
L’exil s’est révélé être un projet architectural à part entière. Il fallait repartir de zéro, analyser un nouveau « site » – la société française –, en comprendre les codes, les usages. Et si le rôle essentiel de l’architecte aujourd’hui était précisément d’être médiateur ? Éléments de réponse avec l’architecte Boris Cindric (II/IV).
L’architecte Boris Cindric, né en 1968 à Sarajevo, capitale de la Bosnie-Herzégovine, a trouvé refuge en France après avoir combattu dans les forces bosniennes tout au long du siège de Sarajevo (6 avril 1992 – 29 février 1996). Après avoir collaboré avec des agences telles AREP, Arte Charpentier, Christian de Portzamparc, Valode & Pistre, il a fondé en 2003 l’Atelier d’Architecture Boris Cindric (AABC).
De la pyramide au cœur du projet
L’exil m’a conduit en France, et avec lui, à un troisième apprentissage, le plus total. Quitter sa terre natale n’est pas seulement être dépossédé d’un contexte professionnel, c’est devoir tout réapprendre : une nouvelle langue, une nouvelle culture, une nouvelle façon de vivre, un nouveau système administratif et social… tout était à déchiffrer.
Finalement, cet exil s’est révélé être un projet architectural à part entière. Il fallait repartir de zéro, analyser un nouveau « site » – la société française –, en comprendre les codes, les usages et les contraintes pour y dessiner patiemment sa propre place. Ce déracinement, d’abord douloureux, s’est donc révélé être une chance inouïe : celle de devoir tout réinterroger, en tant qu’homme et en tant qu’architecte. J’arrivais avec ma culture de la rigueur yougoslave et la mémoire traumatique de la ville en guerre. J’ai découvert une approche architecturale française plus sensible, plus phénoménologique, où la qualité d’une lumière, la texture d’un matériau ou la poésie d’un parcours prenaient une place centrale. Là où j’avais appris à penser en termes de systèmes et de fonctions, j’ai appris à penser en termes d’atmosphères, d’émotions et d’expériences.
Cette rencontre a été le creuset de ma pratique actuelle. J’ai compris que la rigueur n’était pas l’ennemie de la sensibilité, mais sa condition. La structure, la rationalité constructive que j’avais apprises à Sarajevo pouvaient devenir le squelette solide sur lequel venait se greffer une chair plus délicate, plus attentive à l’humain dans sa singularité.
Mon rôle a de nouveau muté. Après le bâtisseur et le réparateur, je suis devenu une sorte de médiateur. Cette évolution personnelle a ouvert une question bien plus vaste, une interrogation fondamentale sur notre profession : et si le rôle essentiel de l’architecte aujourd’hui était précisément celui-ci ? Être médiateur ? Une nouvelle dimension s’ouvre ici, qui vient remplacer et déconstruire la figure traditionnelle de l’architecte-chef, seul visionnaire à la tête de la pyramide. Le paradigme change. L’architecte-médiateur n’impose plus, il tisse des liens entre le passé et le futur, entre la mémoire d’un lieu et son devenir, entre les contraintes techniques et les aspirations poétiques. Il devient un interprète des aspirations profondes des usagers.
C’est alors que ma propre narration s’est étendue dans une réflexion plus profonde sur l’espace et la mémoire, en découvrant la pertinence des œuvres d’urbanistes critiques tels que Jane Jacobs et Kevin Lynch. Je comprenais que lire les « lignes de force » d’un quartier, ce que Jacobs appelait la « danse de la rue » et Lynch l’ « image de la cité », était le prérequis fondamental avant même de tracer la première ligne. L’architecture n’est alors plus seulement un objet à construire mais un processus à animer ; un projet qui se co-construit avec les habitants, les élus, les artisans. L’architecte n’est plus le sommet de la pyramide, il en est le cœur qui orchestre les intelligences multiples. J’avais 29 ans…
L’architecture comme pratique étendue
Cette philosophie de l’architecte-médiateur n’est pas restée une simple théorie ; elle est devenue le moteur d’une pratique délibérément hybride, cherchant à « toucher » à tout ce qui fabrique l’espace, bien au-delà de la seule construction de bâtiments. Mon parcours professionnel s’est alors aventuré sur des territoires variés, chacun étant une nouvelle façon d’explorer le métier.
Le cinéma en fut un exemple puissant, notamment sur le décor du film oscarisé No Man’s Land. Quel étrange et intense moment que de devoir manipuler la mémoire de la guerre, non plus comme un traumatisme à soigner mais comme une matière à sculpter pour un récit. L’architecte devenait scénographe, organisateur d’un espace-temps pour une équipe. Cette pratique du décor, où l’architecture construit des mondes éphémères, trouvait un écho dans la pensée poétique d’un Aldo Rossi, qui concevait des « théâtres du monde » et voyait dans chaque projet une scène pour la mémoire collective.
Cette exploration de la matière s’est poursuivie à l’échelle du design, par exemple avec la création de cette table de neuf mètres de long pour une boutique de luxe à Paris. Reposant sur seulement deux pieds à ses extrémités, cet objet m’a prouvé que le travail sur le détail peut être aussi complexe et exigeant que la conception d’un pont, dans la lignée d’un Jean Prouvé qui ne différenciait pas l’âme d’un bâtiment de celle d’un meuble.
Puis, il y eut l’immatériel. La musique électronique, et plus particulièrement la house minimale, est devenue pour moi un outil inattendu. Le DJing s’est révélé être un moyen d’habiter l’espace sans le construire, de le sculpter avec des boucles et des rythmes structurés. Cette pratique fait écho à une double tradition : celle, architecturale, d’un Iannis Xenakis qui pensait la musique en termes de volumes et de textures ; et celle, plus environnementale, d’un Brian Eno qui conçoit le son comme un outil de design capable de définir une atmosphère. Organiser des performances sur des chantiers inachevés, c’était révéler l’âme d’un lieu avant même qu’il ne soit clos, une architecture de l’énergie pure. Les installations vidéo in situ participaient de la même démarche : interroger un lieu par la lumière et l’image.
Enfin, et c’est peut-être le plus essentiel, cette vision s’est incarnée dans la transmission. Animer des workshops internationaux, du Liban à un site magnifique mais oublié de Calabre, c’est mettre en pratique ce rôle d’orchestrateur. Réunir des équipes multiprofessionnelles pour réfléchir in situ est l’essence même d’une architecture qui n’est plus solitaire mais collective. Chacune de ces expériences n’était pas une digression mais une extension du champ de l’architecture, une manière de prouver que notre rôle est moins de bâtir des murs que de construire des relations et du sens, peu importe le médium.
Cette démarche m’a sans doute empêché de construire une « mono-carrière », plus linéaire et plus facilement compréhensible pour un monde extérieur habitué à la culture de l’architecte spécialiste. Fallait-il se conformer à un seul rôle pour être plus lisible, au risque de trahir la complexité du réel que je cherchais justement à embrasser ? C’est une réflexion qui m’habite encore…
Boris Cindric
Tous les chapitres de la série L’Architecte-Apprenant :
– l’héritage de Sarajevo (I/IV)
– L’Exil et la Médiation (II/IV)
– Le Grand Réapprentissage (III/IV)
– Architecturer l’Avenir (IV/IV)