
Après avoir échoué au Brésil à coincer Dubois, architecte et tueur en série insaisissable, Aïda, la seule femme flic du 22, le service des disparitions inquiétantes, est de retour au bureau à Paris. (Cha. XV).
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« J’aime Paris, je m’y sens chez moi, mais je souffre de la voir souffrir ».
Renzo Piano
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Chapitre XV
Lundi 4 mars, 8h55, au pied du TGI à Paris
Aïda se presse sur le parvis du tribunal dont elle sait aujourd’hui qu’il a été construit par un architecte italien, Renzo Piano. Pour elle, ce tribunal ressemble à un immeuble de bureaux d’une grosse boîte d’immobilier et elle trouve qu’il fait froid dans le dos, hors d’échelle. Elle resserre son manteau autour d’elle. Le froid parisien lui mord la peau et un crachin léger mais pénétrant l’oblige à plisser les yeux. Elle regarde autour d’elle : des silhouettes emmitouflées se pressent sous des parapluies noirs, leur souffle formant de petites volutes dans l’air glacé. Arrivée hier matin à Paris après une nuit blanche dans l’avion, elle n’a pas vraiment eu le temps de récupérer du décalage horaire, ni de prendre ses repères. Elle en a oublié les bonnes habitudes parisiennes : parapluie, gants, casquette ; le minimum syndical pour affronter cette météo.
Mais la voilà déjà rattrapée par le rythme effréné de la capitale. Elle fixe les grandes portes vitrées du bâtiment, le flot de personnes en costume entrant et sortant, les regards préoccupés. Cette transition brutale lui donne presque le vertige et une sensation d’étrangeté l’envahit.
Le bâtiment massif se dresse devant elle, imposant et intimidant. « C’est peut-être la dernière fois que je viens ici », se murmure-t-elle en ajustant son sac ‘tote bag’. À l’intérieur, dans une pochette, repose sa lettre de démission, imprimée chez elle ce matin. Aura-t-elle seulement le courage d’expliquer tout ça à Dr. Nut ? Sera-t-il compréhensif ? Peut-être doit-elle se contenter de lui remettre la lettre ? Puis fuir avant d’affronter son regard ?
Elle inspire profondément et s’engouffre dans le bâtiment. À l’intérieur, la chaleur artificielle est presque un soulagement. Elle s’avance vers les ascenseurs, ses pas résonnant légèrement sur le carrelage. « Allez, Aïda, c’est juste une formalité ». La cage métallique se referme sur elle. Elle se regarde brièvement dans le miroir, son reflet est plus lumineux que la fatigue qu’elle ressent en elle, cela lui donne une once de courage.
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Lundi 4 mars, 9h04, dans les bureaux du 22
Aïda pousse la porte des bureaux du 22 – Service des disparitions inquiétantes, indique la plaque – elle n’a même pas entièrement franchi le seuil que des voix familières résonnent déjà dans sa direction.
« Regardez qui est là ! La star internationale ! », s’exclame Jean mi-taquin, mi-sincère qui l’aide à ouvrir la porte mimant une révérence exagérée.
Elle entre, un sourire timide aux lèvres, immédiatement submergée par l’accueil chaleureux de l’équipe. Les bureaux ont toujours cette ambiance un peu chaotique : des piles de dossiers sur les tables, des tasses de café abandonnées, une odeur de papier vieilli et de renfermé.
« Ah… Enfin de retour ! », lance Brice depuis son bureau. « Tu nous as manqué ! Tiens je te présente Heidi, dit Le Nantais parce que, figure-toi, il est de Nantes ! ». Brice désigne d’un geste théâtral un beau brun, jeune, avec un sourire éclatant, qui l’observe de loin, l’œil amusé. « Dr. Nut a voulu embaucher un stagiaire mais il n’a pas trouvé mieux qu’un gigolo ! ».
Tout le monde s’esclaffe. Les rires fusent et Aïda commence à se détendre légèrement.
Heidi s’avance vers elle pour lui serrer la main. « Enchanté de faire votre connaissance Aïda ! Deux ans avec eux ? Bravo !!! Moi, au bout de deux mois, je regarde déjà des tutos YouTube sur ‘Comment survivre en milieu hostile’». « Vous êtes vraiment stagiaire ? », demande Aïda, visiblement surprise. « Non, pas exactement, j’ai demandé à travailler dans ce service et disons… que j’ai encore beaucoup à apprendre », répond-il en souriant.
Les rires retentissent de plus belle. Aïda voit ses collègues qui l’observent mais les regards sont empreints d’amusement et de bienveillance : il y a de l’admiration dans leurs yeux, une reconnaissance sincère. Elle est l’un des leurs. L’une des leurs plutôt. La seule en fait.
« Tu as fait preuve d’un sacré sang-froid au Brésil ! Il a encore fait des siennes Dubois », lui glisse Gilbert. « Et face aux médias en furie, surtout en terrain inconnu, tu t’en es sortie comme une chef… ».
Aïda, encore un peu gênée, hoche la tête modestement. « Merci… mais je ne sais pas si j’ai été aussi bonne que vous le dites ».
Brice s’approche et, sur un ton plus sérieux, poursuit : « Ne doute pas, Aïda. Tu as été remarquable. Je sais ce que tu penses. Mentir, on y est tous confronté à un moment dans notre carrière ; mais heureusement qu’on ne dit pas tout ce que l’on sait à la presse, le monde deviendrait fou. Tu imagines si tu avais dit la vérité ? « Oui, oui, tout à fait, Dubois l’architecte est un tueur en série avec plus de 10 victimes au compteur, au moins, et depuis cinq ans que le 22 est au courant et incapable de l’arrêter… » Tu imagines ? Dans l’heure, c’est panique sur la ville ! Et on se retrouve submergés d’appels, dont ceux des ministres. Bref, la panique, il vaut mieux éviter et tu as donc bien fait ».
