
Dr. Nut, le patron du 22, se désole au vu des statistiques en hausse des disparitions inquiétantes. Toutes ne peuvent pas être mises sur le compte de Dubois l’architecte. Après 6 semaines au Brésil à ses trousses et la rencontre improbable d’Aïda avec ce tueur retors, il offre à sa jeune collègue deux jours de vacances bien mérités. (Cha. XIII).
Retrouver les personnages à l’œuvre
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« Le départ, c’est souvent une pirouette pour s’échapper. Après coup, on trouve toutes sortes de bonnes raisons pour expliquer son geste, se justifier ».
Jean-Yves Soucy
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Chapitre XIII
Jeudi 29 février, 9h17, dans le bureau de Dr. Nut
– Bonjour patron, vous vouliez me voir ?
Heidi Lepelletier – la dernière recrue du 22, le service des disparitions inquiétantes, que tout le monde appelle désormais Le Nantais, puisqu’il est de Nantes – a reçu ce matin un texto de Dr. Nut lui enjoignant de venir au bureau dès que possible. En arrivant, Heidi a trouvé le service entièrement vide, ce qui est rare, « tous les gars en mission », se dit-il.
– Bonjour Heidi, oui, j’ai deux choses à voir avec toi.
– Dubois ?
– Évidemment Dubois, soupire Dr. Nut.
– Je vous écoute.
– Comment ça se passe avec Oksana, la jeune architecte de l’agence de Dubois ?
– (rougissant) Plutôt bien (il était encore dans son lit la nuit dernière).
– Oui, j’avais compris mais il va falloir que tu prennes tes distances avec elle.
– Pourquoi ? Grâce à elle, je suis super bien introduit à l’agence, personne ne se méfie de moi.
– Justement. Je ne sais pas quand va rentrer Dubois mais il va forcément rentrer après tout le ramdam au Brésil. Tu as vu la conférence de presse ?
– Oui, j’ai vu ma collègue Aïda, que je ne connais pas encore, déclarer que Dubois n’est pas un tueur en série.
Heidi sourit, il a été étonné de découvrir sur l’écran de son téléphone la conférence d’Aïda dont il a tant entendu parler.
– Au Brésil, « pas un tueur en série au Brésil », a-t-elle dit le reprend Dr. Nut.
– J’ai bien compris qu’elle donnait des réponses de sioux…
– Bref, on continue de chercher des preuves contre lui et d’essayer de retrouver les corps de ces pauvres femmes. Ils sont au courant à l’agence du bazar de leur patron au Brésil ?
– Évidemment. Justement, avec Oksana…
– Écoute. Tu vas devoir mettre fin à ta liaison avec elle, trouve une excuse, tu dois retourner à Nantes, tu as la syphilis ou le SIDA mais tu dois t’éloigner d’elle, pour ta sécurité, et la sienne. C’est un ordre. Pour autant, j’ai une mission à te confier avant le retour de Dubois, tu n’as donc que quelques jours pour la remplir.
– (Curieux) Une mission ?
– Oui. Nous savons – nous pensons – que Dubois garde les corps de ses victimes. Il ne peut pas les garder sur une étagère comme un pot de géranium. J’ai vu le travail qu’il a réalisé à la morgue médico-légale de Paris, un truc étonnant, beau, sensible. S’il est capable d’un truc pareil pour des morts dont il ne sait rien, il y a fort à parier, que ses propres victimes sont « couchées », à défaut d’un autre mot, sur une sorte de piédestal, un « lit » qui doit être particulièrement élaboré – peut-être même chacune a le sien, à son nom. Bref, si l’architecte a pu dessiner cette couche dans ses moindres détails techniques, et même s’il peut le monter lui-même comme un meuble IKEA, il a quand même besoin d’artisans pour réaliser les pièces. Il a fait appel à un bijoutier hors pair pour fabriquer les bijoux qu’il offre aux femmes qu’il assassine, il doit donc s’adresser à des artisans de haute volée, des menuisiers, des serruriers, des tapissiers peut-être, je ne sais pas tout ce qui est nécessaire à la confection d’un cercueil de luxe… Où et qui sont ces artisans ? Pour retrouver le bijoutier…
– Oui je sais, Aïda est allée rendre visite à tous les bijoutiers un par un…
– Tu comprends vite mais il y a peut-être un autre moyen, plus rapide. Dans son agence, il y a une petite salle de documentation avec toutes sortes de catalogues et d’échantillons qui traitent de toutes sortes de matériaux. L’idée serait que tu profites de ces derniers jours pour tenter de recueillir une liste aussi complète que possible des artisans avec lesquels Dubois travaille. Ceux avec qui il travaille souvent, ceux avec qui il n’a travaillé qu’une fois… Cherche en priorité parmi les artisans plutôt de luxe, plutôt solitaires, des petits ateliers autrement dit, etc.
