un joyeux capharnaüm ; petites maquettes sur lesquelles il réfléchit visiblement seul, peintures où s’exprime son goût pour les gammes de couleurs (que l’on trouve aussi bien à la Philharmonie de Luxembourg que dans son projet So Bella à Las Vegas), un chevalet, une étude de sculpture, un fauteuil de relaxation, des papiers, des livres. « Ce n’est pas l’image idéale pour une agence mais les Japonais adorent cette ambiance« , dit-il. Le vide au-dessus de l’escalier est devenue une plate-forme pour d’autres maquettes. Que tout le monde en éprouve la situation ?
Au-delà de sa réussite personnelle, l’un de ses motifs de satisfaction est cette agence. « Aujourd’hui il y a une vraie culture d’atelier mais je veux rester architecte, pas devenir chef d’entreprise, et donc ne pas grossir trop« , dit-il, avant d’ajouter : « se faire plaisir est très vite désespérant« . A l’Atelier il conçoit l’architecture, dirige le concept, fait le croquis. Si les chefs de projet ont de grandes responsabilités et s’il accepte à l’occasion des propositions, c’est lui qui donne les impulsions. « En vieillissant, on s’allège de certains fardeaux et l’expérience fait sentir ce qui peut marcher ou pas. Mais il faudrait deux ou trois vies car on devient meilleur en avançant« , concède-t-il.
La boucle est presque bouclée puisque de la raison et des sens, de ses obsessions et responsabilités, on en revient aux mots, à la ville et à l’engagement. « Il y a une nécessité de ne pas figer la ville, qu’elle garde une capacité à se transformer qui autorise que la prochaine génération pourra s’y installer. Après avoir été très politique dans ma jeunesse, je me méfie aujourd’hui des beaux discours, même si je m’exprime sur le danger de privatiser les villes. Les grands débats sans action restent lettres mortes mais on peut changer le destin de certains endroits à partir d’une pratique, du faire. Je fais volontiers des discours sur des projets en gardant à l’esprit qu’à sujet difficile, il n’y a pas de réponse tranchante. La réalité est au final plus forte que les plans, que le rêve, et toujours plus ou moins étonnante que prévue« .
Le journaliste d’Arte, qui n’en demandait pas tant, n’est pas tiré d’affaires.
Christophe Leray
Cet article est paru en première publication sur CyberArchi le 18 avril 2007