Ces mots touchent Aïda plus qu’elle ne veut l’admettre. Malgré ses doutes et ses angoisses, cette camaraderie lui rappelle pourquoi elle avait accepté ce poste. Ces « ours », comme elle aime à les appeler, sont dévoués à une tâche interminable, usante, rarement gagnante et pourtant ils trouvent le moyen de se soutenir et de rire d’eux-mêmes. Leur accueil lui fait du bien et elle sent une vague de réconfort l’envahir.
« Bon allez, fini les déclarations d’amour Brice, on laisse ça pour Heidi ! Au boulot avant que le chef arrive ! », lance Jean.
Les rires éclatent à nouveau.
Elle sent à leur chaleur que dans leur esprit, il ne fait aucun doute qu’elle fait partie de l’équipe, que pour eux l’idée de son départ ne se pose même pas, ne se conçoit même pas. Pour cacher son émotion, elle se dirige vers son poste de travail envahit de documents et de courrier. Elle s’installe – elle avait oublié à quel point son fauteuil est confortable – bien décidée à mettre de l’ordre sur son bureau et dans sa tête.
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Lundi 4 mars, 9h17, dans les bureaux du 22
Jean tend un café à Aïda avec un sourire complice. « Tiens, Aïda profite de ma gentillesse aujourd’hui, demain ça sera fini ». Aïda rit doucement et s’appuie contre son siège, réchauffant ses mains autour de la tasse. « Dis-moi, pourquoi vous l’appelez le gigolo Heidi ? ». « Le Nantais ? Figure-toi qu’il s’est entiché d’une fille qui bosse chez Dubois. Une Suédoise », explique Jean.
Heidi qui l’entend, le coupe de loin : « elle est Ukrainienne Jean, et je fais juste mon boulot. Désolée d’avoir des attributs qui me permettent de m’offrir quelques raccourcis ». Avant qu’Aïda ne puisse poser une autre question, Dr. Nut entre dans la pièce, sa présence imposant naturellement le calme.
« Ah, Aïda, content de vous revoir parmi nous ! Alors, prête à reprendre le collier ? », dit-il en lui serrant la main.
Aïda hoche la tête, esquissant un sourire.
« Laissez-moi attraper un café et venez me retrouver dans mon bureau, vous vouliez me parler… ».
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Lundi 4 mars, 9h22, dans le bureau de Dr. Nut
Dr. Nut est déjà assis derrière son bureau, triant quelques papiers, lorsque Aïda entre. Il lève les yeux, un sourire chaleureux mais attentif sur le visage.
– Alors, Aïda, je vous écoute.
Aïda hésite, toute idée de remettre sa lettre de démission, là dans sa poche, a disparu et, encore debout, un peu honteuse, elle regarde Dr. Nut et bafouille : « Alors voilà…
Dr Nut l’interrompt lui désignant d’une main sa chaise :
– Mais asseyez-vous donc ? Qu’est-ce qui ne va pas ?
Aïda s’assied, à nouveau nerveuse :
– Rien… Rien de grave. Enfin, Je m’en voulais tellement d’avoir échoué à trouver le moindre indice contre Dubois. Je crois que ce n’est pas tout à fait ce à quoi je m’attendais mais… ce n’est pas ça… Je… Et puis, je crois que je vous en voulais un peu aussi. Pour… Pour m’avoir fait jouer ce jeu devant la presse mais j’en comprends mieux aujourd’hui les raisons et la nécessité.
– C’est pour me dire ça que vous vouliez me voir ?
Le visage de Dr. Nut exprime la surprise. Aïda marque une pause, sa voix trahissant une légère émotion : « Alors… Alors… je voulais juste vous remercier. Pour votre confiance et pour tout ».
Quelqu’un crie dans son dos : « Hey Nut, qu’est-ce que tu fais à la petite ? Tu vas nous la faire pleurer ou quoi ? »
Les rires fusent au loin, et Aïda ne peut s’empêcher de sourire malgré l’incendie qui lui brûle les joues. Dr. Nut secoue la tête en soupirant, un sourire amusé sur les lèvres : « Ah, l’élégance légendaire du 22… C’est tout ce que vous vouliez me dire Aïda ? »
Aïda se ressaisit et, retrouvant enfin sa posture habituelle et professionnelle, finit par se décider :
– Non, en fait Il y a une chose qui me tracasse Patron : Julie Durantin. Après la conférence de presse, on ne pourra jamais plus coller son assassinat sur le dos de Dubois.
– Mais vous m’avez expliqué que c’était impossible qu’il soit le coupable, qu’il n’avait pas le temps d’organiser un tel meurtre moins d’une heure après son arrivée à son hôtel…
– Je sais, je sais, mais vous et moi savons à quel point il est ingénieux. C’est un architecte après tout…
– Certes, et je crois en votre instinct. J’ai le même mauvais pressentiment. Mais pour Julie, en effet, s’il est vraiment l’auteur de ce meurtre, il nous faudra des preuves en béton. Bon, je vous laisse prendre connaissance des dossiers en cours ici, et on se retrouve à 17h dans le hall. Vous et moi avons rendez-vous avec Dubois et Gloria qui arrivent à Roissy par le vol LATAM Airlines de 18h55.
– LATAM Airlines ?
– Je sais, Dubois ne fait jamais rien comme tout le monde. Peut-être espère-t-il arriver discrètement…
– Ok, je serai là à 17h.
Aïda s’en retourne le pied léger, se contrôlant pour ne pas virevolter jusqu’à son bureau.
Secrétariat du 22
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