– OK, je ne sais pas encore comment je vais m’y prendre mais vous pouvez compter sur moi puisque j’avais déjà pris la précaution de copier les clefs de l’agence d’Oksana, au cas où… D’après vous, j’ai combien de temps avant le retour de Dubois et… avec Oksana ?
– Je n’en sais rien, deux jours, une semaine, un mois, mais je pense que nous le reverrons bientôt. Après les évènements au Brésil, il ne peut plus laisser son agence ronronner tranquillement. Surtout si la presse française s’en mêle… Bref, prévois de faire aussi vite que possible. Et dis adieu à Oksana.
– Ok patron, c’est compris, je vous tiens au courant.
– Parfait, merci. À bientôt.
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Jeudi 29 février, 15h49 (heure de Brasilia), sur la terrasse du Brasilia Palace Hotel
Aïda compose le numéro de téléphone de Dr. Nut, le bruit ambiant de la terrasse est masqué par un vent léger mais chaud. La chaleur est accablante dans cette ville au milieu du désert. Autour d’elle, Brasilia s’étend à perte de vue. À la table, en face d’elle, Thiago pianote sur son ordinateur, il doit lui aussi rendre des comptes à son chef.
Dr. Nut répond presque immédiatement :
– Bonjour patron
– Oui Aïda, ça va ? Comment s’est passée votre rencontre avec Dubois et Gloria ?
– Ça va… disons, répond Aïda, la voix un peu tendue. Gloria nous a invités à prendre le café après le déjeuner afin de nous remercier pour la conférence de presse. Nous avions rendez-vous à 14H sur un rooftop, dans un bar – apparemment un de ses projets – très chic, avec une vue imprenable sur la ville. Elle était étonnamment détendue, presque joyeuse, comme si toute cette affaire était un simple malentendu sans conséquence. Par contre, Thiago et moi… on ne faisait pas les malins !
– Je me doute. Continuez.
– On a discuté de tout et de rien : des monuments de Brasilia, de la pression médiatique. Gloria parlait librement, lançant des blagues et détendant l’atmosphère…
Dr Nut, la coupant :
– Et Dubois ?
Aïda hésite un instant :
– Et bien, il était calme, trop calme. Il ne parlait pas beaucoup – la discussion était en anglais, parfois en brésilien quand Gloria s’adressait à Thiago, et inversement. Dubois ne m’a quasiment pas adressé la parole mais il avait ce regard… celui qui cherche à comprendre. Puis il m’a demandé, avec un ton faussement innocent : « On ne se serait pas déjà vus quelque part ? » J’ai senti une bouffée de chaleur mais j’ai répondu en gardant mon calme : « À Paris peut-être, le monde est petit. Ma sœur est architecte, elle m’emmène parfois à quelques vernissages ». (Aïda se souvient avoir immédiatement regretté d’avoir mentionné l’existence de sa sœur architecte, blonde aux yeux bleus). Il a esquissé un sourire : « Non, nous ne nous sommes pas déjà vus à Paris, nous nous sommes croisés ici au Brésil me semble-t-il et, surtout, il me semble avoir reconnu votre voix hier en vous écoutant parler dans le poste ». Texto patron, avec un petit sourire en coin.
– Il a fait le lien avec votre irruption dans l’appartement d’Ethel Hazel. C’était prévisible mais cela signifie qu’il sait désormais que vous étiez réellement sur sa piste.
– C’est possible, répond Aïda dans un soupir. Surtout quand Gloria a plaisanté sur le fait que nous étions partout où ils allaient entre Rio et Brasilia… « HAHAHA », j’imite le rire de Gloria. Dubois a juste esquissé un sourire discret et n’a pas poursuivi ses questions. La réalité est que la situation était vraiment gênante, sauf pour Gloria apparemment qui dit n’avoir jamais cru à la théorie de Dubois tueur en série. « Quelle idée », dit-elle. « En effet, quelle idée », lui a répondu Dubois avec un sourire amoureux.
– Quelle histoire… on n’aurait jamais dû accepter cette proposition !
– L’avocat de Gloria, ce Maître Gerson, a vu tout le parti qu’il pouvait tirer de la publicité et ne nous a pas vraiment laissé le choix, ni aux uns ni aux autres… Il voulait même au départ inviter quelques journalistes et photographes « pour sceller la réconciliation ».
– Je sais mais on aurait pu prétexter quelque chose. Passons, les chefs sont les chefs et c’est fait maintenant. Comment cela s’est-il fini ?
– Gloria nous a sauvé la mise en continuant à parler, naturellement, en rigolant. Aussi bavarde que nous l’avait indiqué le restaurateur de Paraty. Elle a mentionné la suite de leur projet : retour à Florianopolis demain matin, puis départ pour Paris dimanche, avec une arrivée le lundi. Je lui ai demandé si elle comptait accompagner Dubois et elle a répondu oui, comme si de rien n’était. Elle a même ajouté « peut-être nous recroiserons-nous là-bas HAHAHA ». En tout cas, Dubois semble désormais pressé de rentrer. Il a peut-être des affaires urgentes à gérer à son agence mais je pense que c’est plutôt un prétexte pour lui pour sortir de ce tumulte.
– Ok Aïda merci, demandez à Thiago de confirmer l’heure de leur vol ce dimanche. Quant à vous, vous prendrez celui de samedi. Il y a un vol AF à 20h20, pour une arrivée à Paris à 18h dimanche. Je vous fais réserver une place dès que j’ai raccroché.
– Ok et d’ici là ? On les suit à Florianopolis ?
Dr Nut hésite un instant :
– Non, prenez 48 heures de repos au soleil, le temps est pourri ici à Paris et j’ai besoin de vous en forme et prête pour la suite.
Aïda bafouille de surprise à la proposition de Dr. Nut :
– Euh, c’est noté… Merci beaucoup patron !
– De rien mais Thiago et vous devez rester attentifs. Vous et moi savons que Dubois est dangereux.
Aïda, joyeuse :
– De toute façon, il part à Florianopolis et je ne suis pas censée le revoir avant son arrivée à Paris.
– Faites attention par principe, cet homme est retors.
– OK patron, je ferai attention. À bientôt.
Clic
Aïda esquisse un léger sourire. Elle a 48 heures de répit avant le retour en France, deux jours pour enfin respirer, se détendre… et passer du temps avec Thiago ?
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Vendredi 1 mars, 22h01, dans le bureau de Dr. Nut
Le policier est exténué. Encore une grosse semaine. Il s’ouvre une nouvelle bière, se disant que de toute façon personne ne l’attend, et se replonge dans l’analyse des chiffres du service des statistiques qui lui est parvenu en début de soirée. Ils ne font que confirmer ce qu’il ressent intuitivement, le nombre de disparitions en général, comme les « évaporés » japonais, de disparitions inquiétantes en particulier, est en constante augmentation. Il ne se souvient pas d’un tel rythme quand il a commencé sa carrière mais à l’époque il n’y avait pas de réseaux sociaux, à peine le téléphone et disons… les gens étaient différents et la violence était plus feutrée, il n’y avait pas d’arme, sauf pour le crime organisé qui en faisait un usage prudent. Le rapport explique assez bien une partie de cette progression. D’abord il y a beaucoup plus de personnes vivant seules désormais : instabilité des couples, instabilité des familles, volonté d’indépendance… Cela vaut d’ailleurs pour tous les âges. Une petite surprise dans le rapport des services : entre 30 et 50 ans, la part de personnes seules est supérieure chez les hommes. Après 50 ans, les femmes seules, souvent dès que les enfants quittent le domicile, sont légion.
Le rapport cite une enquête de l’INSEE qui indique qu’en France, onze millions de personnes vivent seules, leur part dans l’ensemble de la population ayant presque été multipliée par trois entre 1962 et 2019, passant de 6 % à 17 %. Au sein des seuls 15 ans et plus, cette proportion a augmenté de 13 % en 1990 à quasiment 21 % en 2019. Idem pour les moins de 15 ans. Cette statistique rend Dr. Nut mélancolique. Il est habitué à son travail mais il est perturbé dès que des enfants sont concernés, et c’est souvent. Lui-même n’a pas d’enfant et présume qu’il n’en aura plus maintenant. Pour autant, malgré sa raison et son expérience, il a du mal à comprendre comment et pourquoi des enfants se retrouveraient seuls à la rue avant pour certains de « disparaître » purement et simplement, sans que personne ne les recherche jamais. Ce qui le fait penser aux victimes de Dubois. Pourquoi s’acharne-t-il ? Justement parce que personne ne les recherche plus ? Parce que sans lui, elles cesseront d’exister et qu’il sait que Dubois les conserve quelque part ? Il doit bien l’admettre, ce n’est pas la seule recherche des victimes qui l’inspire mais bien de coincer Dubois.
Pour autant, ces femmes jeunes, jolies, intelligentes ont disparu sans laisser de trace. Elles n’étaient pas victimes de parents indignes et rien n’y a fait. Personne n’est à l’abri, se dit-il, les chiffres inquiétants le confirment et c’est sans doute cela qui l’épuise. Dans son métier, il est confronté presque tous les jours au fond pourri de l’humanité, chaque jour ou presque défiant l’imagination. Les succès de l’équipe ne compensent pas chez lui, ne compensent plus, ce sentiment de dégoût qui l’habite parfois. Dubois au moins, lui, il est élégant et ne laisse pas derrière lui une traînée de sang, se dit-il. Il s’en veut à nouveau de son admiration pour l’architecte.
(À suivre)
Secrétariat du 22
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